De la Nature des choses

de

Lucrèce

traduction en prose par de Pongerville.

C. L. F. PANCKOUCKE, EDITEUR.. M DCCC XXIX.

Livre 1

Livre 2

Livre 3

Livre 4

Livre 5

Livre 6

 

LIVRE I.

Mère des Romains, volupté des hommes et des dieu, ô Vénus, sous la voûte où les astres resplendissent, sur les mers que sillonnent nos vaisseaux, sur les terres que dorent les moissons, tu verses tes bienfaits. Tu donnes la vie à tous les êtres; toi seule ouvres leurs yeux à la lumière.
O Déesse! à ton aspect les aquilons se taisent, les nuages se dissipent, la terre se pare de l'éclat de ses fleurs, l'Océan te sourit, et, dans l'azur du ciel serein, la lumière épurée se répand à grands flots. Dès que le doux printemps: rouvre la carrière aux Zéphirs légers, ils parfument les airs de leur féconde haleine ; les oiseaux t'annoncent par leurs chants voluptueux; les troupeaux boudissans dans les prés fleuris, traversent les rapides torrens. Embrasé de tes feux, tout est entraîné vers toi; au fond des mers, sur les montagnes, dans les fleuves profonds, sous la feuillée naissante, dans les vertes campagnes, tous les êtres brûlent d'épancher les flots d'amour qui repeuplent la terre. Unique souveraine de la nature, puisque toi seule nous guides aux champs lumineux de la vie, puisque sans toi nul n'obtient le don de plaire, source de grâce et de beautéy daigne, ô Vénus ! t'associer à mes travaux; inspire-moi, je révèle les secrets de la nature à notre illustre Memmius (1), que tu comblas de tes dons les plus précieux ; ô Déesse ! prête à mes écrits un charme que le temps ne flétrisse jamais.

(1) Memmius était d'une famille.illustre chez les Romains; c'est de sa race que Virgile parle dans ce vers :
Mox italus Mlnestheus, genus a quo nomine Memmi.
Memmius, après avoir rendu des services à sa patrie, fut exilé et mourut dans la Grèce.

Cependant impose le repos à la guerre, dont la fureur homicide ensanglante la terre et l'Océan, car tu peux seule faire régner la concorde parmi les malheureux mortels. Quand le terrible Mars,du milieu des combats, lassé de sa gloire, se rejette, sur ton sein, vaincu lui-même par la blessure d'un amour immortel, soutenu sur tes genoux sacrés, immobile, le dieu repaît d'amour ses avides regards, et son âme se suspend à tes lèvres de rose; lorsque tu presses ses membres divins sur ton sein palpitant, ô Vénus! insinue tes suaves paroles jusqu'au fond de son coeur : parle, et que le dieu accorde la douce paix aux voeux des Romains. Car dans ces jours funestes où la patrie est déchirée par ses fils (1), je ne puis moi-même apporter un esprit libre au culte des Muses, et Memmius, livré tout entier au salut de l'état, ne doit pas être distrait par mes chants.

(1) Lucrèce composait son poème à l'époque des conspirations de Catilina et de Clodius.

O Memmius, puisses-tu bientôt, affranchi de tes soins, prêter une oreille attentive aux leçons de la philosophie, et chercher d'un pas libre la route de la vérité ! Garde-toi surtout de méconnaître le but de mes travaux. Je te dévoilerai les grands secrets des cieux et l'essence des immortels. Je t'ouvrirai les sources des élémens dont la nature a tiré les êtres, et dans lesquelles elle les replonge un jour. Ma muse donnera à ces élémens créateurs les noms de matière, de eorps générateurs, et de premiers principes, parce qu'ils ont tout précédé et tout produit. Les dieux, en effet, ont le noble privilège de couler dans une paix profonde leur immortalité : séparés par un immense intervalle des évènemens de la terre, affranchis de douleurs et de crainte, indépendans des mortels, suffisant eux-mêmes à leur bonheur, les dieux: ne sont ni touchés de nos vertus, ni courroucés de nos vices. Cependant l'homme avili, le front courbé, les yeux attachés à la terre, gémissait sous le joug pesant de la religion. Ce monstre, du haut des régions célestes, montrait aux hommes épouvantés sa tête horrible. Un noble fils de la Grèce, le premier, porta sur lui ses regards audacieux, et refusa de s'incliner. Ni l'effrayante renommée des dieux, ni la foudre, ni les éclats de l'Olympe menaçant ne l'arrêtèrent. L'obstacle irrite son courage; il brise les barrières de l'étroite enceinte du monde ; son génie triomphant s'élance au delà des voûtes enflammées, et d'un vol intrépide traverse l'espacé infini (1).

(1) Cette expression désigne l'ensemble de toutes les choses, le grand tout.

Victorieux, il revient enseigner à la terre ce qui peut et ce qui ne peut pas être admis à l'existence, quelle est la limite et la durée de tous les objets, et comment leur pouvoir est borné par leur propre essence. Alors le fanatisme, vaincu à son tour, fut honteusement foulé aux pieds des mortels, et ce triomphe les fit monter au rang des dieux. Mais je crains, Memmius, que tu ne m'accuses d'établir le règne de l'impiété, et d'ouvrir à tes pas la route des crimes. Ah ! plutôt c'est l'erreur religieuse qui est impie et féconde en forfaits; c'est elle qui, dans l'Aulide, força les illustres chefs de la Grèce à souiller les autels de Diane du sang d'Iphigénie. A peine le bandeau mortel environne le front de la victime et flotte sur ses joues virginales, elle aperçoit son père debout près l'autel, l'oeil morne et baissé; les sacrificateurs dérobent à ses regards le couteau sacré, et le peuple l'entoure avidement en répandant des larmes : muette d'effroi, elle tombe sur ses genoux tremblans. Vierge infortunée, c'est donc en vain que ta bouche, la première; donna le tendre nom de père au roi des rois. Des prêtres la soulèvent, l'entraînent à l'autel, éplorée et tremblante, non pour y consacrer les noeuds formés par l'amour, et la reconduire triomphante au milieu du brillant cortège de l'hyménée, mais pour la massacrer sous les yeux paternels, afin d'obtenir des dieux le belliqueux départ, des vaisseaux de la Grèce : tant la religion peut enfanter de malheurs!
O Memmius fatigué des antiques et terribles récits des poètes de tous les siècles, tu me fuiras, peut-être! tu craindras que je ne ramène ces songes lugubres qui, détrônant la raison, privent la vie de son guide et l'abandonnent aux déceptions de la terreur. Crédule, moi-même je t'approuverais ; car l'homme n'apercevant point de terme fixe à ses maux, ne petit rien opposer aux fantastiques menaces de la religion; Il ne lui reste aucun moyen de se mettre à l'abri des;peines éternelles dont il est menacé dans la înort, parce qu'il ignore la nature de son âme; il ne sait si elle naît avec lui et s'insinue dans son corps lorsqu'il reçoit le jour, si elle meurt quand l'instrument de la vie est brisé, si elle lui survit et va visiter les sombres et vastes cavernes du Tartare, ou si l'ordre des dieux, dans chaque espèce différente, la fait errer de corps en corps, système célébré par notre Ennius (1), qui, le premier, couronné des fleurs renaissantes de l'Hélicon, est descendu triomphant parmi les peuples de l'Ausonîe, qu'il charma par son luth divin.

(1) Ennius composa des annales, des satires, des comédies, des tragédies; il était contemporain de Scipion l'Africain.

Cependant Ennius, dans ses vers, immortels, nous retrace ce temple achérusien que n'habite ni l'âme ni le corps, mais où s'agitent et se pressent de pâles et légers simulacres; c'est dans leur foule que lui apparut Homère resplendissant d'une gloire toujours nouvelle, quand ce chantre divin, répandant des larmes amèrës, lui dévoila les grands secrets de la nature.
O Memmius! avant de porter des regards scrutateurs sur la divinité, d'approfondir les causes du mouvement des astres et des phénomènes de la terre, nous devons explorer les principes créateurs de l'âme et de l'esprit, la nature des objets qui les frappent pendant le jour et les assiègent encore dans le sommeil, et rechercher pourquoi, dans les songes douloureux de la maladie, nous revoyons, nous entendons encore ceux dont la mort nous a privés, et dont les restes sont enfermés au tombeau.
Mais je ne m'abuse point, je sais combien il est difficile de reproduire avec élégance, dans l'idiome de nos pères, les systèmes profonds de la Grèce. La pauvreté de notre langue, la nouveauté du sujet, me contraindront à créer des expressions nouvelles. Mais, ô mon ami! tu soutiens mon courage. Le charme de ta douce amitié me fera vaincre les plus pénibles obstacles : c'est pour toi que dans le calme imposant des nuits je cherche des traits brillans qui portent la clarté dans ton âme, et m'efforce de dévoiler la profondeur dés secrets de l'univers; car pour dissiper la terreur et les ténèbres de l'esprit humain, la lumière de la raison est préférable à la splendeur d'un jour pur et aux rayons du soleil.
Ecoute donc sa voix : jamais la Divinité même n'a rien tiré du néant. Sans doute la crainte dispose tellement du coeur de l'homme, qu'à l'aspect des phénomènes du ciel et de la terre, dont il ne pouvait pénétrer les causes, il a supposé que la Divinité régissait la nature. Quand nous serons convaincus que rien ne s'est fait de rien, nous connaîtrons la route que nous devons suivre, la source dont tous les corps sont sortis, et comment tous les êtres qui peuplent le monde ont reçu l'existence sans le secours des dieux.
Car si chaque objet était tiré du néant, les êtres pourraient naître sans choix de tous les corps indifféremment, sans germe pour eux destiné; l'homme pourrait se former au sein des mers; les poissons et les oiseaux sortiraient des entrailles de la terre ; les troupeaux voltigeraient dans les airs; les monstres féroces, nés du hasard, se plairaient également dans les lieux habités ou dans les solitudes. Les arbres inconstans offriraient chaque saison des fruits variés ; tous les corps indistinctement produiraient des fruits divers. Enfin, si tous les corps n'étaient point le résultat d'une combinaison qui leur est propre, comment les générations se renouvelleraient-elles avec une régularité invariable? Mais comme tout est formé avec le secours de germes certains, chaque être n'aborde les champs de la vie qu'au lieu où ses élémens créateurs étaient préparés, et cette force requise par l'analogie des principes, marque les limites des générations et entretient l'ordre immuable de la nature.
Enfin, ne vois-tu pas la rose s'épanouir au printemps, la moisson se dorer au soleil de l'été, la grappe se colorer, rougir dans l'humide automne? Leurs germes réunis fermentent dans un temps fixe, ils se développent à l'instant qui leur est propice, et la terre, ranimée au retour de la saison, enfante et confie à l'air ses jeunes et tendres nourrissons. Mais si la source des êtres était le néant, ils naîtraient dans des temps indéterminés, dans des saisons ennemies, puisque des élémens mus au hasard ne craindraient pas la lutte des saisons rigoureuses.
Que dis-je? les corps sortis du néant n'auraient pas besoin pour se développer de la disposition du temps et de leurs germes. Sans avoir traversé l'enfance, l'adulte brillerait tout à coup; le chêne, à peine sorti du gland, porterait son front dans les nues : tel n'est pas l'ordre de la nature. Résultats d'une combinaison certaine, tous les corps s'augmentent par degrés, et conservent en croissant le caractère natif; on ne peut donc en douter, chaque être se nourrit et se développe selon l'espèce d'élémens qui l'ont formé.
RECONNAISSONS d'ailleurs que sans les pluies qui fécondent l'année, la terre ne se couvrirait point de ses riantes productions, les animaux seraient donc privés des doux alimens qui leur font conserver et propager la vie. Ah! loin de refuser des principes élémentaires aux corps,
convenons qu'il est des élémens communs à plusieurs êtres ; c'est ainsi que les mots différens que je vous trace se composent quelquefois des mêmes caractères.
ET pourquoi la nature ne peut-elle enfanter des hommes gigantesques, qui de leur pied foulant le lit de l'Océan, le traverseraient en dominant ses flots, dont la robuste main déracinerait les montagnes, et dont la vie triompherait d'un grand nombre de siècles, sinon que la nature fixe les élémens et les propriétés des êtres. Non, rien n'est fait de rien, puisque tout corps a besoin pour naître d'un choix de principes qui le développent et le défendent des attaques lorsque, d'un pas faible encore, il s'avance dans les champs de la vie.
ENFIN , nous voyons le sol tourmenté devenir plus fécond que le sol inculte, et l'art du laboureur perfectionner les dons de la nature. Le soc, en soulevant les glèbes, excite donc l'énergie des principes élémentaires, et fait, surgir les germes que la terre renfermait dans son sein. S'il n'en était ainsi, pourquoi chercherait-on par de pénibles travaux une perfection que tous les objets obtiendraient d'eux-mêmes?
RÉVÉLONS une vérité non moins importante ; c'est que la nature en dissolvant les parties élémentaires des corps, ne les anéantit point : car si elles pouvaient être détruites, un rapide instant suffirait à la destruction de chaque objet. L'action lente du temps ne serait pas nécessaire pour troubler l'harmonie de ses parties et pour en briser les liens. Mais la nature a rendu éternels les agens de sa puissance, et ne permet la dissolution des corps que lorsqu'une force agressive a frappé leur masse et pénétré leur tissu. Si, en effet, tout ce qui disparaît à nos yeux s'anéantissait, dans quelle source puiserait donc la nature? comment toutes les espèces seraient-elles ramenées par Vénus à la lumière de la vie? comment la terre se couvrirait-elle chaque saison des fruits qui nourrissent ses hôtes? comment les ruisseaux, les fleuves renouvelleraient-ils les flots qu'ils épanchent au sein de l'Océan ? quel serait lé foyer enflammé où les astres pourraient se repaître? Si la matière était périssable, après avoir fourni à la révolution de tant de siècles, sa source serait tarie. Si, au contraire, de toute éternité, elle fournit aux reproductions de la nature, la matière est immortelle, et nul pouvoir ne peut la plonger au néant.
ENFIN, si leurs principes n'étaient éternels et réunis par différens liens, la même cause ferait périr tous les corps simultanément, l'agression la plus légère suffirait à leur dissolution. Comment pourrait résister le frêle assemblage de parties destructibles? Mais comme la matière est éternelle et que les aggrégats des corps sont dissemblables, chaque être subsiste jusqu'à l'instant où il reçoit un choc égal à la puissance qui unit ses principes. Rien ne s'anéantit, et la destruction ne produit, que la séparation des élémens,
LORSQUE le firmament verse la pluie à grands flots dans le sein maternel de la terre, les arbres verdissent et croissent, leurs rameaux brillans se surchargent de fruits. Ces pluies fécondés fournissent les alimens des hommes et de tous les hôtes de la terre. Nous voyons la jeunesse florissante peupler les joyeuses cités. Tous les bois refleuris retentissent du chant des oiseaux. Les troupeaux, fatigués d'embonpoint, pressent de leur poids les herbes épaissies ; leurs mamelles s'enflent et contiennent à peine les flots d'un lait embaumé, et les jeunes nourrissons, ranimés par ce doux breuvage, essayant leurs forces naissantes, exercent leurs membres délicats sur la molle verdure. En se dérobant à nos yeux, les corps ne se sont donc pas anéantis. De leurs débris la nature forme de nouveaux êtres; elle trouve dans la mort des uns le moyen d'accorder la vie aux autres. Tu le vois donc, rien n'est sorti du néant, rien ne doit s'y engloutir : mais pour écarter le doute de ton esprit sur la manière dont les élémens:échappent à notre vue, apprends qu'il est des corps dont la raison seule atteste l'existence, et que nos sens n'aperçoivent pas.
AINSI le vent fougueux soulève les flots de l'Océan, fracasse les vaisseaux, amasse et disperse les nuages; ses tourbillons rapides, en grondant, roulent dans les plaines, renversent l'arbre majestueux, arrachent le sommet des monts, bouleversent les forêts et font mugir les ondes.
Ces principes du vent, quoique invisibles, sont donc des corps, puisqu'ils troublent la terre et les flots, et chassent rapidement les nuages. Le vent est alors semblable au fleuve qui promenait mollement une onde paisible, et qui, tout à coup gonflé par les torrens pluvieux descendus de la cime des montagnes, entraîne en bondissant les débris des coteaux et des forêts. Le pont qui dominait les flots ne peut soutenir leur choc impétueux : déchaînés, écumans, ils s'élèvent, s'irritent, brisent en grondant les bords qui les captivent, et avec un bruit horrible s'échappent, roulent les arbres, les rochers, et renversent les obstacles opposés à leur courroux. C'est ainsi que le vent, non moins puissant que le fleuve, donne l'essor à sa bruyante haleine, renverse tous les objets, chasse sa proie, la terrasse, l'enveloppe dans ses tourbillons, la presse à coups redoublés, et la fait tournoyer dans les airs agités. Ce fluide, quoique invisible, je le répète, est donc un corps, puisque ses effets terribles ressemblent aux ravages des fleuves, dont les flots courroucés sont sensibles à nos regards. Nous sentons constamment les différens parfums, et cependant nous n'apercevon pas les principes légers qui affectent l'odorat. Nos yeux ne saisissent ni les émanations de la chaleur, ni le froid, ni le son qui traversent les airs : on ne peut nier, toutefois, leur essence corporelle, puisqu'ils se révèlent à nos sens, puisque, hormis les corps, rien n' a le don de toucher et d'être touché. SUR la rive d'un fleuve, suspendez ce voile, il s'humecte aussitôt : présentez-îe au soleil, son humidité s'évapore. Vous n'avez point aperçu le fluide pénétrer le tissu et s'en dégager attiré par la chaleur; car les molécules, aqueuses, par leur extrême division, ont échappé, à l'oeil le plus perçant. Quand de nombreux soleils ont parcouru le cercle de l'année, ton anneau s'amincit au doigt, dont il est l'ornement. Les gouttes de pluie, en tombant des toits, creusent la pierre; le soc s'émousse en traçant les sillons ; le pavé s'use sous les pas de la foule; aux portes de la ville, la main, droite de nos divinités d'airain s'atténue sous les baisers continus du peuple, qui, à son entrée et à sa sortie, leur donne le salut pieux (1).

(1) Aux portes de Rome étaient placées les statues des dieux tutélàires, Lucrèce est le seul auteur de l'antiquité qui rappelle ce fait.

Le temps nous révèle les pertes éprouvées par ces corps, mais la nature jalouse nous interdit la vue des faibles parties qui s'en détachent successivement. Elle dérobe aussi à nos regards les parties insensibles qui peu à peu font croître nos corps dans l'enfance, et celles qui s'en détachent avec la débile vieillesse. Sur le rivage, nous ne voyons pas les particules de rochers que le sel clés mers ronge sans cesse. La nature n'agit donc qu'en se dérobant à nos regards.
GARDE-TOI cependant de croire que la matière remplisse l'univers : partout existe le vide. Plus d'une fois cette vérité importante t'empêchera d'errer dans le doute, ô! Memmius, t'inspirera la confiance dans mes écrits, et te fera surmonter les obstacles. IL existe donc un vide, un espace impalpable sans lequel aucun objet ne pourrait se mouvoir. Car la propriété des corps étant la résistance, ils ne cesseraient de s'opposer de mutuels obstacles en tous temps et en tous lieux : le mouvement, serait impossible, puisqu'aucun corps ne pourrait commencer à sortir de l'inaction. Cependant, au sein des mers, sur la terre, dans la plaine céleste, une foule de corps s'agitent à nos yeux et, sans vide, nonseulement ils seraient privés de l'agitation continuelle, mais ils n'auraient pas même reçu l'existence; car la matière comprimée en tous sens aurait subi une inertie éternelle. QUE dis-je? les corps les plus solides iront-ils point des pores.qui les rendent pënétrables? à travers les roehers et les voûtes des grottes, l'eau, s'infiltre goutte à goutte. Le suc des aliments se distribue dans toutes les parties du corps. Les arbres croissent et ,se couvrent, alternativement de fleurs et de fruits, parce que, dans des canaux inaperçus, la sève amenée de la terre aux racines, traverse la tige et porte la vie dans tous les rameaux. La voix vole franchit les murs et les portes de nos demeures. A travers les os pénètre l'aiguillon du froid. Si nous n'admettions l'existence d'un vide introduit dans les corps, pourrions-nous concevoir ces phénomènes?
ENFIN, d'où naît cette différence de pesanteur entre deux objets égaux en volume? Si un flocon de laine renfermait autant de parties solides qu'une masse égale de plomb, leur poids serait le même, puisque le propre de tout corps est de descendre, tandis que le vide seul dépourvu de pesanteur, est exempt de cette loi. Ainsi, lorsque vous balancez deux objets dont l'étendue est pareille, le plus léger est celui qui contient le plus de vide, et le plus lourd celui qui, étant moins poreux, acquiert ainsi plus de densité. La raison nous l'atteste, il existe un vide disséminé dans les corps. JE m'empresse de combattre d'avance un raisonnement captieux dont s'appuient quelques doctes : comme l'onde ouvre au poisson une liquide voie en s'emparant du lieu qu'il abandonne et qu'il laisse vide, les corps, disent-ils, peuvent se mouvoir ainsi et se remplacer mutuellement dans le plein. MAIS combien ce raisonnement est futile! Cette fluctuation de l'onde suppose un premier déplacement; car comment l'habitant de l'onde pourrait-il la traverser s'il n'existait un premier vide au sein des flots ; et si le poisson était contraint.de rester immobile, où donc refluerait le liquide? Il faut ou.priver la nature du mouvement, ou reconnaître le vide qui en permettra les effets.
SÉPARE rapidement deux surfaces planes, étroitement unies : entre elles se forme à l'instant un vide dont l'air ne peut s'emparer tout entier à la fois. Quelle que soit la subtilité de cet élément, il ne peut envahir l'espace laissé vide qu'après s'être emparé successivement des extrémités.
VAINEMENT prétendrait-on qu'après la séparation des deux surfaces le vide intermédiaire ne se remplit que par une condensation antérieure: car s'il se forme un espace qui n'existait pas, l'espace déjà existant se remplit. L'air ne peu se condenser à ce point : et quand il serait vrai, il ne pourrait sans vide rapprocher, ses parties et les resserrer sous un moindre volume. Par ces objections captieuses, on tenterait en vain d'altérer la vérité, il faut reconnaître l'existence du vide, II: me serait facile de joindre à ces preuves des argumens non moins victorieux. Mais ces clartés légères suffisent à ta sagacité ; et tu pourras sans mon secours parvenir vers le but. Ainsi lorsque le chien, vigilant chasseur, reçoit du vent qu'il interroge la trace de sa proie; il s'élance de détour en détour, et va la saisir sous la sombre épaisseur des ramées. En marchant ainsi de principe en principe, tu dévoileras les plus profonds secrets de la nature, et tu arracheras la vérité à son obscur réduit.
Maissi, trop, tôt rebuté, tu abandonnais ta noble entreprise, apprends ce que l'amitié m'inspire, je ferai jaillir les paroles suaves de la vérité qui siège dans mon coeur ; j'ouvrirai pour toi les sources abondantes où s'âbreuva mon génie, elles s'épancheront à grands flots et pourtant je crains que la vieillesse n'engourdisse nos membres et ne brise, peut-être, des ressorts de nôtre vie, avant, que mes vers, interprètes de la raison, ne soient confiés à ton oreille attentive;
MAIS reprenons, ô Memmius! l'ordre de nos raisonnemens. Existante par elle-même, la nature se compose de deux principes :la matière solide, et le vide où sont balancés les corps, et qui se prêté à leurs mouvemens. L'existence des uns est démontrée par le témoignage des sens, des sens, irréfragables arbitres de la vérité : la raison sans leur appui erre incertaine dans un gouffre d'absurdités. Quant à l'espace appelé vide, sans lui les corps n'auraient aucune place, et languiraient dans une éternelle immobilité : utile vérité dont je t'ai déjà soumis la preuve irrécusable.
OUTRE la matière et le vide, la nature ne reconnaît pas une troisième substance indépendante de ces deux principes; car, tout objet existant possède une étendue, grande ou petite : cette étendue est-elle sensible au toucher, quelque déliée qu'elle soit, elle se range parmi les corps. Au contraire, est-elle impalpable, ses parties sont-elles inaccessibles à nos sens; elle fait partie du vide.
Tous les êtres sont actifs ou soumis à l'action des autres, ou fournissent un espace à la vie et au mouvement. Les corps seuls ont cet attribut : il n'est que le vide qui puisse servir au développement de leur activité. Je le répète, il n'existé pas dans la nature un troisième ordre, puisqu'il ne peut être saisi par nos sens ni conçu par notre esprit.
EN un mot, ce qui n'est ni vidé ni matière est propriété et dérivé de l'un ou de l'autre. Les conséquences sont inséparables du sujet, et ne s'anéantissent qu'avec lui. Telle est la pesanteur dans le rocher, la chaleur dans le feu, la fluidité dans l'eau, la tangibllité dans les corps; la négation dans le vide.Mais la manière d'être, comme la liberté, l'esclavage, la richesse, l'indigence, la paix, la guerre, nous les nommons accidens parce que leur présence ou leur absence n'altère pas les objets principaux ou réels. LE temps n'est pas non plus un être (1): c'est par la durée des corps que nous distinguons le passé, le présent, l'avenir; la durée ne peut être conçue isolée, indépendante de l'action et du repos de la matière.

(1) Les anciens ont-été jusqu'à examiner si le temps n'était pas un être réel. Lucrèce, dans ces vers, imite Homère.

ENFIN, lorsqu'on nons raconte l'enlèvement d'Hélène et la destruction de l'empire troyen, il ne s'agit pas d'êtres présents ; le temps a englouti le siècle témoin de ces grands évènemens, et la mémoire qui nous les conserve ne se rapporte qu'aux corps et à l'espace, qui ne sont plus.
SANS la matière et sans le vide qui la contient, jamais le Coeur du Phrygienne se fût enflammé pour la beauté dont le fatal amour arma la Grèce et l'Asie. Jamais le cheval monstrueux qui dominait les remparts de Troye n'eût enfanté le nocturne essaim de guerriers armés ponr la détruire. Tu le vois, ô Memmius! ces catastrophes qui bouleversent le monde n'ont ni une existence réelle et durable, comme la matière, ni comme le vide, mais ils sont les modifications de ces deux principes. Sous le nom de corps nous désignons tous les élémens constitutifs de la nature, ou les parties qui en sont composées ; mais les élémens inaltérables sont doués d'une solidité qui triomphe de toutes les agressions.
AVEC peine, peut-être, coucevra-t-on des corps parfaitement solides, en considérant que les traits de la foudre et le bruit traversent l'épaisseur des murailles, que l'acier s'amollit dans la fournaise, que les volcans liquéfient les pierres qu'ils embrasent, que l'or bouillonne et devient fluide au creuset, que l'âpre airain embrasé fond comme la glace, que la chaleur et le froid des liqueurs traversent les pores de la coupe qui les renferme, et qu'enfin l'expérience ne nous révèle la solidité absolue d'aucun objet.
MAIS puisque la raison, ou plutôt la nature, nous entraîne vers cette vérité, je t'apprendrai avec rapidité que les principes constitutifs qui enfantent tous les objets, et vers qui tous les corps doivent retourner après leur dissolution, sont solides et éternels.
D'ABORD les corps et l'espace, absolument opposés par leur essence, doivent exister purs et sans nul mélange; il n'est point de matière où règne le vide, ni de vide dans les lieux envahis par la matière. Les élémens constitutifs ne renferment, donc point de vidé, et jouissent ainsi d'une solidité inébranlable.
COMMENT dans les corps existerait-il un mélange de vide, si ce même vide n'était environné de parties solides? Ne serait-ce point outrager la raison, que d'admettre le vide dans les corps, et de refuser la solidité aux enveloppes mêmes de ce vide? car quelles sont ces enveloppes?
L'assemblage des élémens de la matière ; et tandis que tout corps se détruit par la séparation des élémens, ceux-ci,ipurs et solides, bravent l'éternité.
•ENFIN, sans l'existence du vide; la nature entièrement solide languirait dans l'immobilité,et si les corpuscules élémentaires ne remplissaient exactement les lieux qui leur sont destinés, le grand tout ne serait qu'un vide infini. La matière et le vide sont distincts et limités l'un par l'autre, et la solidité des élémens peut seule marquer leurs limites.
LE tissu des corps premiers est à l'abri de tout choc et de toute pénétration : je të l'ai déjà prouvé, aucune action étrangère ne peut en triompher. En effet, dis-moi, conçoit-on. que sans le vide aucun corps puisse se briser, s'altérer, ou même se diviser ? Il est inaccessible à l'humidité, à la froidure, à la chaleur, qui sont les instrumens les plus actifs dé la destruction. Aussi plus les corps renferment de vide en leur tissu, plus ils facilitent ces agens de la destruction. L'immuable solidité des élémens est l'irrécusable preuve de leur éternité.
S'ILS n'étaient immortels, ce monde se seraitdéjà dissout, et plus d'une fois aurait retrouvé son existence et sa forme première. Mais, comme je t'en ai convaincu, rien ne peut sortir du néant, rien ne peut y rentrer; les élémens étant le principe de la reproduction et le terme de la dissolution, ils doivent être purs, simples, solides; car, loin de fournir: de toute éternité à la reproduction des êtres, ils n'auraient pu eux-mêmes triompher des attaques de tant de siècles.
Si la nature, n'avait prescrit des limites à la divisibilité des premiers élémens, les principes, minés par la révolution de siècles innombrables, se seraient atténués à un tel degré, que les corps résultant de leur union: ne parviendraient point à la fleur de l'âge, d'ailleurs, la dissolution est rapide et la reproduction est lente; et les pertes que les siècles écoulés auraient fait subir aux corps, ne pourraient être réparées par les siècles à venir. Mais tu vois que la nature proportionne les réparations aux tributs qu'elle impose, et dirige, tous les êtres dans un temps fixe à leur degré de perfection. Soit donc assuré que la divisibilité de la matière a des limites nécessairement invariables.
QUELLE que soit la solidité des élémens, comme le vide réside dans tous les corps, il n'en est aucun qui ne puisse s'amollir, se liquéfier, qui ne convertisse sa substance en matière brûlante, terreuse ou aérienne. Au contraire, si la mollesse était l'essence des élémens, comment formeraient-ils et les âpres rochers et les durs métaux? Ils ne pourraient, en un mot, servir de basé aux oeuvres de la nature; ils sont donc simples et solides, et leur mélange, le degré d'intimité de leur union, assigne à chaque objet sa force et sa solidité. LEUR nombre, leurs combinaisons déterminent la régularité de l'accroissement et de la durée des corps et de l'étendue de leur pouvoir. Ainsi les êtres n'éprouvent aucun changement; leurs races se succèdent sans altération. Les oiseaux sont constammen trevêtus des couleurs et des nuances qui distinguent leurs espèces. Les élémens ne sont pas moins immuables ; si une force étrangère pouvait les altérer, il serait impossible de reconnaître les lois de la nature. On ne concevrait pas comment les facultés des corps seraient limitées, ni comment la succession des siècles reproduit les mêmes mouvemens, les mêmes moyens d'exister? et les goûts et les plaisirs invariables dans les générations des êtres.
LES fragmens d'un atome, c'est-à-dire, la division d'une des parties des élémens constitutifs, échappant par sa ténuité aux sens les plus exquis, doit être dépourvue de parties; c'est le plus petit corps enfanté par la nature, ou ce n'est pas même un corps, puisqu'il ne peut exister isolé : c'est lorsque ses différentes parties analogues se rassemblent qu'ils constituent, la masse de l'élément corpusculaire. Ainsi, puisque les parties des élémens ne sont rien sans leur aggrégat, il faut que leur union soit intime pour que nulle force ne puisse le séparer.
Je le répète, les élémens constitutifs, dont les parties, infiniment déliées, sont le fruit, non pas d'un assemblage hétérogène, mais de l'éternelle simplicité de l'atome, sont simples et inaltérables ; et la nature n'a point permis qu'aucune division altérât des corps dont elle a fait la base de l'ouvrage de son éternel empire. Ah! si dans la nature nous admettions un terme à la division, il s'ensuivrait que les plus petits corps seraient composés d'une infinilé de parties, et que ces parties, de degré en degré, se subdiviseraient jusqu'à l'infini. Le corps le plus grand, et le plus petit, seront dans la même situation. Compare l'incommensurable univers et l'invisible aiôme; l'infinité des parties existant pour l'un et pour l'autre, tous deux en fourniront un nombre égal. Mais la raison renverse de tels argumens, et nous contraint de reconnaître des élémens simples que la nature a produits comme le terme de la division, et ce principe nous conduit à reconnaître leur inébranlable et éternelles solidité.
Si, en détruisant les êtres, la nature divisait sans fin leurs parties, ces débris insensibles ne serviraient plus à ses nouvelles reproductions. A jamais soumis à la division, ils seraient privés des liens, de la pesanteur, du mouvement et de la force nécessaires,aux élémens créateurs.
MAIS j'y consens : supposé que les élémens soient susceptibles d'une; divisibilité infinie, au moins tu reconnaîtras que depuis l'éternité il existe des objets qui ont triomphé de toutes les atteintes; mais, si les élémens qui les composent étaient fragiles par leur propre essence, comment auraient-ils : repoussé victorieusement les innombrables assauts des siècles? COMBIEN ils se sont écartés du chemin de la vérité, ces novateurs qui ont vu dans le feu seul le principe et l'agent de l'univers. A leur tête Heraclite marche triomphant (1); son langage obscur et captieux lui soumit les esprits vains et légers, mais non ces doctes Hellènes, accoutumés à l'étude de la sagesse.

(1) Heraclite enseignait la philosophie de Pythagore dépouillée de ses voiles, il exerça la première magistrature d'Éphèse, sa patrie. Il mourut exilé. Son langage obscur, que Lucrèce lui reproche, lui fit donner le surnom de le Ténébreux.

Le stupide vulgaire n'admire que les objets entourés de voiles mystérieux et croit voir le sceau de la vérité dans un adroit concert de mots brillants et mélodieux.
HERACLITE, je te le demande, comment le feu, doué des seules propriétés qu'ilnous révèle, peut-il enfanter cette foule de corps dont la variété frappe nos regards ? En vain le feu sera condensé ou raréfié si ses parties sont invariablement analogues à sa masse; son ardeur s'affaiblira ou s'augmentera mais ne pourra former, par cette action, tous les objets qui constituent l'univers.
Si ces doctes du moins reconnaissaient le vide, ils pourraient ainsi justifier la dilatation et les raréfactions de l'élément igné. Mais comme cette concession renverserait l'édifice élevé par l'erreur, ils reculent, épouvantés par les obstacles, et s'écartent du vrai chemin. Ils ne voient pas qu'en bannissant le vide, tous les corps de la nature ne formeraient plus qu'un corps unique, dont les parties, étroitement liées, ne pourraient s'échapper : comme on voit la lumière et la chaleur s'échapper du feu, ainsi le feu n'est pas formé de parties dont la cohésion soit invincible et absolue. ET d'ailleurs prétendre, que les parties du feu s'éteignent, s'altèrent et changent d'essence en s'agglomérant, c'est détruire la nature du feu, c'est donner le néant pour principe à l'univers. Car l'être sorti des limites prescrites à son essence, perd dans cette métamorphose les qualités dont il jouissait : laissons donc au feu et à ses élémens leur essence primitive, ou tout retombera au néant, et du néant renaîtra le monde. Tu le vois : la nature enferme des corpuscules dont l'essence est inaltérable, dont la séparation ou la réunion, enfin les combinaisons diverses, changent les formes et les propriétés des corps, et en composent d'un ordre nouveau; ces corpuscules ne sont donc pas le feu.: qu'importent les modifications, les changemens que vous leur attribuez, puisque, sous quelque forme qu'ils se cachent, ils ne conservent pas moins leur nature brûlante, et ne pourraient, engendrer que le feu.
Si j'en crois la raison qui m'éclaire, il est des corps nombreux dont l'essor, la figure, l'ordre, le mouvement, la direction, font naître le feu ou en modifient la nature en variant eux-mêmes leur combinaison; et cependant leurs élémens ne participent ni à l'essence ignée, ni à celle dont, l'émanation affecte nos organes et se révèle à nos sens.
D'AILLEURS, supposer que le feu soit d'unique créateur et la source infinie de tous les êtres, c'est le comble du délire! Heraclite et nous trompe et s'abuse; il combat le témoignage des sens par les sens mêmes: c'est ébranler les fondemens delà raison ; n'est-ce point à l'aide des sens qu'il a connu l'objet que lui-même appelle le feu, et dont il méconnaît la nature ? Et pourquoi, en croit-il alors le témoignage de ses sens, et le.récuse-t-il lorsqu'il explore l'essence des autres corps? Dans quelle route faut-il donc chercher la vérité? Qui, mieux que les sens, nous fera mesurer l'intervalle du faux et du vrai?
POURQUOI douer le feu d'un semblable privilège? pourquoi proclamer son existence et le néant des autres corps?
L'absurdité ne serait pas plus grande en réclamant, pour les divers élémens, le privilège exclusif que vous accordez au feû. C'est outrager la vérité que de reconnaître dans le feu le principe et la base de la nature. Condamnons donc ces philosophes qui regardent l'air comme le principe dé tous les corps; ceux qui ont attribué le même pouvoir à l'onde ; ceux qui ont affirmé que la terre, soumise à toutes les métamorphoses, revêtait la forme de tous les êtres; enfin, ces.savaiis obscurs, qui, doublant les élémens, unissent l'air au feu et la terre à l'eau, ou qui, les joignant tous quatre, font éclore d'un tel mélaneo tous les hôtes du monde.
A leur tête s'avance Empédocle (1) né aux murs d'Agrigente, dans cette île, aux bords triangulaires, que les flots azurés de la mer d'Ionie baignent en leur cours rapide et sinueux, et qui, se resserrant en d'étroits canaux, séparent cette terre féconde des champs italiens.

(1) Empédocle d'Agrigente, poète, philosophe et historien célèbre, florissait vers la quatre-vingt-quatrième olympiade. Il ne reste de lui que quelques légers fragmens cités par Aristote et Diogène Laerce.

Là, mugit la vaste Charybde; là, le terrible Etna, rallumant sa colère, menace sans cesse, en grondant, de vomir encore des torrens de flammes, et de lancer vers le ciel ses entrailles brûlantes. Région en prodiges féconde, digne de l'admiration des peuples, enrichie des biens les plus précieux, et noblement défendue par un rempart de héros!
O Sicile! tu ne possédas rien de plus admirable, de plus prodigieux que l'illustre Empédocle! Les vers enfantés par son divin génie font encore retentir le monde de ses triomphes glorieux, et laissent douter la postérité de son origine mortelle. Cependant ce grand homme et ses émules restés loin de son rang illustre, mais fameux par de nobles découvertes, ces doctes qui, du fond de leur coeur, comme d'un auguste sanctuaire, ont proclamé des oracles plus sûrs et plus sacrés que les décrets de la pythie couronnée de lauriers sur le trépied d'Apollon; ont vu échouer leur sagesse en explorant les principes de la nature, et leur chute est mesurée à leur grandeur immense.
DANS leur fatale erreur, ils reconnaissent le.mouvement et rejettent le vide : ils admettent des corps souples, raréfiés et mous, tels que le feu, la terre, l'astre du jour, les champs de l'air, les végétaux,les animaux divers; et, dans ces corps, ils n'admettent point de vide.
ILS font plus, ils n'imposent aucune limite à la divisibilité de la matière, ni de degré à la dissémination des corps, auxquels ils nereconnaissent point de parties extrêmes. Or, si l'extrémité des corps nous paraît le terme de leur division, le dernier point de ce débri qui même demeure inaperçu, a sans doute atteint la limite que la nature laisse à la division. OBSERVE que les principes qu'ils accordent à la matière sont dénués de consistance et que leur essence est de naître et de périr. Si tel était l'ordre de la nature, cet univers aurait déjà succombé aux efforts du temps, aurait été plongé au néant et en serait ressorti de nouveau et j'ai déjà combattu victorieusement ces deux erreurs.
CES élémens: ennemis se détruisent par une guerre mutuelle; en s'entreehoquant, ils se briseraient ou se .disperseraient, comme les vapeurs, les nuages et la pluie se dispersent par le choc de la foudre.
ENFIN, si les quatre élémens seuls forment, les êtres, et seuls reçoivent leurs débris, pourquoi les donnerait-on pour principes des corps, au lieu de regarder les corps mêmes comme des principes? S'engendrent-ils tour à tour et changent-ils alternativement de nature, de forme et
d'aspect? Au contraire;affirmee-t-on que le feu, l'air et les corps terrestres, et les principes aqueux se réunissent sans se décomposer? pourrait-il résulter de ce mélange aucun être animé, aucune substance végétale? Vous n'obtiendrez alors qu'un assemblage confus de ces substances incompatibles, qui ne déployant chacune que leur propriété, formeraient un tout infructueux : or, il est nécessaire que lesprincipes élémentaires agissent d'une manière secrète et invisible, de peur que la nature de l'un d'eux, dominant trop, n'interdît, aux corps, qui en sont formés; le caractère qui leur est propre.
EXPLORONS leur système : leur premier élément est le feu, qui prend sa source au ciel et se convertit en air; de l'air se forme l'eau, qui bientôt se change en terre; de la terre naissent ensuite, dans un ordre rétrograde, les autres élémens qui voyagent sans cesse de l'Olympe à la terre et de la terre aux voûtes du monde. Mais ces ehangemens sont incompatibles avec la nature des principes dont le fonds doit être immuable; car tout corps périt en passant les limites de son être. Ainsi les quatre élémens, pour reformer les êtres, subissant, comme ces doctes le supposent, de continuelles métamorphoses, doivent se composer d'élémens fixes, ou dans le néant vous précipitez l'univers. Reconnaissons plutôt des corps qui, après avoir fourni le feu, en accroissant et en diminuant leur nombre, en variant leur situation ou leur mouvement, engendrent par cette nouvelle combinaison le fluide aérien, les ondes et les autres substances.
MAIS il est évident, dis-tu ; que tous les corps naissent de la terre, se repaissent de ses sucs, et que, si la douce température de la saison ne fécondait l'air, si la cime des végétaux n'était mollement agitée par la pluie rafraîchîssante, si les rayons du soleil ne développaient les germes renfermés dans le sein deda terre, ni les moissons, ni les arbres, ni mêmé les aniniaux ne pourraient croître et arriver à leur maturité. Tu le sais, et nous-mêmes, si une nourriture: fortifiante, si un breuvage, salutaire qui l'humecte, ne rendaient la vigueur à nos sens, nos membres s'épuiseraient bientôt,et la vie elle-même s'éteindrait dans nos corps. Il faut à l'homme ainsi qu'à tous les êtres, des alimens réparateurs, et si la moitié de l'univers emprunte la vie à l'autre, c'est que chaque objet renfermé en soi des principes communs à plusieurs autres. Il faut donc considérer, non-seulement lanature des élémens, mais encore leurs mélanges, leurs situations et leurs mouvemens mutuels ; car les élémens créateurs du ciel, de la terre et de l'onde, des fleuves, des monts et des astres, sont les mêmes qui, soumis à d'autres lois,et diversement combinés, forment les moissons, les animaux, les plantes et les bois; c'est ainsi que dans ces vers tu vois ces mêmes lettres communes à diverses pensées, quelle que soit la différence des mots; soit pour l'harmonie, soit pour les idées ;telle, est la différence qu'établit entre les corps la combinaison seule des principes éîémentaires, qui, plus que les pensées ont une varété infinie dans leur résultat.
APPROFONDISSONS maintenant, l'ingénieux système d'Anaxagore (1), que les Grecs ont revêtu du nom d'Homoeomerie et pour lequel la stériliré de notre langue n'en fournit point ;

(1) Anaxagore, philosophe, objet de l'enthousiasme et de la persécution de ses compatriotes, inventa son Homoeomérie, afin d'étonner par une hypothèse extraordinaire; ou peut-être est-elle le fruit de ces écarts d'imagination, dont les plus grands hommes ne sont pas toujours exempts : Newton commenta l'Apocalypse.

mais il est facile de donner une idée claire dé l'hypothèse de ce philosophe grec : les corps résultent de principes analogues; les os se forment d'un nombre infini de petits os; pour former l'intestin, mille intestins se rassemblent et la réunion de principes sanguins donne naissance à ce fluide coloré qui coule dans nos veines; des mollécules d'or forment ce métal; le feu naît de particules ignées, et l'eau de principes aqueux; tous les corps, en un mot, sont le résultat d'élémens similaires. MAIS cependant ce philosophe a banni le vide, et borne la divisibilité des corps : deux erreurs qu'il partage avec les philosophes que nous avons déjà combattus.
D'AILLEURS ses élémens sont trop fragiles, si toutefois le nom d'élémens convient à des corpuscules d'une nature absolument semblable aux objets qu'ils composent, dont les ressorts sont aussi faibles, et dont le tissu donne autant de prise à la destruction. Dans une attaque violente, quel est celui de ces élémens qui résistera au choc, repoussera les assauts de la mort? Sera-ce l'air, l'onde, le feu, le sang, les os? Non, puisque tous ces corps sont destructibles comme ceux que le temps fait chaque jour disparaître à nos yeux. Admets donc cette vérité, que j'ai déjà fait briller, pour toi :rien ne sort du néant, rien ne s'y engloutit jamais.
D'AILLEURS, puisque les alimens accroissent le corps qu'ils nourrissent, nos veines, notre sang, tous nos organes sont formés de parties étrangères. Si tu prétends que les alimens sont des substances mélangées qui contiennent en petit des nerfs, des os, des veines et du sang, notre nourriture et notre breuvage seront donc eux-mêmes composés de parties hétérogènes. ALORS, si tous les objets enfantés par la terre ont toujours, en peti, habité dans ses flancs, la terre se composera donc d'autant de parties différentes qu'elle expose de productions à sa surface. Appliquez les mêmes lois à tous les autres corps, et si la flamme, la fumée et la cendre sont contenues dans le bois, il est donc composé d'ëlémens ennemis. ANAXAGOR en réchappe par un raisonnement captieux: il prétend que tout corps renferme en soi les élémens de tous les autres, mais que l'oeil découvre seulement ceux qui, répandus en plus grand nombre dans les corps, et placés à la surface, s'offrent ainsi à nos regards. La raison repousse aisément ce subterfuge; il faudrait, s'il en était ainsi, que dans les grains broyés sous la meule (1) apparussent des germes de sang et de toutes les moindres parties du corps que le blé alimente et auxquelles il s'incorpore.

(1) Ce vers est la répétition des précédens. La Grange a traduit ainsi: Il faudrait que deux cailloux heurtés fissent jaillir du sang. Ce sens est absurde. L'abbé de Marolles et Descoutures avaient au moins évité cette faute. Panckoueke, dans son estimable Essai de la traduction de Lucrèce, a rendu ce passage avec clarté.

Il faudrait que les gazons fleuris distillassent le lait pur des brebis, que la glèbe divisée offrît des embryons d'arbustes, de fruits, d'herbages et de rameaux, et que du bois mis en éclat sortissent la flamme, la cendre et la fumée.Mais rien de semblable ne se montre dans la nature; avouons que, sans être ainsi renfermés d'avance dans les corps, les élémens sont communs à tous, et qu'ïls se placent et se modifient dans les êtres divers. MAIS souvent, diras-tu, sur le faîte des monts les arbres, battus par les vents impétueux, entrechoquent leur cîme, se froissent, et bientôt des tourbillons de flamme, en pétillant, s'élevent de leurs rameaux. Il est vrai, mais le feu n'était pas enfermé sous l'écoree, et seulement des parties inflammables se réunissent et, s:embrâsent par le frottement. Si le bois renfermait la flamme, ses canaux ligneux ne pourraient un seul moment, l'emprisonner; elle éclaterait sans cesse, et bientôt les arbres et les forêts se réduiraient en cendre.
Si tu reconnais la vérité que ma muse proclame, observons l'important mélange des principes élémentaires, leurs rapports, leur dispositipn, leur nombre puisqu'une légère variation dans les élémens du bois le convertit en feu, comme dans ces mots presque semblables, auxquels le changement d'une seule lettre donne un sens si opposé. ENFIN, si tu ne peux expliquer les phénomènes qu'en donnant aux élémens les attributs des êtres qu'ils composent, tu renverses l'ordre et les principes de la nature. Il faudra donc que tes propres élémens fassent entendre les éclats d'un rire joyeux, et s'abreuvent de larmes amères.
MAINTENANT, Memmius, parcourons les vérités qu'il me reste à faire éclater à tes yeux. Je ne m'abuse pas : une nuit profonde les environne; mais, frappé du thyrse divin, brûlant d'espérance et de gloire, mon coeur s'enivre dé l'amour doux et sacré des muses ; il m'élève au sommet du riant Hélicon, et je parcours un sol que nul avant moi n'a foulé. J'aime à puiser aux sources vierges encore; j'aime à cueillir des fleurs nouvelles, à me couronner de palmes brillantes dont jamais les Muses n'ont ombragé le front des poètes. Oui, mon sujet est grand : je brise les fers pesans dont la religion flétrit les hommes. Je répands sur dés mystères profonds les flots de la lumière, et je pare la raison des charmes de la poésie. Mon projet est utile, est hardi; et comme l'habile médecin qui présente à l'enfant l'absinthe amère, environne les bords du vase d'un miel doré afin que ses lèvres, séduites par cette erreur bienfaisante, puisent sans défiance le noir breuvage qui fait couler dans ses jeunes membres la vie et la santé, ainsi le sujet que je chante, trop sérieux pour les esprits qui ne l'ont point abordé, et peut-être rebutant pour le vulgaire, me fait emprunter le doux langage des Muses, afin que le miel suave de la poésie corrige l'amertume de la vérité. Heureux, ô Menimius, si, captivé par la mélodie des vers, tu ne les quittes qu'après avoir dévoilé les grands secrets de la nature! JE t'enseignai que les élémens, solides, depuis l'éternité, traversent les siècles à l'abri de la destruction, Examine aujourd'hui si l'ensemble de ces élémens, est infini ou limité ; si ce vide dont j'ai révélé l'existence, ce libre espace, théâtre éternel de la révolution des corps, voit borner son étendue; Ou si son immensité et sa profondeur s'ouvrent sans fin dans toutes les parties de l'univers.
SANS doute le grand tout, dans aucune région de l'espace, ne trouve de barrière; autrement il aurait une extrémité mais un corps ne peut avoir d'extrémité, s'il ne trouve hors de lui-même quelque objet qui le borne, en sorte que notre regard reconnaisse qu'il ne peut se porter plus loin sur ce même corps. Tu es contraint d'avouer qu'il n'est rien au delà de ce grand tout, auquel tu ne peux assigner d'extrémité ni prescrire de limites ainsi qu'importe en quel lieu tu sois placé, en quelles lointaines régions tu te transportes : l'espace infini de tous côtés s'ouvre devant tes pas.
MAIS si l'espace interminable, était borné, et que tu fusses parvenu à ses limites, lance une flèche rapide : ou en fendant l'air elle suivra son vol, ou un obstacle lui fermera l'espace; car il faut choisir dans cette alternative? Or, dans l'un et l'autre parti tu reconnais l'infinité de l'univers : soit que la flèche rencontre un obstacle extérieur soit qu'elle le franchisse et s'élance dans le vide, elle n'a point trouvé d'extrémité. Ainsi je te suivrai partout où tu fixeras des bornés et je te dernanderai ce que deviendra ta flèche ? elle trouvera tour à tour le vide et la matière, et pendant l'éternité son essor s'ouvrira l'espace interminable.
D'AILLEURS, si la nature avait mis des bornes à son éternel empire, la matière, par son propre poids, se serait amassée dans les lieux inférieurs. .Dès lors plus de productions sous la voûte des cieux ; l'azur du firmament disparaît, ses flambeaux s'éteignent; les flots de la matière, précipités depuis des siècles nombreux, ne forment plus qu'un amas confus et sans énergie. Au contraire, les élémens créateurs sont étrangers au repos, parce qu'il n'existe point de lieu où ils puissent tomber et s'engourdir dans l'inaction; aussi, par un mouvement continuel, ils produisent sans cesse, dans toutes les parties de l'espace, des êtres nombreux :l'infini est la source inépuisable qui fournit aux torrens d'une matière éternelle et féconde.
ENFIN, tous les corps, à nos yeux, sont bornés, par d'autres corps. Les montagnes le sont par l'air, et l'air par les montagnes; la terre impose des barrières à l'océan, qui lui-même l'emprisonne de ses flots. Mais le grand tout n'a rien hors de lui qui puisse le limiter. Telle est la nature des lieux et de l'espace, qu'un grand fleuve, après avoir couru pendant l'éternité, loin d'atteindre les bornes de l'univers, n'en serait pas plus près qu'en s'élançant de sa source. Je le répète,dégagé de limites, l'univers de tous côtés s'étend à l'infini. TELLE est l'essence même de l'univers. La nature a voulu que le vide et la matière se servissent mutuellement de limites, afin de rendre infini son immortel empire.
Si le vide seul était sans bornes, s'il envahissait les lieux destinés à la matière, ni les mers, ni la terre, ni les brillans palais du ciel, ni les espèces mortelles, ni les augustes dieux, ne pourraient exister un seul jour. La matière, trop libre, se disperserait dans les gouffres du vide, ou plutôt elle ne se fût jamais réunie ; jamais l'ensemble des élémens créateurs n'eût acquis la puissance nécessaire à là formation de l'univers. O MEMMIUS ! tu ne penseras point que, doués d'intelligence, les principes de la matière aient sagement combiné l'ordre qui les régit, et qu'ils aient concerté d'avance leurs futurs destins. Non mais, après des mouvemens innombrables de toute éternité, les élémens modifiés, réunis par leur propre essor et par des chocs étrangers, ont essayé, pris, quitté, repris, des combinaisons qui ont fait éclore cet univers, et, fidèles à cet ordre, ils le suivent pendant un grand nombre de siècles. Aussi nous voyons sans cesse les fleuves et les torrens abreuver les mers; le soleil, par sa chaleur féconde, développer et mûrir les productions de la terre; la fleur de la santé briller pour les races nouvelles, et les flambeaux éthérés, en parcourant les cieux, repaître leur flamme éclatante. Ce sublime concert de la nature finirait bientôt, si la foule innombrable des élémens n'entretenait cette harmonie, en contribuant à la reproduction des êtres. Ainsi que les corps animés, privés de nourriture, s'affaiblissent et meurent, cet univers périra, lorsque les flots d'élémens qui l'alimentent, cédant à d'autres lois, auront changé leur cours. NE crois pas que la pression des élémens extérieurs comprime la matière, et s'oppose à sa dispersion. Ils peuvent, par des chocs fréquens, arrêter la désunion d'une partie isolée, et donner à de nouveaux principes les moyens de la réparer ; mais, forcés de rejaillir après ce premier effort, ils laisseront aux corps élémentaires un espace à envahir et le temps de se diviser. Il faut donc que les élémens se pressent, se succèdent sans interruption. Tu le vois, ce combat même, cette pression étrangère, atteste leur infinité et leur puissance.
CAR n'admets pas, ô Memmius, comme plusieurs philosophes, que tous les corps soient attirés vers le centre du monde, que cet univers, balancé dansle vide, ne soit point soutenu par la pression des chocs extérieurs, et que les objets qui l'environnent dans toute sa circonférence ne puissent s'échapper, parce qu'ils éprouvent la même tendance vers un centre commun. Conçoit-on, Memmius, qu'une masse se soutienne par elle-même, et que, sous nos pieds attirés dans une direction opposée à la nôtre, des corps aient la faculté de se mouvoir, comme on voit notre image se réfléchir dans l'onde?
Ainsi, on ose affirmer qu'un monde rempli d'êtres de toute espèce s'agite sous la terre, sans être plus exposé à s'engloutir dans les gouffres inférieurs, que nous ne sommes menacés d'un entraînement vers les voûtes célestes; on dit que ces peuples nouveaux sont éclairés par le soleil quand nous le sommes par les flambeaux nocturnes, et qu'une constante alternative leur partage avec nous les nuits, les jours, les saisons et les années.
C'EST ainsi que les doctes qui ont einbrassé de faux principes ont admis ces grossières erreurs. Ils ne comprenaient pas qu'il n'existe point de centre dans une étendue infinie. Ce centre existât-il, quelle loi contraindrait les corps de s'y fixer plutôt que dans d'autres parties de l'espace? La nature du vide est de céder aux corps pesans, que leur direction tende vers le centre ou loin de lui. Il n'est aucun lieu dans l'univers où les corps restent immobiles, et perdent leur pesanteur. Le vide ouvrira sans cesse un facile passage à leur course. Ce centre qu'on suppose ne suffit donc pas pour s'opposer à la dissolution de l'univers.
QUELLE est la contradiction de ces mêmes philosophes ! ils affirment que la tendance vers le centre n'est pas commune à tous les corps; ils la réservent à ceux que l'eau ou la terre compose, tels que les flots amers, les fleuves, les torrens qui se précipitent des montagnes, et tous ces corps que la terre a nourris. Tandis que l'air subtil, la flamme active, fuient le centre, et de toutes parts s'amassent dans les plaines d'azur, les orbes éclatans, l'astre pompeux du jour, s'en repaissent sans cesse, ainsi que des sucs féconds sortis de la terre se nourrissent les êtres animés, les fleurs et les végétaux. Par delà la sphère étoilée, ils placent le firmament; enveloppe impénétrable, il comprime les flammes fugitives, qui, s'exhalant du centre, franchiraient sans lui les limites du monde. Le même désordre envahirait la nature entière; le temple des cieux, les foudres, les astres s'écrouleraient sur nos têtes ; la terre ébranlée s'ouvrirait, et les peuples, roulés avec les débris ardens des cieux, s'engloutiraient vivans dans des gouffres sans fond. Bientôt il ne resterait de cet univers qu'un amas de poussière et une solitude éternelle. Car qu'importe le lieu où commencerait le désordre? une porte fatale s'ouvrirait,pour la destruction, et les élémens en foule se hâteraient de s'y précipiter. Si ton esprit a reçu ces premières vérités, la philosophie pour toi paraîtra sans voile, la nature n'aura plus de secrets, et tes principes ; mutuellement éclaircis, seront les flambeaux qui te conduiront vers dés vérités nouvelles.

LIVRE SECOND.

Il est doux de contempler du rivage les efforts des nochers tourmentés par les vents furieux, sur le vaste gouffre des mers. Non que leur infortune ait pour nous des charmes mais il es| doux d'être affranchi de leur effroi douloureux. Il est doux aussi d'observer, à l'abri du danger, des légions homicides se heurtant dans la plaine. Mais quel spectacle délicieux est réservé au sage qui, du temple serein de la philosophie, voit les mortels égarés dans les chemins de la vie, s'arracher de vains droits, où les palmes du génie, prétendre au chimérique honneur de la naissance, et consumer les jours et les nuits dans des combats honteux pour s'élever à l'opulence et aux grandeurs !
AVEUGLES et malheureux humains! dans quelles ténèbres dangereuses, dans quels longs tourmens consumez-vous votre rapide existence? Hélas! vous ignorez à quel prix la nature accorde le bonheur : un corps exempt de souffrances, une âme calme, et l'absence de l'erreur.
MAIS la nature a borné nos besoins; elle nous permet de jouir à peu de frais des voluptés et de nous préserver des douleurs. La richesse n'est-elle pas dans nos plaisirs? Si, pour soutenir les flambeaux de tes nocturnes festins, l'art n'a point transformé les métaux en statues, si le pompeux éclat de l'or ne resplendit point dans ton palais, si le son de la cithare mélodieuse ne retentit pas sous tes vastes lambris; étendu mollement au bords des ruisseaux, sous la fraîche épaisseur de la feuillée naissante, pressant les verts gazons, tu savoures de faciles et doux plaisirs, surtout lorsque de son sourire le printemps écarte les tempêtes et parsème la prairie
du vif éclat des fleurs. La nature nous partage également. Le prince, sous la pourpre qui le couvre, n'est pas plus à l'abri des douleurs que le pâtre sous sa tunique indigente. SI le faste, l'opulence et le rang suprême ne préservent point nos corps de la douleur procurent-ils la félicité de l'âme? Non, non ; quand les terribles légions font flotter leurs drapeaux dans nos champs, quand la mer écmne sous le poids de nos vaisseaux gros de guerriers, la superstition farouche propage la crainte de la mort, et bannit la paix de ton âme consternée.
ABSURDE et vaine terreur ! Le fracas des armes n'impose pas même aux soucis rongeurs; leur foule renaissante marche fièrement à la suite des rois; et, sans respecter ni la pourpre ni le diadème, ils siègent sur le trône à côté des pâles tyrans. Qui peut douter que ces maux ne soient le fruit d'une raison obscurcie dans les épaisses ténèbres dont notre vie est entourée? AINSI que le timide enfant s'épouvantant dans l'ombre de la nuit, l'homme est le jouet d'une crainte non moins frivole pendant la clarté du jour. Pour, calmer ce vain effroi, pour dissiper les ombres de l'erreur, n'empruntons ni l'éclat du jour, ni les feux du soleil; mais livrons-nous à l'étude profonde de la nature.
MAINTENANT, ô Memmius! apprenons par quel pouvoir les élémens forment les différens êtres, et comment ils les détruisent en se séparant; par quelle impulsion rapide ils traversent en tous sens les gouffres infinis de l'espace et du vide. Souviens-toi de mes premières leçons. La matière ne peut, en s'amassant, rester immobile; car tous les corps subissent une altération ; leurs émanations continuelles les atténuent par degrés jusqu'au jour où ils disparaissent entièrement. Cependant la masse de l'univers ne souffre point de ces pertes particulières : les élémens, en se séparant de certains objets, vont en accroître d'autres, et ils ne laissent paraître d'un côté l'empreinte de la décrépitude, que pour faire éclater ailleurs la fleur de la jeunesse. lls se livrent à une éternelle inconstance, qui sans cesse
renouvelle la nature. Les espèces mortelles se transmettent rapidement l'existence, les unes se multiplient, les autres s'appauvrissent; les générations se pressent et n'assistent qu'un moment aux scènes du monde, ainsi qu'à la course des jeux sacrés, nous nous transmettons de main en main le fiambeau de la vie. Tu t'abuses, ô Memmius! si tu crois que les principes élémentaires se livrent un moment au repos et que cette inaction enfante, de nouveaux mouvemens ; les élémens traversent le vide, soit en cédant à l'entraînement de la pesanteur, soit en obéissant à l'impulsion d'une cause étrangère. En se précipitant des hautes régions, ils rencontrent .d'autres élémens qui les écartent de leur direction: ils sont pesans, solides, inaltérables, et dans leur essor, ne trouvant aucun obstacle, ils parcourent à jamais la profondeur de l'espace.
POUR mieux bannir ton doute, songe qu'il n'existe pas dans l'univers de lieu ou les corps, après leur arrivée, puissent se fixer, parce que l'espace est sans borne, et que partout s'ouvre l'immensité. Utile vérité dont je t'ai déjà prouvé l'existence.
LES élémens ne ralentissent jamais leur essor, ils cèdent sans cesse à une impulsion, variée dans ses effets, les uns parcourent une énorme distance, les autres moins écartés, s'unissent dans leurs cours. Quand leur union est intime, leurs tissus analogues se lient étroitement par d'invincibles noeuds; ils produisent les rochers, les métaux et les corps solides. Au contraire, quand le choc les disperse et les fait flotter sans liaison dans l'espace, ils composent le fluide aérien, ou nourrissent la lumière du jour. D'AUTRES nagent, incertains, dans le vide, ne pouvant participer à aucun assemblage, ou s'en trouvant écartés comme étrangers au mouvement général. Chaque jour tu peux en apercevoir l'image sensible. Lorsque dans un lieu ténébreux s'introduit un rayon du soleil, dans le cône brillant de légers corpuscules courent rapidement, s'élèvent, retombent, se pressent, s'attirent, se poursuivent. Tantôt rapprochés, tantôt désunis, ils semblent se livrer d'éternels combats. Leurs intarissables flots peuvent te donner l'idée des élémens créateurs qui promènent leur lutte féconde dans la nature entière. Ainsi les plus communs objets, médités par la raison, nous révèlent souvent d'importantes vérités.
CES faibles corps, mus rapidement dans le rayon du soleil, sont d'autant plus dignes de ton attention, que leurs ébats mêmes naissent du choc invisible de la matière : les particules élémentaires, par de faibles et imperceptibles écarts dans leur route, les frappent, les entraînent, les repoussent et les font tourbillonner sans fin.
EN effet, les premiers élémens dont l'essence est l'agitation, impriment leurs mouvemens aux corps les plus déliés et les plus aptes à recevoir leur contact, qui se propageant et s'augmentant en raison de la force des objets qu'il agite, dévient par degrés sensible comme dans les molécules qui tourbillonnent dans le cône lumineux, quoique la cause première du mouvement soit cachée à nos yeux. APPRENDS, surtout, quelle est la mobilité des élémens de la matière. Quand l'aurore verse ses feux nouveaux sur la terre; quand les oiseaux, saluant son réveil, voltigent sous les frais ombrages émus par les flots de leur suave mélodie; avec quel prompt essor la lumière du haut du firmament s'épanche sur la terre, et revêt la nature d'un voile resplendissant! Pourtant ces feux lancés du foyer du soleil ne se précipitent pas à travers un vide impalpable; ils combattent le fluide aérien, et sont froissés par un choc qui rallentit leur course. D'ailleurs ils ne sont point, comme les premiers élémens, simples et isolés; ils composent leur masse de différens faisceaux ; leur propre masse, et le fluide qu'ils traversent, leur présentent des obstacles. Tandis que les purs élémens, simples et inaltérables, formant une masse unique, à l'abri des obstacles extérieurs, et réunissant leurs efforts vers le but de leur première impulsion, sont plus actifs, et peuvent, dans un temps égal, franchir un espace plus considérable que les rayons du soleil, lorsqu'ils tombent de la voûte céleste jusqu'à nos yeux. Car tu ne croiras pas que les élémens s'arrêtent volontairement, ni qu'ils aient concerté entre eux des lois invisibles qui les assujétissent. Des sages cependant ont cru que la matière ne pouvait, sans le secours des dieux, régler la marche des saisons, alimenter les humains, enrichir la terre de ses fruits, la revêtir de sa parure, et r'ouvrir à chaque espèce les portes de la vie. Insensés! ils ignorent que la suave volupté est leur unique souveraine; qu'elle seule convie les êtres au plaisir, et que Vénus, par ses douces caresses, invite les espèces à repeupler le monde. C'est ainsi qu'ils ont feint des dieux créateurs, vain systême, démenti par l'univers entier. Oui, si j'ignorais encore les secrets de la nature, le spectacle du ciel et de la terre, les vicissitudes du monde, son ordre imparfait, tout m'aurait dit qu'il n'est point sorti de la main des immortels. Mais réservons ces vérités. à un autre temps, et reprenons l'examen des; premiers élémens.
C'EST ici qu'il faut te prouver, Memmius, que nul corps, par sa propre essence, ne tend à s'élever. Ne te laisse point abuser par la flamme qui sans cesse s'accroit; et s'élance en pétillant. Les arbres, les moissons ne croissent non plus qu'en s'éloignant du sol nourricier, quoique la nature des corps pesans les en rapproche nécessairement. C'est donc en recevant l'impulsion d'un moteur secret renfermé dans leur sein, que les flammes de l'incendie élevées au faîte de nos demeures en dévorent les combles comme le sang échappé de la veine s'élance en jet de pourpre. Vois encore l'eau repousser les énormes pilotis que mille bras vigoureux s'efforcent de retenir sous les flots courroucés, qui se hâtent de revomir ces masses étrangères; sans cesse on les entasse et sans cesse l'onde les rejette, et les fait surnager plus qu'à demi au dessus de sa surface écumante. Tu ne doutes pas cependant que par leur propre pesanteur, ces corps ne descendent dans le vide. Il en est ainsi de la flamme qui ne doit son essor qu'à une force étrangère, tandis que sa propre masse la contraint à se rapprocher, du
sol. Ne vois-tu pas, quoique légers, les brillans météores descendre du haut des airs à travers les voiles de la nuit, partout où le vide leur ouvre le passage? Ne vois-tu pas les flambeaux nocturnes se détacher du ciel et se précipiter sur la terre ? Et le soleil lui-même, du sommet de la voûte azurée, précipite des torrens de chaleur et de lumière dont il inonde l'espace. Enfin, vois la foudre, à travers les nuages qu'elle brise, s'ouvrir rapidement une route sur la terre ébranlée de son fracas.
CEPENDANT, observons que les élémens, infidèles à leurs cours perpendiculaires, en tombant vers les régions inférieures, s'écartent insensiblement de leur ligne verticale dans des temps et des espaces indéterminés; mais ces déclinaisons sont si légères, qu'à peine ma muse peut-elle leur trouver un nom. LES élémens, sans ces déviations secrètes, n'étant point repoussés, tomberaient comme les gouttes de la pluie, et, ne se heurtant jamais, ne pourraient se livrer aux luttes fécondes qui vivifient la nature. Tu supposes peut-être que les élémens les plus pesans,
attirés plus rapidement dans leur chute directe, tombent sur les plus légers, et par ce choc se procurent mutuellement un pouvoir créateur. C'est, ô Memmius! s'écarter du chemin de la vérité. Il est vrai qu'en traversant les fluides, les corps redoublent de vitesse à raison de leur poids, parce qu'il est de la nature de l'onde ou de l'air de céder plus facilement aux corps les plus graves, et de n'opposer de résistance qu'en proportion du choc qu'ils ont reçu. Mais telle n'est pas l'essence du vide. Il ne résiste à aucun corps; il leur ouvre un passage également libre. Ainsi les purs élémens, quelle que soit l'inégalité de leur masse, se meuvent avec une égale rapidité dans le vide, théâtre inactif de leur éternelle fécondité. Les corps les plus pesans ne peuvent donc, dans leur trajet, combattre ni se heurter avec les plus légers, et animer au hasard, par leur mobilité, la scène immense et variée de la nature.
JE le répète, ami, les élémens, par un oblique essor, s'écartent de leur ligue: mais songe que ce détour est tellement insensible, qu'il ne peut être aperçu que par la pensée. Ne m'accuse pas, en établissant cette obliquité, d'imposer des lois à l'univers. Il est évident, et l'oeil seul nous le révèle, que les objets pesans tombent en suivant une ligne perpendiculaire : mais l'organe le plus exquis suffirait-il pour décider si, dans leur chute immense, ils ne subissent pas une légère déviation?
DÈS l'éternité, si tous les mouvemens dans la nature sont enchaînés, si la nécessité les fait naître régulièrement les uns des autres, si la déclinaison des élémens variant les combinaisons ne vient rompre l'enchaînement éternel ;des causes et des effets, né d'un uniforme et unique principe, d'où vient cette liberté dont jouissent les êtres intelligens, ces déterminations soudaines et indépendantes, ce pouvoir d'éviter la douleur, d'appeler le plaisir, et d'arracher ainsi la volonté au destin ? Car nos actions ne sont dépendantes ni des temps, ni des lieux déterminés, elles naissent de nôtre volonté propre; c'est elle qui donne le signal et soumet les sens à son empire. Vois les coursiers fougueux à l'instant où la barrière s'ouvre; ils frémissent de ne pouvoir atteindre le but au gré de leur bouillante ardeur. Il faut donc que tous les feux épars dans leurs membres se réunissent soudain pour obéir à l'âme. Tu le vois donc, le principe du mouvement, est dans le coeur, la volonté avertit chaque organe, qui s'empresse d'obéir à sa loi souveraine. IL n'en est pas ainsi quand une force étrangère nous attaque et nous soumet; la masse du corps, entraînée sans notre participation jusqu'au moment où la volonté se manifeste, impose un frein au désordre, et comprime ce mouvement étranger. Tu le vois, quelles que soient ces causes extérieures qui agissent sur l'homme à son insu, il règne au fond du coeur une puissance qui réprime ces mouvemens involontaires, et détourne à son gré le cours des choses, le modifié, ou l'anéantit.
CETTE vérité nous décèle, dans les principes de la matière, une affection différente de la pesanteur et du choc, qui est la source de notre liberté, il faut en convenir; car le plus léger effet n'existe pas sans cause, j'avouerai que la pesanteur, régularise tous les mouvemens, et les dispense d'être le fruit d'un choc et d'un pouvoir étrangers mais si l'âme n'a point pour mobile une force intime, si elle n'est point passive, elle doit à la déclinaison, au mouvement divergent de la matière, son intelligence et sa liberté.
APPRENDS encore que la masse des élémens n'a jamais été plus grande et plus faible qu'elle ne l'est aujourd'hui. Les facultés, les mouvemens dont ils sont doués, sont les mêmes que dans les siècles les plus reculés, et ils les conserveront éternellement. Les objets que la nature a coutume d'enfanter renaîtront d'âge en âge asservis aux mêmes lois. Présens et cachés alternativement aux scènes de la vie, ils recommenceront sans cesse leurs rôles éternels. Ne crains pas que la dissolution partielle des corps ébranle le grand Tout; aucune force ne peut en triompher; infini dans son pouvoir et dans son espace, il n'existe aucun lieu qui puisse recevoir les débris arrachés à son ensemble, ni qui facilite l'incursion d'élémens étrangers et ennemis. L'ordre et la puissance de la nature sont immuables, et lasseront le temps.
NE sois pas surpris si, dans sa marche constante, l'univers paraît être immobile, ou ne recevoir d'autre impulsion que celle qui est propre à chaque individu. Car les élémens créateurs se dérobent à nos sens. Leur mouvement doit être non moins insensible que leur masse, puisque la distance cache même à nos yeux l'essor des objets, les plus sensibles. Vois sur les collines verdoyantes les brebis attirées par une herbe épaisse où brillent encore les perles de la rosée. Les folâtres agneaux, enivrés d'un lait pur, bondissent à côté de leur mère, et s'essaient à des luttes innocentes. Ce mobile tableau se confond dans un vague lointain, et permet à nos yeux de distinguer le contraste de la verdure des gazons et de l'albâtre des troupeaux. Sous ses étendards flottans, vois-tu cette armée nombreuse franchir la plaine à grands pas ? Tantôt des escadrons légers voltigent à côté des légions tantôt ils s'élancent rapidement, en soulevant la poussière des glèbes. Les brillantes armures, les glaives font rejaillir les rayons du soleil; les champs se colorent du reflet de l'airain ; le sol s'ébranle sous les pas tumultueux; les cris guerriers, répétés dans les rochers ténébreux, retentissent jusqu'aux voûtes du monde. Et cependant, vue du sommet des montagnes, cette multitude agitée semble se confondre avec les sillons de la plaine.
EXPLORONS maintenant la différence des corps et la variété de leur configuration, non qu'ils présentent de grandes différences dans leur forme, mais parce que les êtres qu'ils enfantent n'ont jamais de ressemblance parfaite. Cesse de t'étonner en te rappelant que la masse des élémens est illimitée; je t'ai déjà prouvé cette vérité. Tu concevras que la nature, en reproduisant les mêmes formes, ne peut retracer tous leurs contours avec une fidélité absolue.
OBSERVE les humains, les muets habitans de l'onde, les reptiles armés d'écaillés, les féconds arbrisseaux, les monstres des forêts, l'innombrable famille des oiseaux, ceux qui habitent le bord des mers, des fleuves, des fontaines, des lacs, et les chantres solitaires du bocage. Compare les individus de chaque espèce, et tu reconnaîtras des différences sensibles. Et comment, sans le secours de ces nuances utiles, les mères reconnaîtraient-elles leur famille, et les enfans distingueraient-ils leur mère? Jamais l'instinct éloquent de la nature ne les trompe, et l'intelligence humaine ne peut rien de plus.
LORSQU'AUX autels du sacrifice, la hache sacrée frappe un jeune taureau, et fait jaillir de son coeur expirant un ruisseau de sang qui fume et bouillonne, sa mère (qui déjà n'est plus mère) s'échappe, parcourt les sinueux détours des bois, imprime la trace de ses pas rapides sur le sol mouvant; son regard attentif interroge tous les lieux ; elle leur demande le fils qu'on lui a ravi, et son cri lugubre fait retentir la forêt solitaire; elle revient sans cesse à l'étâble déserte; immobile, elle semble l'interroger. Ni les tendres saules, ni l'herbe rafraîchie par la rosée, ni les bords fleuris du fleuve accoutumé, ne la détournent de ses soins douloureux. Les jeunes troupeaux bondissant dans la prairie ne peuvent faire illusion à son coeur; tant lui est connu l'objet de sa pénible recherche! LE chevreau, dont la voix est encore tremblante, distingue sa mère dans la foule, et vers la brebis bêlante accourt le débile agneau. La nature leur apprend à connaître le sein qui les nourrit.
DANS ces flots d'épis balancés par le zéphir, tu n'en peux trouver aucun d'une ressemblance exacte.Ces différences sont encore plus sensibles dans ces innombrables coquillages qui colorent les flancs de la terre, aux lieux où jadis l'Océan fit gronder ses flots. Pourquoi les élémens ne subiraient-ils pas la même variété ? Ils sont l'ouvrage de la nature aveugle; l'art ne les a point façonnés dans un moulé commun. Ils doivent donc, sous des formes variées, nager balancés dans l'éternel espace. Ainsi tu devines pourquoi les traits de la foudre sont plus pénétrans que le feu sorti des corps terrestres car, formés d'élémens plus subtils, ils traversent rapidement les issues interdites à des feux lourds et grossiers.
POURQUOI la corne offre-t-elle un passage aux traits de la lumière, tandis qu'elle l'interdit à l'onde? Sinon que la lumière, se composant d'élémens plus déliés, acquiert plus d'activité que le fluide aqueux. LE vin s'ouvre un chemin facile à travers les pores du filtre, et l'huile n'en sort que goutte à goutte parce que les sucs du fruit de l'olivier, formés de principes pesans, entrelacés, ne peuvent se diviser assez prontptement pour envahir les veines tortueuses de la pierre, et se frayer une issue. Si la suavité du miel et du lait dilate délicieusement les fibres du palais, et si l'âpre centaurée et l'amère absinthe les irritent et les déchirent, tu reconnais que les douces saveurs résultent d'élémens lissés et arrondis, et que l'amertume et l'acreté naissent de la réunion de principes recourbés qui, fortement enlacés dans leur forme angulaire, ne pénètrent au siège de la sensation qu'en déchirant le chatouilleux organe.
EN un mot, la douleur et le plaisir que les objets nous font éprouver par leur contact, dépendent de la configuration de leurs élémens. A moins que tu ne penses que l'aigre sifflement de la scie soit dû aux mêmes principes que les accords légers et suaves qui, sous les doigts mobiles et savans, s'exhalent avec mollesse des cordes de la lyre.
PEUX-TU douer des mêmes élémens les exhalaisons fétides d'un cadavre dévoré par le feu, le safran doré de Cilicie qui parfume nos théâtres, et le suave encens destiné aux autels?
ACCORDERAS- TU les mêmes principes aux couleurs complaisantes, amies de l'oeil, et à celles qui le fatiguent, l'irritent et lui arrachent des larmes? Je le répète donc, les corps destinés à nous procurer de douces sensations sont formés d'élémens ronds et polis, et les objets qui
nous blessent renferment des élémens grossiers et anguleux.
IL existe aussi-des principes qui, n'étant point absolument lisses ni recourbés, se hérissent de pointes saillantes qui, sans le déchirer, peuvent irriter l'organe : telles sont les saveurs de la fécule et de l'aulnée.
ENFIN les flammes de l'été et les glaces de l'hiver nous attaquent avec des aiguillons d'une conformation différente, le tact seul nous prouve cette vérité ; le tact, grands dieux! doux présent de la nature! sens bienfaiteur, répandu dans l'être, entier, ému par l'objet étranger qui s'insinue en nos corps, ou par l'action, extérieure qui nous frappe et nous ébranle; soit par la crise de la douleur et le désordre des principes; trop vivement affectés; soit par l'aiguillon du plaisir, lorsque Vénus épanche les flots de la volupté. L'expérience aussi peut le convaincre à chaque instant de l'effet assuré du tact:
la main peut interroger toutes les parties de ton corps ; ainsi, par, la jouissance qu'on éprouve, par la souffrance qu'on endure, il est facile de deviner: la ferme des élémens.
LES corps compactes et solides sont doués de principes recourbés, intimement unis, entrelacés comme des faisceaux. Tels sont l'indissoluble diamant, les durs rochers, les métaux inflexibles, et l'airain qui gémit sous le dur frottement des portes qu'il soutient.
MAIS la forme lisse et sphériqueappartient aux fluides : leurs globules liquides ne peuvent se lier ; et, plus libres, ils roulent aisément sur un plan incliné.
LES élémens du fluide que tu vois se dissiper rapidement, comme la flamme, la fumée, les nuages mouvans, ne sont pas absolument lisses et sphériques, et ne sont pas non plus courbés et entrelacés; car, malgré leur légèreté, ils affectent nos organes et pénètrent les rochers. Arme-les de pointes plutôt que de crochets, et accorde leur une forme mitoyenne qui occupe l'intervalle entre l'un et l'autre extrême. NE sois pas surpris de rencontrer des corps à la fois fluides et amers. Tels sont les flots de l'Océan, composés d'élémeiis polis, souples, arrondis, auxquels se mêlent des principes anguleux propres à exciter la douleur : cependant ils ne sont armés d'aucun crochet aigu ; leur forme sphéfique et raboteuse leur suffit pour se rouler dans le lit des mers et blesser notre organe.
CHERCHES-TU la preuve de ce mélange qui donne à l'Océan son amertume et sa fluidité? examine les parties de ses élémens séparés. L'eau des mers s'adoucit en s'infiltrant dans le sein de la terre pour retourner à la source des fleuves; car ses principes amers, inégaux, raboteux, s'accrochent dans les pores sinueux du sol, et débarrassent l'onde de son âcreté.
UNE autre vérité,se lie à ce système, et le confirme par une preuve nouvelle : les élémens sont toujours limités dans leurs formes. Autrement leur grandeur pourrait être infinie. Et ces corps, dans; leur ténuité extrême, ne sont pas aptes à revêtir des figures nombreuses. Supposons les divisés en trois; réduis-les en portions plus petites encore; donne à ces parties toutes les dispositions que l'imagination leur assignera; place-les dans tous les sens, en ligne droite ou horizontale, debout ou
renversés: et si tu yeux varier leurs figures, il te faudra supposer de nouvelles parties jusqu'à l'infini. Tu ne peux donc multiplier les formes des élémens sans en accroître le volume, ni leur attribuer une multitude infinie d'aspects sans lui donner une grandeur incommensurable, et ma muse t'en a déjà prouvé l'impôssibilité. En effet, les précieux tissus de l'Orient, la pourpre de Mélibée, que la Thessalie emprunte à de brillans coquillages, la roue dorée qu'étale l'oiseau de Junon, seraient bientôt effacés par un coloris plus éclatant. Séduits par une perfection toujours croissante, tous les goûts s'émousseraient; on dédaignerait le parfum de la myrrhe et la douce saveur du miel. Le cygne mélodieux, le dieu même de l'harmonie, seraient bientôt réduits à un silence honteux, puisque des sensations toujours plus agréables se succéderaient sans interruption. Mais la progression des qualités désagréables devrait aussi s' accroître à l'infini : les yeux, l'odorat, le goût et l'ouïe devraient les redouter sans cesse. Mais comme l'expérience dément ces écarts de la nature, et que les qualités apparentes des corps ont des limites invariables, la configuration des élémens doit aussi avoir les siennes.
DEPUIS la chaleur dévorante des étés jusqu'aux glaces des hivers, un espace remplit l'intervalle; Le chaud et le froid siègent à ses limites, la tiédeur habite le centre commun. Ainsi les qualités sensibles des objets sont finies, puisqu'ici elles ont d'un côté pour bornes les feux brûlans, et de l'autre les âpres frimats. MAIS les figures des élémens étant limitées, leur nombre est nécessairement infini dans chaque classe de figurres semblables; et, s'il n'en était ainsi, l'univers (comme je l'ai déjà prouvé) serait borné lui-même dans son immense étendue. Apprends, Memmius, et peu de mots me suffiront, apprends que les élémens ne doivent qu'à leur infinité la puissance de renouveler éternellement les chocs et les courses fécondes qui entretiennent la scène vivante de l'univers. Si tu remarques que là nature, semble ne pas distribuer également, ses largesses et paraît moins féconde dans la reproduction dé piusieurs espèces songe que, loin de nos yeux, dans d'autres climats, elle leur accorde ce qu'elle leur refuse ici. Tel est l'énorme quadrupède à la trompe adroite et flexible; à peine un seul vient-il nous étonner par son aspect imprévu, tandis que dans l'Inde leur foule est si nombreuse, qu'ils forment autour des cités d'impénétrables remparts d'ivoire. MAIS, quand il serait vrai que ia nature permît l'existence d'un être dont le reste du monde n'offrît point le semblable, si les principes destinés à le former ne sont infinis dans leur nombre, comment cet être privilégié peut-il avoir reçu la vie, peut-il s'accroître et s'alimenter ? étranger à l'ordre de la nature, elle serait inféconde pour lui.
SUPPOSEZ, j'y consens, que les élémense de ce corps unique soient bornés: après sa dissolution, ces élémens, égarés, perdus dans le vaste océan des flots de la matière, pourront-ils se rassembler et reparaître dans leur premier état? Par quelle force, dans quel lieu se réuniront-ils? la nature s'y oppose. Au contraire, ainsi qu'on voit, après la tempête, la mer grondant encore rejeter des bancs, des gouvernails, des antennes, des mâts, dispersés et flottant vers la vaste étendue de sa plaine mouvante, comme pour avertir les mortels de se défier de sa surface riante et de craindre l'orage, même quand le ciel est serein; ainsi les principes élémentaires, si leur nombre n'était infini, balancés, confondus, nageraient éternellement dispersés dans les, gouffres de l'espace. Quand le hasard les réunirait un moment, ce vain assemblage ne pourrait ni s'accroître ni s'alimenter. Mais, comme l'expérience te prouve chaque jour la formation et le progrès de tous les corps, tu dois reconnaître que chaque espèce ne s'entretient que par un nombre infini d'élémens créateurs. Aussi les mouvemens destructifs ne peuvent obtenir un triomphe absolu sur les corps, ni ensevelir la vie éternellement. L'ascendant créateur ne peut non plus assurer à ses oeuvres une durée sans bornes. Entre ces
principes ennemis règne, depuis l'éternité, une guerre active soutenue avec une chance égale de succès et de revers. Au moment où l'existence s'allume pour les uns, elle s'éteint pour les autres : aussi la tendre aurore et la lugubre nuit ne visitent jamais la terre sans entendre les cris de l'enfant qui passe le seuil de la vie, et les sanglots de la douleur qui se courbe sur un eercueil (1).

(1) Rien n'est plus touchant que cette réflexion si simple et si vraie :
Aussi la tendre aurore, aussi la nuit profonde,
Reverront à jamais; en visitant le monde,
L'enfant qui de la vie ose franchir le seuil;
Et la douleur plaintive à côté d'un cercueil.
DE PONGERVILLE, chant v, traduction en vers.

MAIS une importante vérité doit se graver dans ta pensée : il n'existe aucun corps formé d'une seule espèce de principes, aucun qui ne soit enfanté par un mélange d'élémens : aussi plus un corps a de qualités diverses, plus il abonde en principes de figures différentes.
D'ABORD, interrogeons la terre; elle renferme les élémens de ces grands, fleuves dont les flots rapides, alimentent sans cesse les vastes mers ; elle emprisonne aussi les principes de ces feux qui dévorent ses entrailles, et qu'elle vomit en tourbillons ardens arrachés des gouffres de l'impétueux Etna. C'est aussi dans ses flancs que se nourrissent les germes de ces brillans végétaux et des fruits dont elle nourrit les humains, et de ces frais pâturages, aliment renaissant des troupeaux et de
la bête sauvage.
TELLE est l'illustre origine de son titre de mère des dieux, de mère des hommes, et de tous les êtres. L'ingénieuse fiction des poètes de l'antique Hellénie la place sur un char traîné par des lions : c'est ainsi, disaient-ils, que, suspendue dans les champs aériens, sa masse ne repose sur aucune autre terre; à son joug apprivoisés, les monstres furieux offrent l'emblème des soins bienfaisans de l'amour paternel qui triomphent des caractères les plus farouches. Le front de la déesse est couronné de tours et de murailles ; comme la surface de la terre est couverte de forteresses et de cités. Cette belliqueuse image, promenée au milieu d'un peuple religieux, inspire encore l'épouvante. Selon l'usage antique et solennel, toutes les nations lui donnent le nom d'Idéenne, et composent son cortège de Phrygiens, peuple cultivateur à qui le genre humain doit les trésors des moissons. Des prêtres mutilés l'environnent : leçon terrible pour les mortels qui outragent la Divinité dans leur mère, et opposent l'ingratitude aux bienfaits paternels; ils ne verront jamais leur race se perpétuer dans les champs de la vie. Ces vils prêtres frappent en mesure des tambours et des cymbales retentissantes; ils font mugir le sinueux cornet au son rauque et menaçant, et les accens aigus de leur flûte phrygienne répandent la terreur. Leurs bras furieux agitent des dards homicides, afin que ce sinistre appareil, en imprimant l'effroi dans le coeur du vulgaire impie, le ramène à la vertu par la crainte divine. TANDIS que, portée à travers les opulentes cités, la muette déesse verse aux crédules mortels les bienfaits de sa présence (1), les métaux précieux, les plus riches présens s'entassent sur sa route.

(1) La Terre, selon Lucien, fut la première qui rendit des oracles à Delphes. Le langage des oracles était obscur et énigmatique; Lucien ne voudrait-il pas nous apprendre par là que ce fut la manière
secrète et mystérieuse dont la terre procède dans ses différentes productions, qui porta les hommes à en faire une déesse, et à lui adresser leurs hommages? N'est-ce pas là ce que veut dire Lucrèce
par ce beau vers:
Munificat tacita mortales muta salute ?

N'était-cepas là enfin, ditLa Grange, la cause de ce silence mystérieux qui régnait dans les cérémonies secrètes de la bonne déesse ? En effet, en y réfléchissant, oà se convaincra que ce fut plus l'ignorance que la crainte, qui multipliai si fort les dieux du paganisme. L'homme, né orgueilleux, se console, pour ainsi dire, de sa faiblesse, en regardant comme surnaturel tout ce qu'il ne eonçoit pas. Les premiers hommes, barbares, grossiers, occupés de l'unique soin de se procurer leur nourriture, jouissaient des productions de la terre, sans lui demander par quel mécanisme intérieur elle avait accru et développé les germes abandonnés à sa fécondité.
Ne voyons-nous ,pas encore aujourd'hui que les laboureurs, ces hommes infatigables qui coopèrent tous les jours avec la terre pour la subsistance du genre humain, sont de tous les hommes ceux qui connaissent le mieux les résultats, et qui ignorent le plus les procédés intérieurs ? Mais quand la philosophie, qui n'était dans l'origine que la théologie méme, eût commencé l'étude de la nature par l'examen des objets les plus connus et les plus familiers ; quand elle eut remarqué, dans toutes les productions terrestres, un enchaînement de causes et d'effets concourans à un même but, soumis à des lois constantes et invariables, et portant le caractère d'un plan sage et réglé; quand, voulant sonder plus avant, elle se fut aperçue que la faiblesse des organes humains ne pouvait suivre une marche aussi fine et aussi délicate, ni suffire à tant de détails compliqués, à tant de nuances imperceptibles, l'intelligence divine devint alors, pour ainsi dire, le supplément de l'intelligence humaine. On crut que la terre était douée d'une raison surnaturelle : on l'adora comme une divinité bienfaisante, qui daignait présider à tant d'opérations admirables, pour le bonheur des mortels. Son intelligence fut révérée sous les noms de formé, de nature plastique, d'âme divine. Bientôt elle fut subdivisée en autant d'intelligences particulières, qu'elle renfermait de différentes productions dont le mécanisme était ignoré. De là les nymphes, les faunes, les sylvains, etc. De là; enfin, les métamorphoses et la métempsycose qui n'est elle-même qu'une métamorphose renouvelée.

Elle avance au milieu des roses et des fleurs dont le doux parfum s'élève en nuage odorant autour de l'image divine. ALORS, la main armée, s'avancent des Curètes (1), nés aux champs de la Phrygie; ils jouent avec des chaînes, bondissent, se frappent en mesure, et contemplent avec joie leur sang qui ruisselle ;

(1) Les Curètes étaient les plus anciens ministres de la religion; ils sont, dit-on, les inventeurs des arts.

une aigrette bnryante s'agite sur leur front terrible ; ils rappellent ainsi ces antiques
Curètes dont les murmures, mêlés au choc de l'airain frappé, contre l'airain, retentissaient dans la Crète autour du berceau de Jupiter, de peur que Saturne, averti par les cris du divin enfant, ne découvrît le pieux larcin, et, le dévorant de sa dent féroce, ne portât une éternelle blessure au coeur de sa mère. Peut-être la déesse, environnée ainsi de guerriers, annonce que tout mortel doit être prêt à défendre sa patrie, et doit se rendre à la fois le soutien et la gloire de ses parens. QUEL que soit le charme de ces ingénieuses fictions, l'austère raison les repousse loin d'elle : elle sait qu'il est de l'essence des dieux de couler leur immortalité dans un calme imperturbable. Loin de nous, étrangers à notre sort, libres de douleurs, de périls, suffisant eux-mêmes à leur félicité, n'attendant rien des mortels, ils ne sont ni touchés de nos vertus, ni courroucés de nos crimes.
QUANT à la terre personnifiée par la poésie, elle n'a jamais été qu'un vaste amas de matière dépourvue de sentiment : les productions dont elle se pare ne sont dues qu'à la combinaison et à l'énergie féconde des élémens divers renfermés dans son sein. Cependant, si tu veux animer le monde, donné aux flots le nom de Neptune, vois Cérès dans les moissons, Bacchus dans ton breuvage; substitue ces litres à leurs simples noms ; érige, s'il le faut, la terre en déité, mère des immortels : j'y consens, pourvu que, sous l'allégorie, apparaisse la vérité.
MAIS rentrons dans la carrière : le timide animal qui porte la laine, le quadrupède belliqueux, les troupeaux armés de cornes, respirant le même air, abreuvés aux mêmes ruisseaux, nourris dans les mêmes pâturages, n'en conservent pas moins la différence de leurs espèces: chacun d'eux garde héréditairement ses goûts, ses moeurs, ses plaisirs; nul ne sort des limites tracées par la nature : les eaux des sources, les herbes des prairies renfermaient donc des molécules douées de différentes propriétés.
AJOUTE que tout être se compose de sang, d'os, de veines, de fluide, de chaleur, de viscères, de nerfs, dont la différence naît de la combinaison et de la diversité de leurs principes élémentaires.
MAIS les objets combustibles ne renferment-ils point les principes du feu, des étincelles, de la cendre, de la fumée ? Examine attentivement ces substances déjà formées, et tu les trouveras remplies de germes de mille corps différens.
ENFIN il est des objets dont les émanations affectent à la fois le goût et l'odorat : telles sont les victimes que le coupable offre aux autels pour expier ses forfaits. Qui peut douter de la diversité des élémens qui composent ces corps ? car les parfums s'introduisent dans nos organes par des issues différentes des voies destinées à la saveur. La dissemblance entre l'odeur et la saveur naît donc de la différence dans la combinaison et la configuration de leurs principes. Ainsi le même corps renferme, sous une apparence uniforme, des molécules opposées: il n'est, en un mot, que le résultat d'un assemblage d'élémens homogènes, mais différens dans leurs formes.
DANS ces vers que t'offre ma muse, tu vois des caractères communs à plusieurs mots cependant tu reconnais quelle différence existe entre le sens des mots et des vers : ils peuvent toutefois être composés des mêmes syllabes et des mêmes types; mais leur masse n'est point le résultat d'une même combinaison. Ainsi, quoique les corps répandus dans la nature soient formés de principes communs, leur assemblage diffère dans sa forme et ses propriétés : avoue le donc; les hommes, les forêts, les moissons, ne sont pas .produits, par une même combinaison d'élémens.
GARDE-TOi de croire, cependant, que les élémens de toute espèce puissent s'allier et tenter de prendre toutes les formes ; car tu verrais l'univers se surcharger de monstres; tu verrais des corps à la fois hommes et bêtes féroces, de verts feuillages croître du sein de l'être animé, les membres de l'hôte des flots se lier au corps de l'habitant de la terre, et la chimère horrible, vomissant les feux de sa bouche envenimée, dévorer les fruits et les moissons. Ces affreux prodiges n'affligent point l'univers, parce que, asservie à des lois invariables, chaque race conserve en s'accroissaut et transmet pour toujours le type primitif qu'elle a reçu de la nature.
CET ordre est éternel, parce que chaque être ne se repaît que d'alimens composés des sucs les plus analogues à sa propre substance, qui s'identifient aisément à son corps, lui prêtent la force, et répandent la vie dans la machine entière : mais les parties étrangères qui ne peuvent se lier, avec elle, recevoir l'impression vitale, et concourir au but créateur, la nature s'en délivre par une action insensible, les éloigne ou les rend à la terre.
NE crois pas ; que cette loi ne régisse que les êtres animés; elle s'étend à toutes les productions les plus insensibles. Comme: les objets diffèrent entre eux, il faut que leurs élémens présentent diverses configurations : non parce que les principes constitutifs sont doués d'une grande variété, mais parce que les masses qu'ils composent, soumises à des modifications, ne peuvent être d'une exacte ressemblance; leurs élémens, étant divers, varient nécessairement dans leurs distances, leurs chocs, leurs directions et leurs rencontres, leurs liens et leur rapidité : telles sont les qualités qui, séparant la chaîne des êtres, nous empêchent de confondre entre elles les espèces animées, l'océan avec la terre, le globe avec les cieux.
POURSUIS, ô Memmius ! et recueille les fruits de mes doux travaux. Garde-toi de croire que la blancheur du lis, la teinte sombre de l'ébène, ou les divers coloris dont les objets brillent à tes yeux, soient le résultat de la couleur de leurs élémens : les élémens ne sont point colorés, aucune nuance ne les distingue.
QUELLE est ton erreur, si tu penses que les élémens ne peuvent exister sans cette qualité! Regarde l'infortuné qui n'a jamais entr'ouvert sa débile paupière à la clarté des cieux : l'habitude pour lui enseigne au tact à discerner les objets que l'oeil n'aperçoit pas. Ainsi, par la pensée, nous pouvons nous représenter les élémens sans les douer de coloris. Enfin des corps que nous touchons pendant la nuit, l'éclat est entièrement effacé. MAIS joignons à l'expérience le pouvoir de la raison. Il n'est point de couleur; toute couleur est apte à varier ses reflets; à se changer entièrement. Ces variations ne peuvent être subies par les élémens qui, s'ils n'étaient inaltérables précipiteraient l'univers dans le néant, puisque les corps ne peuvent franchir les limites de leur nature sans perdre leur première existence. Ne crois donc pas que les principes de la matière soient colorés sinon il faudrait admettre le désordre et la destruction de l'univers. CEPENDANT, s'ils sont eux-mêmes privés de tout coloris, ils sont doués de différentes propriétés qui produisent et varient les couleurs à l'infini, il faut donc explorer attentivemrnt leur mélange, leur essor et leur situation. Tu connais par quel secret moyen l'objet qui naguère étalait la couleur de l'ébène, revêt tout à coup l'éclat de l'ivoire, pourquoi le sombre azur des mers enlevé par les vents se soulève en écume blanchissante. Alors tu conviendras que, si les principes d'un corps qui te paraît noir s'agitent, se confondent; s'ils altèrent leur ordre primitif; si quelques élémens mobiles font place à d'autres élémens, la surface de ce corps brille d'un coloris nouveau : tandis ;que si les élémens des flots étaient azurés,jamais ils ne blanchiraient; et, quelles que soient les perturbations de leur rapide mobilité,jamais leur surface ne se soulèverait en monceaux d'albâtre. PRÉTENDS-TU que la couleur des mers quoique pure résulte d'élémens de coloris: divers, comme, en, réunissant des formes irrégulières, on peut obtenir un carré exact? il faudrait aussi, puisque nous distinguons l'irrégularité des figures qui composent: le carré, que l'on discernât, soit dans la mer, soit dans d'autres objets dont la couleur est sans mélange, ces fragmens. de couleurs, si dissemblables et dont résulte la couleur dominante.
D'AILLEURS, la variété des parties rassemblées, sous une forme carrée, n'altère point la régulârité de la masse, tandis, que la moindre différence dans la couleur des élémens dégraderait la couleur principale.
ENFIN si, convaincu par mes discours, tu cesses d'attribuer des couleurs aux élémens des corps colorés, la raison qui, t'obligeait d'attribuer à la blancheur puis à la noirceur des principes d'une couleur analogue, n'existe plus, et tu le sens 1a blancheur sera plus facilement produite par des élémens sans coloris que par des élémens d'ébène ou revêtus d'une couleur non moins opposée.
QUE dis-je? Puisque les couleurs n'existent que par la lumière, et que les élémens ne sont point soumis à son action, ils ne peuvent donc être doués d'aucun coloris : comment les couleurs ëclateraîent-elles dans les ténèbres, puisque, toujours mobiles, elles varient leurs reflets selon l'obliquité ou la masse de la clarté qui les frappe? Tel le brillant collier qui ceint la gorge de la colombe, tantôt réfléchit les feux du rubis, et tantôt marie le vert de l'émeraude à l'azur céleste : telle la queue épanouie du paon change ses riches couleurs selon les différens points d'où jaillit la clarté. Les couleurs, modifiées et ainsi asservies à la mobilité de la lumière, ne peuvent donc exister sans les rayons lumineux.
OBSERVONS que l'organe de la vue reçoit des impressions différentes, selon les diverses couleurs dont il est affecté, et que le tact est sensible à la seule forme des objets, et non à leur coloris (1).

(1) Épicure régardait la vision comme un tact.

Avoue, ô Memmius! que les couleurs.ne sont pas inhérentes aux élémens, et qu'ils n'ont besoin, pour produire des impressions diverses, que de formes variées.
NE conviens-tu point d'ailleurs que la couleur des élémens est indépendante de leur forme; que, quels que soient leurs contours, leurs variétés, ils peuvent posséder, toutes les couleurs? Pourquoi donc ce privilège n'appartient-il point aux corps qu'ils ont produits? Pourquoi leur espèce leur assigne-t-elle invariablement leurs couleurs? Pourquoi le sombre corbeau ne réjouit-il jamais la vue par un plumage argentin, et pourquoi les élémens du cygne ne lui impriment-ils jamais le reflet de l'ébène, ou le mélange de lugubres couleurs?
ENFIN, ne vois-tu pas qu'en divisant un objet, il se décolore, et qu'en l'atténuant, son coloris décroît, s'efface et s'évanouit? Tel l'or, réduit en poudre, perd son lustre brillant, et la pourpre, plus éclatante encore, pâlit en se réduisant en fils déliés. L'expérience, ami, t'enseigne que les principes des corps se dépouillent de leur coloris, avant même d'être réduits à leur état primitif.
LA raison t'empêche d'attribuer le son et odeur à tous les corps, parce que tous n'affectent point l'odorat ou l'ouïe. Puisque plusieurs corps sont imperceptibles à nos sens, quelques-uns, sans doute, existent dénués de couleurs, comme il en est d'autres inaccessibles à l'ouïe et à l'odorat. Ton esprit pénétrant peut donc concevoir des corps privés de coloris, et appliquer ces lois aux élémens de la matière. NE crois pas que la couleur soit l'unique qualité refusée aux élémens; ils sont étrangers au froid et à la chaleur, dénués de saveur, de fluidité et d'émanation : tel est l'ordre de la nature. Ainsi, pour composer un doux parfum, en réunissant la myrrhe, la marjolaine et le nard précieux, pour base on choisit l'essence de l'olive la moins odorante, de peur que des sucs trop pénétrans ne fermentent tout à coup, et n'altèrent la suavité de l'esprit des fleurs. ENFIN les élémens des corps n'ont ni odeur, ni son, parce qu'indivisibles, ils n'exhalent aucune émanation : de même, ils ne sont ni savoureux, ni glacés, ni brûlans, ni tièdes; et, si tu leur accordais les autres propriétés, qui dissolvent les corps, tels que la mollesse, la fluidité, la corruption, la fragilité, le mélange de matière et de vide, si ces agens destructeurs étaient renfermés dans les élémens, ils ébranleraient les fondemens inébranlables
de la nature. Tu me diras : les corps doués de sentimens sont cependant composés d'élémens insensibles. Loin de combattre cette vérité, l'expérience, ami, qui te conduit par la main, te montre des êtres animés formés d'élémens inertes. Vois-tu, quand la terre a été humectée par des pluies abondantes, une peuplade de vermisseaux puiser la vie dans une fange immonde : quels corps ne sont soumis à de semblables métamorphoses? Le cristal des fleuves, le feuillage, le gazon des prairies, se changent en troupeaux; les troupeaux s'identifient aux corps humains qu'ils repaissent, et nous-mêmes peut-être, en rassasiant la faim du tigre et du vautour, nous accroîtrons la vigueur de leurs membres robustes. LA nature, toujours agissante, convertit les alimens insensibles en corps intelligens; des objets les plus inertes elle forme des êtres animés : c'est ainsi qu'elle convertit le bois aride en flamme pétillante. Tu vois combien sont importans au but de la nature la situation, le nombre, le mélange, les mouvemens réciproques des élémens; car, sans leurs combinaisons, d'où proviendraient les constans résultats des sens et de l'intelligence, et de quelle essence seraient les objets qui émeuvent notre âme, si tu refusais à la matière là faculté de créer des êtres sensibles?
NON, le mélange grossier du bois, du limon et des pierres ne peut produire la vie et l'intelligence. Eh ! je ne prétends pas que les élémens soient indistinctement doués du privilège d'engendrer des corps sensibles et intelligens. Ma muse, au contraire, te répète que, loin de les produire au hasard, il faut que les élémens unissent à leurs qualités retendue, l'ordre, la situation, les liens propres à donner la vie; il leur faut d'autres rapports, d'autres circonstances pour former les arbres des forêts et les épis de nos champs ; cependant la recomposition même de ces corps insensibles fait éclore une foule d'insectes, parce que leurs élémens déplacés retrouvent des combinaisons nouvelles propres à faire briller la flamme de la vie.
NE crois pas que le sentiment ne soit du qu'à des élémens sensibles, résultant eux-mêmes d'une matière analogue; tu les ferais ainsi participer à la mollesse des organes, puisque la sensibilité est liée intimement aux veines, aux nerfs, en un met à toutes les parties du corps susceptibles de sentiment, et que leur fragilité condamne à la destruction.
QUAND ces principes inhérens aux organes seraient doués de l'immortalité, ne posséderont-ils ce sentiment que comme partie, ou seront-ils de faibles corps animés? Mais une partie ne peut exister ni vivre indépendante; elle ne partage pas le don de sentir en commun avec les autres membres ; ainsi la main et les autres organes séparés du corps deviennent étrangers à la sensibilité. Tu pourras, pour dernier refuge, personnifier les élémens,et leur accorder une entière sensibilité. Alors le titre d'élémens leur appartient-il encore ? et s'ils sont semblables aux êtres que le temps dévore sans cesse, les portes du trépas sont-elles fermées pour eux? Si tu le veux, j'y consens; mais aussi leur union ne pourra enfanter qu'une peuplade innombrable d'animaux semblables à eux-mêmes. Ainsi qu'on voit les humains, les monstres des forêts, les troupeaux unis par l'amour renaître à jamais dans leur postérité.
SUPPOSES-TU que chaque élément, dans un intime assemblage, se dépouille de sa propre sensibilité afin de se revêtir de la sensibilité commune par un mutuel échange? Pourquoi leur faire un tel don, qu'il faudra leur ravir? D'ailleurs ce don est vain; car tu vois les oeufs de l'oiseau se transformer en volatiles, et les objets corrompus transmettre l'existence à des peuplades d'insectes. Pèux-tu, après de tels exemples, douter que des élémens insensibles ne fassent, par leur combinaison, éclore la vie et le sentiment? Tu prétendras, peut-être, que la matière insensible, par une rapide métamorphose, obtient le sentiment, comme l'animal pendant sa conception, et avant qu'il ne soit entré dans la vie. Mais, tu ne peux en douter, rien ne reçoit la naissance sans une formation antérieure, et il ne s'opère aucun changement qu'à l'aide d'un assemblage de parties ; ainsi la sensibilité n'a jamais précédé les sens de l'être appelé à l'existence : tous les élémens, avant de se réunir pour l'enfanter, erraient épars dans le sein des eaux ou de la terre, dans le feu ou dans le fluide aérien. Ils n'avaient point combiné leur choc, leur union et tous ces rapports qui préparent la vie et la confient à la garde des sens. SUPPOSE , en effet, une attaque dont la violence triompherait de la force vitale; l'être est terrassé soudain, ses ressorts n'agissent plus, les facultés de l'âme et du corps sont, livrées au désordre, chaque élément se déplace, la vie a perdu son empire, enfin la matière, ébranlée dans tous les organes, se dissout, rompt les liens de l'âme; disséminée, elle se précipite vers toutes les issues, s'échappe et s'évaporea (1) ; ee choc terrible ébranle la machine, la décompose et borne là ses ravages.

(1) On sait que Lucrèce prétend que l'âme ne périt qu'en liquéfiant ses principes.

QUAND l'attaque a moins de violence, l'équilibre se rétablit bientôt, et des assauts de la douleur la vie sort triomphante : elle apaise le désordre, rappelle chaque sens à son emploi, enchaîne les mouvemens destructeurs, presque maîtres de la machine, et rallume le pâle flambeau du sentiment près de s'éteindre. Telle est la cause qui termine la révolution des sens, et qui empêche l'âme de céder aux tourmens qui l'assiégeaient, et des portes du trépas la ramène à la vie. COMME la douleur n'est ressentie que quand les élémens qui nous constituent sont troublés par des chocs ennemis, et s'agitent en désordre dans toute la machine, et que la volupté n'est due qu'à l'heureuse disposition qui entretient leur harmonie; tu le vois donc, les élémens n'éprouvent jamais ni la douleur, ni le plaisir, dont ils sont les auteurs, parce que, n'étant point susceptibles de division ni de froissement, ils sont affranchis des lois, du changement; rien ne les blesse ou ne les flatte : le sentiment n'est donc pas fait pour eux.
SI pour sentir enfin, l'être animé doit se former d'élémens sensibles, les principes qui composent l'espèce humaine seront donc tristes ou joyeux, feront éclater le rire ou verseront des larmes, aborderont les hauteurs de la philosophie, en un mot, ils analyseront eux-mêmes la matière qui les enfante car si vous les dotez de qualités pareilles à celle de l'homme ils devront, comme lui, résulter de principes divers. Vainement tu t'enfoncerais dans ce dédale de raisonnemens obscurs; mes pas suivront tes pas, rien ne me rebutera, et lorsque tu me montreras les facultés d'un être, tu devras les accorder à ses élémens : mais si tu apprécies ces rêves du délire, si tu reconnais que l'on peut rire sans principes rians, que l'on, peut rechercher la vérité et se livrer à l'éloquence philosophique sans élémens orateurs et doctes, tu conviendras, ô Memmius que par leur empire et leur combinaison, les élémens peuvent, sans la posséder, donner l'intelligence. LA raison le proclame ; oui nous sommes tous les enfans de l'air et de la terre, le sein amoureux de notre mère commune, fécondé par les flots dont l'éther l'abreuve, enfante à la fois les végétaux rians, les fruits savoureux, les monstres féroces, les troupeaux, les hommes et cette foule innombrable d'espèces à qui elle offre sans cesse des alimens variés, et les ramène de race en race au lumineux séjour de la vie. Aussi on l'honore du nom sacré de Mère; les corps sortis de ses flancs dans ses flancs doivent rentrer; l'essence descendue de la plaine éthérée retourne vers les cieux (1).

(1) Il est inutile de faire remarquer l'absurdité des critiques de Lucrèce, qui ont vu dans ces vers un aveu de l'immortalité de l'âme, arraché au philosophe par la force de la vérité. Lactance, le premier, lui adresse ce reproche, répété depuis par Racine le fils, qui lerépétait sans l'examiner, comme la plupart des esprits prévenus qui se rendent les échos des absurdités conformes à leur croyance et à leurs principes. Ils n'ont pas su reconnaître que Lucrèce, composant l'âme de trois substances diverses, les fait retourner, après la dissolution, à la source dont elles sont émanées. Ce n'est point l'âme entière que le poète fait monter vers la voûte ètoilée, mais bien la partie éthérée, qui est, selon lui, la plus subtile portion de ce qu'il appelle l'âme et à laquelle il n'accorde jamais qu'une existence matérielle.

Si les élémens semblent se détruire, et s'ils se détachent sans cesse des corps, ne sois pas moins sûr de leur éternité. Le trépas brise tous les corps et respecte leurs élémens ; il se borne à les désunir, à reproduire de nouveaux assemblages, à varier les formes et les couleurs, à donner et à reprendre tour à tour le sentiment. Observe donc, ami, je le répète, le nombre, l'essor, les mouvemens mutuels de ces flots créateurs, qui produisent, selon leurs combinaisons, le fluide céleste, la terre, l'océan, le soleil, les moissons et les êtres animés. Ainsi dans mes, vers le choix et l'ordre des mots sont essentiels, puisque chaque pensée, reproduite à peu-près avec les mêmes lettres, ne diffère que par l'arrangement des caractères; ainsi change les chocs, la direction, les liens, la pesanteur, le mélange des élémens qui enfantent tous les corps, et tu donneras une face nouvelle à la nature.
MAINTENANT,ô mon noble ami ! recueille attentivement les accens de la philosophie, impatiente de te révéler des vérités inconnues, et de te dévoiler, sous un aspect nouveau, le spectacle de l'univers. Mais comme il n'est pas d'opinion si simple qui n'entre avec peine dans l'esprit des humains; il n'est pas non plus de prodige qui, toujours renouvelé, ne cesse de nous surprendre. Si l'éblouissante splendeur des cieux, si la marche imposante de leurs innombrables flambeaux, si la lampe des nuits, si le char enflammé du soleil, par une apparition soudaine éclataient à nos yeux pour la première fois, quel phénomène plus admirable pourrait nous frapper d'étonnement; quel peuple aurait osé en supposer l'existence ? Cependant, rassasiés de leur pompe harmonieuse, à peine jetons-nous un regard inattentif sur les merveilles des cieux. 0 Memmius! que la nouveauté du sujet, loin de te rebuter, aiguillonne ton ardeur studieuse, pèse mes discours? avec rigueur, mais; embrasse la vérité si ma muse la dévoile à ta vue et sois inflexible si l'erreur t'apparaît. Viens, je m'élance au delà des limites du monde, dans l'espace:infini où l'esprit, affranchi d'entraves, s'abandonne, sans frein ; sur l'aile magique du génie. LE grand tout est sansfin, ici, là, sous.nos pieds, sur nos têtes, l'espace est illimité. Je te l'ai dit, et la voix de la nature le proclamer. Ainsi, dans l'incommensurable espace qui se prolonge à jamais dans tous les sens divers si dans innombrables flots créateurs de la matière, depuis l'éternité, s'agitent et nagent sous mille formes variées ;à travers l'océan de l'espace infinii, dans leur lutte féconde; n'auraient-ils enfanté que l'orbe de la terre et sa voute céleste: croira-tu qu'au de la de ce monde un si vaste amas d'élémens se condamne à un oisif repos? Non !non, si notre globe est l'oeuvre de la nature, et si les principes générateurs par leur propre essence, conduits par la nécessité, après mille et mille essais infructueux se sont enfin unis, modifiés, et ont donné naissance à des masses, d'où sortirent le ciel, les ondes, la terre et ses habitans, conviens donc que dans le reste du vide, les élémens de la matière ont enfanté, sans nombre, des êtres animés, des mers, des cieux, des terres, et parsemé l'espace de mondes semblables à celui qui se balance sous nos pas dans les flots aériens.
PARTOUT enfin où la matière immense trouvera un espace pour la contenir, et ne rencontrera nul obstacle à son essor, elle fera éclore la vie sous des formes variées ; et si la masse des élémens est telle que pour les dénombrer les âges réunis de tous les êtres seraient insuffisans, et si la nature les a dotés des facultés qu'elle accorda aux principes auteurs; de notre globe, les élémens, dans les autres régions de l'espace, ont semé des êtres, des mortels et des mondes.
D'AILLEURS nul objet ne naît isolé, unique dans son espèce; il a sa famille, il se classe dans la chaîne des êtres. Tel est le;sort de tous les animaux, des hôtes des montagnes et des forêts, des habitans de l'onde, des oiseaux et des humains. Tout nous prouve donc que le ciel, l'océan, les astres, le soleil et tous ces grands corps de la nature, loin d'être seuls semblables à eux-mêmes, sont répandus en nombre infini dans les plaines de l'espace interminable; leur durée est limitée, et comme les autres corps, ils ont reçu la naissance, ils subiront la mort. DANS le temps où notre monde se forma, où la terre, les ondes, le soleil surgirent du chaos, les flots superflus de la matière, versés de tous les points de l'espace; déposèrent, autour et hors des limites de notre globe récent, des élémens et des semences innombrables. C'est dans cette source fécondé que le ciel et la terre puisent sans cesse des forces nouvelles., C'est là que l'air s'alimente, c'est là que lefirmament rassemble les torrens enflammés dont il fait resplendir ses palais. CES élémens nourriciers, par leur choc continu, sont entraînés vers, les objets analogues à leur substance: les corps amis se cherchent et s'allient, la terre se marie à la terre, l'eau reflue vers l'eau, l'air se répand dans l'air, les feux se réunissent, et la nature créatrice qui préside, à leur harmonie, leur ouvre la carrière, les dirige et les conduit à la maturité, elle arrive pour chaque être, quand il n'entre plus dans les veines de la vie que des tributs proportionnés aux pertes ; la nature met un frein à ses largesses, et la vie, en équilibre, se calme et se balance. EN effet, les corps qui, par un accroissement généreux, s'élèvent rapidement à la maturité, reçoivent plus qu'ils ne dissipent; doués de force et de jeunesse, ils admettent facilement dans leurs veines actives le suc des alimens, et les pores resserrés de leurs membres vigoureux ne laissent échapper qu'une faible partie du fluide vital; ils dépensent, en un mot, moins qu'ils ne reçoivent. Nos corps font sans cesse des pertes considérables, que la vigueur répare avec usure jusqu'au terme où ils jouissent de leur force entière; mais elle s'affaiblit par degrés, l'être, dépouillé sans cesse de sa puissance, est entraîné par une pente insensible vers la caducité. A son déclin, ses pertes sont d'autant plus grandes que les corps ont une étendue considérable qui n'est plus proportionnée à leur force. Les sucs de la santé, appauvris, ne circulent plus qu'avec peine ;les flots de la matière s'échappent largement du corps affaibli et la nature, pour lui devenue avare, ne les renouvelle plus. Epuisé par ses émanations continues, plus sensible aux attaques étrangères, privé de nourriture par la vieillesse, languissant en lui-même, sans cesse tourmenté par les objets extérieurs, le corps tombe et périt.
UN jour les immenses voûtes du monde, assaillies par des chocs nombreux, elles-mêmes s'écrouleront et leurs brûlaris;débris se disperseront dans l'espace (1).

(1) Lucrèce parle de la pluralité des mondes avec autant de certitude que le ferait un savant de notre siècle. Cette vérité ne lui était cependant révélée que par son génie. Car les astres que nous voyons briller sur nos têtes, et dont le compas à mesurer la distance et le cours, n'étaient pour lui que des étincelles, ornemens de la voûte céleste.

Tous les corps sont alimentés par la nature; ils attendent les sucs nourriciers qu'elle leur distribué sans cesse, et qui les maintiennent dans la. plénitude de leur puissance jamais cet heureux artifice ne peut toujours durer; car les canaux où s'introduisent les sues vivifians perdent leur ' capacité, et se ferment à demi ; d'ailleurs la nature se lasse de fournîr aux réparations du même être. Hélas! ce temps de décrépitude n'etait point arrivé pour notre monde? Ce vaste corps n'est-il point sillonné des rides de la vieillesse? La terre fatiguée n'enfante plus, qu'avec peine, quelques êtres débiles dans son stérile limon. La terre, qui, dans le premier essor, de sa fécondité, donna la vie à tous les êtres, construisit les robustes flancs des animaux féroces, et se surchargea d'hôtes innombrables. Car je ne croirai pas qu'une chaîne d'or les ait descendus des cieux, ni qu'ils, soient sortis d'entre les rochers, sous les flots écumans. La terré qui les nourrit encore, jadis leur a donné la vie. C'est elle qui offrit à ses enfans les pâturages, les trésors des moissons et les vignobles joyeux. A peine, accorde-t-elle aujeurd'hui ces mêmes bienfaits, à nos laborieux efforts. Les taureaux s'épuisent en travaux imparfaits, le fer ne suffit plus pour triompher d'un sol ingrat : l'abondance diminue, et la fatigue augmente. LE vieux cultivateur, secouant son front sillonné, raconte en soupirant combien de fois la terre a frustré son espérance; il compare la fécondité du passé avec la stérilité présente. Il envie le destin de ses pères : sans cesse il vante ces siècles fortunés où les mortels pieux, favorisés du ciel, après des labeurs moins pénibles, recueillaient dans des champs moins spacieux des moissons plus abondantes. Hélas ! il ne voit pas que tout, appesanti par l'âge, penche vers son déclm, et que le temps est l'inévitable écueil où les corps viennent se briser dans un commun naufragé. Si les accens de la vérité, ô mon ami! se sont imprimés dans ton âme, la nature t'apparaît dans toute sa puissance; elle brise le joug de ses maîtres superbes ; libre, elle gouverne son immortel empire sans le secours des dieux. Grands dieux! âmes saintes et paisibles, vous qui coulez dans le bonheur une vie éternelle et sereine, qui d'entre vous tient d'une main infaillible les rênes de l'univers, et régit son empire immense? qui de vous suspend et fait mouvoir les cieux, allume leurs flambeaux, verse leurs flammes fécondes sur la terre, veille au destin de ses hôtes innombrables, est à la fois présent dans tous les lieux ? qui de vous rassemble ces nuages ténébreux au milieu d'un ciel serein, fait éclater le tonnerre et lance les traits de la foudre? la foudre, flamme aveugle qui brise vos temples sacrés, égare sa fureur dans les déserts, passe à côté d'un coupable, et va frapper une tête innocente !

LIVRE TROISIEME.

TOI, qui du sein des ténèbres fis jaillir la lumière à grands flots ; qui le premier aplanis aux mortels le chemin de la vie. Toi l'honneur de la Grèce, j'ose poser mes pas sur tes nobles traces ; je te suis, non point en rival audacieux; mais, disciple zélé, je cède au désir de t'imiter. La timide hirondellë ne peut défier le cygne mélodieux, et le débile chevreau ne s'élance point dans la carrière du généreux coursier. O génie créateur, ô mon père! tu prodigues à tes enfans les leçons de la sagesse ; l'abeille matinale, pompe un nectar moins abondant sûr les saules fleuris, que nous ne puisons d'utiles vérités dans tes écrits immortels (1).

(1) Lucrèce semble avoir voulu lutter avec Pindare.

TA voix interprète de la raison, nous crie que la nature n'est point l'oeuvre de la pensée divine. Tout à coup la terreur s'évanouit dans les âmes : les remparts du monde s'abaissent devant moi;.j'aperçois l'univers se mouvoir dans l'espace ; je vois les dieux reposer dans ces paisibles palais que jamais n'assiègent les vents courroucés, les orages brûlans, ni les flocons neigeux, ni les âpres frimats dans ces demeurés célestes qu'enveloppe un air éternellement serein, et que l'astre du jour dore en souriant de ses plus purs rayons. C'est pour ces êtres divins que la nature est prodigue de tous les biens ; rien ne peut altérer la sérénité de leur âme; ils n'aperçoivent point les abîmes du Tartare; la terre ne leur dérobe point les scènes nombreuses qui se renouvellent à leurs pieds dans l'espace infini. A ce grand spectacle, j'éprouve une volupté divine, un saint frémissement m'agite lorsque je contemple l'effort de ton génie qui contraint la nature à nous apparaître sans voiles. O Memmius ! nous avons étudié les qualités des élémens, leurs formes; leurs mouvemens mutuels, leurs luttes fécondes qui répandent l'ordre et la vie dans l'immense univers. Ma muse aujourd'hui va te révéler la nature de l'âme et de l'esprit, faire évanouir les fantômes de l'Achéron, ces songes terribles et vains qui empoisonnent les sources du bonheur, poursuivent notre vie de l'image lugubre de la mort, et ne laissent jamais couler vers nous une volupté pure.
JE le sais, des mortels orgueilleux t'affirmeront que la douleur ou l'infamie sont plus redoutables que les gouffres du trépas, qu'ils n'ignorent point que l'âme (1), enfantée avec les sens, doit périr avec eux, et qu'ils n'attendent point mes leçons pour reconnaître la vérité ;

(1) L'âme a été l'objet de la constante méditation des philosophes. Les anciens, qui ont beaucoup discuté sur son essence, ont cependant attaché moins d'importance que les modernes à cette opinion. Ceux même qui, parmi eux, la soutenaient avec le plus de zèle, n'accordaient qu'une existence vague à l'âme séparée des sens. Platon, après différens penseurs dont il résuma les systèmes en leur prêtant les charmes d'une imagination brillante et rêveuse, ne donne point une idée exacte de l'immatérialité de ce principe de vie; il adopte à la fois plusieurs hypothèses, et semble toujours flotter dans l'incertitude; il n'est, en un mot, jamais d'accord avec lui-même. C'est une essence qui se meut, dit-il; telle est sa dernière conclusion; mais il ne définit ni la source, ni la destination de cette essence. Thales avait dit : c'est une nature de soi-même en mouvement; ce qui revient au même, et n'est pas plus concluant. Pythagore en faisait une harmonie; d'autres, adoptant en partie son opinion, ont pensé.que cette harmonie n'était que le concert des organes de la vie, et qu'elle ne survivait pas plus à la destruction que le son ne survit à l'instrument brisé. Ce système, le plus simple, le plus naturel, est cependant combattu par Lucrèce. Il crut, sans doute, devoir établir l'existence matérielle de l'âme, afin de la soumettre à la mort par la décomposition de ses parties. Hippocrate prétend que l'âme est un esprit subtil répandu par tout le corps, en un mot, la faculté de sentir dans les moindres parties de la machine. Cette hypothèse ingénieuse est digne de l'observateur de la nature qui suit sa marche avec une attention assidue, et qui, aidé par l'art et l'expérience, saisit les secrets cachés aux investigateurs superficiels. Le physiologiste parle de près à la nature, il ne l'interroge pas en vain; aussi voyons-nous aujourd'hui un médecin, célèbre par ses hautes connaissances et sa philosophie, résoudre le problème de l'âme avec des moyens à peu près semblables à ceux qu'employait le Sage de Cos. Il est parvenu à présenter un système fondé sur l'expérience des siècles, sanctionné par la science, et qui ne trouve
d'adversaires que dans ceux dont l'imagination brillante embrasse avec avidité l'espérance de se survivre à soi-même, sous une forme déterminée. La dissidence sera éternelle sur ce point, auquel on a cru devoir attacher une si haute importance car l'amour de la vérité d'un côté, et l'amour du merveilleux de l'autre, se livreront sans cesse à des luttes, où chaque parti croira toujours triompher, l'un avec ses désirs, l'autre avec sa raison.

mais viens t'assurer s'ils cèdent à la puissance de la raison, ou au seul désir de se parer des dehors de la philosophie et de recueillir une vaine gloire; contemple ces mêmes mortels, bannis, persécutés, accablés par la honte, en proie aux chagrins et aux remords : ils vivent cependant ! ils subissent l'existence ! et daus les lieux déserts où ils traînent le fardeau du malheur, ils offrent des voeux à la Divinité, égorgent la brebis noire, sacrifient aux mânes, et l'adversité, dans leur coeur corrompu, ranime, avec une vigueur nouvelle, l'hydre du fanatisme. C'est dans les dangers qu'il faut scruter la pensée humaine; la secousse du malheur chasse la vérité des replis de notre âme ; le masque tombe, et l'homme, reste. Enfin la dure avarice et l'aveugle désir des honneurs (1), ces passions fougueuses qui transportent l'homme au delà des bornes de l'équité, qui le rendent auteur ou complice du crime, qui l'asservissent aux plus ignobles travaux pour l'élever à la fortune, qui lui ravissent enfin le charme de ses jours et la douceur de ses nuits;

(1) On a souvent admiré sans l'entendre ce passage si moral et si poétique. Virgile est entré dans le sens de Lucrèce, lorsqu'il place à la porte des Enfers le Deuil, les Soucis, la Vieillesse, la Maladie,
la Faim et la Pauvreté.

Devant le vestibule, aux portes des Enfers,
Habitent les Soucis et les Regrets amers,
Et des Remords rongeurs l'escorte vengeresse ;
La pâle Maladie et la triste Vieillesse;
L'Indigence en lambeaux, l'inflexible. Trépas,
Et le Sommeil son frère, et le Dieu des combats;
Le Travail qui gémit, la Frayeur qui frissonne,
Et la Faim qui frémit des conseils qu'elle donne,
Et l'Ivresse du crime, et les Filles d'Enfer
Reposant leur fureur sur des couches de fer;
Et la Discorde enfin, qui, soufflant la tempête,

Tresse en festons sanglans les serpens de sa tête.

eh bien! ces honteuses plaies de l'âme sont entretenues par la crainte de la mort. L'ignominie,. le mépris, l'indigence, toujours opposés à une vie douce et calme, sont regardés comme les gardiens vigilans des portes de la mort : ainsi l'homme conseillé par une vaine terreur, afin de les repousser loin, bieiï loin, cimente de sang ses indigues projets.-Insatiable de richesses, sans cesse il désire, et, pour les accumuler, au crime récent fait succéder le crime, suit avec une joie féroce les funérailles d'un frère, et toujours alarmé, siège avec effroi au banquet des siens.
C'EST aussi la crainte de la mort qui dévore le sein de l'envieux. Elle montre à ses regards jaloux le faste de la puissance, et l'éclat de la grandeur; il voit avec fureur le cercle de sa vie rouler dans une ignoble obscurité; honteux de son destin, il sacrifie son repos au désir d'un vain titre ; il voudrait qu'un marbre complaisant éternisat son nom. Poursuivi par la crainte de la mort, lui-même, dans son effroi, hâte le terme de ses jours; hélas! il ignorait que la source de tous ses maux était dans sa propre terreur; c'est elle qui flétrit l'innocence, brise les noeuds de l'amitié, foule aux pieds la piété et la nature. Eh! quel climat n'a point vu l'homme, pour fermer devant lui les portes du Tartare, trahir sa patrie, ses parens et les droits lés plus sacrés?
AINSI que l'enfant, agité par la crainte dans l'obscurité des nuits, l'homme, timide à la clarté du jour, se livre à de vaines terreurs, et plus faible que l'enfant dans les ténèbres, il s'épouvante des fantômes dont il peuple l'avenir. Pour dissiper cette terreur et ces ténèbres de l'âme, nous n'emprunterons ni les rayons du soleil, ni l'éclat du jour, mais l'étude de la nature allumera le flambeau qui doit nous guider. O Memmius! il faut d'abord reconnaître que l'esprit humain, souvent désigné sous le nom, d'intelligence, est lui-même, comme les yeux, les mains et les pieds, une partie des ressorts de la.vie. En vain une foule de sages affirme que le sentiment ne possède point dans les êtres un siège déterminé, qu'il est le résultat de la force vitale, que les Grecs ont revêtue du doux nom d'Harmonie, qu'elle anime le corps sans y résider, sans se fixer sur un point unique, et qu'enfin, loin d'être une part distincte de l'organisation, elle est, comme la santé, le mode, le concert de tous les sens. Gardons-nous donc d'errer ainsi loin de la vérité. Tu vois souvent le corps, enveloppe de l'âme souffrir quand l'intelligence jouit : souvent, au contraire, dans ton corps robuste et sain l'âme est dévorée de tourmens; ainsi le pied éprouve des douleurs dont la tête ne reçoit pas l'atteinte.
D'AILLEURS quand le doux sommeil ravît le sentiment aux membres engourdis, un principe secret veille en nous; il sent pour eux, il les remplacé en tressaillant de joie, ou en frémissant de douleur.
MAIS, pour mieux; te convaincre que l'âme réside dans les sens, lors même que l'harmonie en est troublée, vois un corps mutilé conserver lé sentiment tandis que la privation d'une faible portion de chaleur ou d'air suffit pour chasser à jamais la vie de nos organes. Tout nous prouve que les diverses parties du corps y exercent un emploi différent, et sont loin d'être également nécessaires à sa conservation; qu'enfin l'air et la chaleur sont les principaux moteurs de l'existence, et que les derniers ils abandonnent les membres frappés par la mort. Si l'évidence te prouve l'intimité du corps avec l'âme et l'esprit, rends aux Grecs leur doux nom d'harmonie qu'elle transporta du mélodieux bocage de l'hélicon, ou que le besoin d'exprimer une pensée nouvelle lui fît détourner de son sens accoutumé pour servir d'interprète à un système dont la base restait encore incertaine. Quelle qu'en soit l'origine, la Grèce peut se l'approprier; nous marchons vers la vérité. Oui, l'âme et l'esprit sont rapprochés par un lien si intime, qu'ils ne forment qu'une substance unique; mais le jugement en est pour ainsi dire le chef suprême : c'est lui qui, sous les noms d'esprit et d'intelligence, dirige la puissance des organes. Roi des sens, c'est dans le coeur qu'il érige son trône; c'est là que la crainte et la terreur frissonnent: c'est là que palpitent la douce joie et le plaisir : là, siège donc la sensibilité. L'âme, répandue dans tout le corps, l'âme, puissance subalterne, attend le signal du maître qui la régit. L'esprit seul, arbitre et confident de lui-même, a le privilège de s'entretenir en soi, et de jouir de ses facultés dans l'instant où l'âme et le corps sont inaccessibles aux sensations. C'est ainsi que la tête et les yeux peuvent être en proie à la douleur, tandis que la machine entière reste libre de souffrance. L'esprit est souvent ému par le chagrin ou la joie, sans que l'âme, répandue en nos sens, soit troublée dans son ministère. Au contraire, si un violent effroi s'empare de l'esprit, l'âme entière ressent le choc douloureux ; le corps pâlissant, est inondé de sueur, la langue s'embarrasse, la vue s'égare, l'oreille siffle, les membres s'affaissent, et souvent au choc de ces terreurs succède le trépas. Tant de l'esprit et de l'âme l'union est intime, puisque l'une ne fait ressentir au corps que l'impression qu'elle a reçue de l'autre!
L'EXPÉRIENCE, ami, te prouve donc que l'esprit et l'âme sont doués d'une essence corporelle ; car, s'ils exercent leur empire sur nos sens, s'ils nous.arrachent au sommeil, s'ils décolorent nos fronts, s'ils régissent enfin l'homme entier, comme cette puissance ne s'exerce que par le contact, et que le contact est l'attribut des seuls corps, l'esprit et l'âme peuvent-ils être d'une nature différente?
ENFIN, ne vois-tu pas l'âme soumise à toutes les impressions qui frappent le corps ? si le coup qui nous est porté n'a que le degré de force qui offense la vie sans la livrer à la mort; si le choc n'endommage ni le tissu des nerfs, ni l'assemblage osseux, le corps languissant cherche un doux appui sur la terre, tandis qu'un bouillonnement de l'âme, une volonté incertaine s'oppose à cette pente (1).

(1) Bayle a inséré dans sa République des Lettres une longue dissertation sur le sens de ces vers, regardés comme inintelligibles. Leur expression, essentiellement poétique, aura embarrassé les traducteurs. Ces vers, très elairs d'ailleurs, prouvent le degré de perfection que Lucrèce a si souvent mis dans son style.

Si l'esprit et l'âme sont comme nous en butte à tous les chocs, ne doit-on pas les placer au rang des corps?
POURSUIS, Ô Memmius! il faut te révéler quels sont les élémens qui composent cette âme; écoute donc ma muse : l'âme résulte de principes très subtils et très déliés ; tu en conviendras en reconnaissant avec quelle souplesse et quelle promptitude notre âme agit et se décide. La nature n'offre point de corps plus mobile ; cette mobilité est donc due à des principes arrondis et déliés qui cèdent aux plus légères impressions. Ainsi l'eau, composée des élémens les plus subtils et les plus divisés, se mêle avec facilité, se soulève au moindre souffle; tandis que le miel dont les principes sont plus embarrassés, moins lisses, moins actifs, et s'entravent dans leur course, roule lourdement sa liqueur paresseuse. Le léger zéphir dissémine à l'instant la graine légère du pavot, tandis qu'il lutte en vain contre uti amas de pierres ou contre des faisceaux de lances. L'agilité des corps se mesure donc à leur ténuité, au poli de leur surface et leur consistance résulte d'élémens anguleux et grossiers. Tu le vois donc, cette substance si mobile, cette âme, doit se composer des élémens les plus petits, les plus lisses, les plus arrondis; utile vérité, ô Menimius! dont bientôt tu sentiras l'importance.
JE dois, sous un autre aspect, te montrer la nature de cet agent invisible, la délicatesse de son tissu, le faible espace qu'il occuperait si l'art pouvait le réunir. Quand l'homme, après la fuite de l'âme et de l'esprit, est livré à l'immobilité de la mort, la forme et la pesanteur de ses membres n'éprouvent aucun changement ; la mort ne lui ravit que le sentiment et la chaleur. L'âme, cette précieuse substance répandue en nos membres, si intimement liée aux veines, aux viscères, au tissu nerveux, se compose donc de principes infiniment déliés, puisque rien ne révèle son absence, ni par l'altération, ni par l'amoindrissement des formes. Tel le vin dont la saveur s'évapore, les mets savoureux privés de leurs doux sucs, l'essence parfumée devenue inodore, ne sont ni plus légers ni moindres à la vue. Je le répète., ami, l'esprit et l'âme sont formés des élémens les plus subtils, les plus légers de la machine entière.
TOUTEFOIS, ne regarde pas l'âme comme; une simple substance. L'homme, en expirant, exhale un souffle léger et empreint de chaleur. La chaleur recèle l'air; elle ne peut exister sans air, parce que ses tissus poreux permettent une libre entrée aux molécules aériennes, lissés, souples et déliées. Déjà trois élémens sont reconnus dans l'âme.
MAIS ils ne suffisent point pour produire le sentîment; nul d'entre eux ne peut créer ces motivemens, ces sensations d'où résulte l'intelligence; il faut, pour établir ces concerts de la pensée, leur ajouter un autre moteur. Nous ne pourrions lui assigner aucun nom mais rien n'égale la mobilité, la finesse et le poli de ses élémens. C'est cet agent secret qui, le premier, imprimé à nos membres naissans les sensations et le mouvement vital. Il doit à la ténuité de ses principes le mouvement qu'il communique d'abord à la chaleur du souffle et à l'air. Alors l'instrument de la vie s'agite; le sang circule dans chaque veine; les organes deviennent sensibles, et le tissu des os reçoit l'impression de la volupté ou le choc de la douleur.
MAIS ni la douleur, ni aucun coup violent ne pénètre jusqu'à.cet agent secret et mobile, sans causer, dans la machine entière, un désordre tel, que la vie ébranlée ne trouve plus d'asile, et que l'âme décomposée s'échappe par toutes les issues du corps dont elle abdique l'empire. Heureusement ces chocs destructeurs bornent leurs attaques à la surface des corps. C'est par cette sage précaution que la nature respecte en nous son ouvrage.
MAINTENANT, Memmius, recherchons par quel lien secret, par quel mélangé intime, ces différens principes peuvent, en se combinant, allumer le flambeau, de la vie. Mais la langue de nos pères, stérile et timide, m'interdît la révélation complète de ce mystérieux phénomène; je me borne à t'en offrir une esquisse légère. Les élémens des principes de l'existence réunis se meuvent de concert : indivisibles, ils ne peuvent séparément exercer leurs facultés ; ils agissent comme diverses puissances d'un objet tinique. C'est, ainsi que dans les nombreux organes d'un être animé, on distingue la saveur, le coloris et le parfum, quoique ces trois qualités réunies ne résultent que d'un même individu: ainsi la chaleur, le souffle et l'air, secrets moteurs, forment un tout en s'alliant à cet élément actif qui leur imprime, le mouvement, et, prêtant à la matière le feu du sentiment, le répand dans la machine entière. C'est au centre des corps que siège cet agent souverain; nulle partie en nous n'est plus intime : c'est l'âme de notre âme; et comme l'âme et l'esprit, formés des molécules les plus déliées, possèdent le moyen de s'unir en secret dans nos membres, de même ce principe, qu'on ne saurait nommer, et dont l'existence est due aux corpuscules les plus sensibles, se cache au fond de nous-même, et se montre à la fois, je le répète, l'âme de notre âme et l'arbitre des sens. Le souffle, l'air et la chaleur ne peuvent ainsi produire la vie qu'à l'aide d'un semblable mélange. Et ces élémens doivent alternativement se soumettre et commander entre eux, pour obtenir l'unité d'où dépend leur puissance; car, s'ils agissaient à part, le sentiment s'éteindrait, et leur divorce romprait tous les liens de la vie. CHACUN d'eux cependant a des fonctions diverses: la chaleur fait bouillonner les flots du sang, allume la colère et la fait étinceler dans les yeux. Le souffle, vapeur froide, enfante la crainte, et fait circuler son frisson dans nos membres. L'air, plus tempéré, entretient la paix de l'âme et porte sa sérénité sur nos fronts; oui, la chaleur domine dans les coeurs bouillans qu'embrase aisément le courroux, Tel est le fier lion, quadrupède fougueux dont les flancs se gonflent sans cesse par d'horribles rugissemens, et qui vomit les flots de la colère que sa vaste poitrine ne peut plus contenir (1).

(1) Ce vers énergique a été imité par Virgile, Horace, Ovide; mais aucun de ces grands poètes n'a surpassé son modèle pour la hardiesse et la force de l'expression.

Le souffle glace l'âme timide du cerf, et introduit rapidement dans ses entrailles une vapeur froide qui porte dans ses membres le tressaillement de la crainte. L'âme paisible du boeuf, empreinte d'un air plus tempéré, n'est jamais engourdie par le frisson de la froide terreur, ni obscurcie par la vapeur bouillonnante des feux d'un ardent courroux. Son âme occupe l'intervalle entre l'âme du cerf craintif et celle du lion terrible. TEL est le sort de l'homme lui-même. L'étude rigoureuse perfectionne son âme, mais ne peut effacer les traits gravés par la nature.N'espérez pas arracher tous les germes des vices; n'espérez point rendre calme le mortel né fougueux; vous n'affranchirez point celui-ci de sa timidité, ni celui-là de l'imprudente faiblesse qui l'invite souvent à une indulgence coupable. Les variétés sont innombrables dans les caractères, comme dans les moeurs qui leur sont subordonnées. Je ne puis maintenant en développer toutes les causes secrètes, ni assigner les noms aux figures des élémens, auteurs de cette immense diversité. Mais j'affirme du moins que l'étude constante et la raison sévère, sans effacer entièrement la première empreinte de la nature, l'affaiblissent jusqu'à permettre aux mortels d'aspirer à ce calme, éternelles délices de la divinité.
LE corps, ô Memmius! est l'enveloppe de l'âme, et l'âme à son tour en est la gardienne et le guide. Ces deux substances ne peuvent être séparées sans se détruire. Ce sont deux arbres jumeaux nourris des mêmes sucs, sur la même racine. Et, comme on ne peut ravir à l'encens le parfum sans décomposer son essence, on ne peut séparer l'âme du corps sans les anéantir. La nature, dès leur naissance, a lié leurs principes intimes de liens fraternels, les a soumis aux mêmes lois et à la même destinée. Leurs niouvemens, leurs sensations ont besoin du concours de leur puissance mutuelle; l'harmonieux concert dé leurs facultés allume en nous le flambeau de la vie. EN effet, sans l'âme le corps ne peut naître : il. ne croît pas sans elle, il ne lui survit, pas. Les émanations ignées dont se pénètre l'eau bouillante, s'évaporent sans décomposer le fluide qui les recelait; mais, quand l'âme s'échappe de son vivant asile, les membres glacés par son départ se dissolvent en lambeaux. Dès leur origine, l'âme et le corps s'exercent à supporter le fardeau de la vie. Leur union est si intime, que, dans le sein maternel, ils ne pourraient se diviser sans périr. Si les causes de leur salut sont liées à ce point, leurs substances seraient-elles moins unies?
POUVONS-NOUS refuser le sentiment au corps, pour en revêtir l'âme qui l'habite, sans outrager la raison? Qui nous prouvera que le corps est doué de sensibilité, si l'on récuse ce que l'évidence nous révèle? Mais, diras-tu, quand l'âme l'abandonne, le corps est privé de sentiment. Observe aussi que pendant le cours de sa vie, des principes nombreux, étrangers même à ses sens, se dégagent progressivement, et le reste se dissipe au choc de la mort.
LES yeux, dit-on, n'aperçoivent pas eux-mêmes; ils ne sont, malgré les flammes dont ils brillent, que les portes à travers lesquelles elle discerne les objets. O vaine absurdité, démentie par la nature même du sens! L'oeil, frappé par les objets, en ramasse les simulacres. Quoi ! lorsque l'oeil est envahi par des rayons éclatans, quand la vivacité du trait lumineux le blesse et trouble son action, il faudra donc reconnaître que les portes destinées à l'usage de notre âme éprouvent la douleur? Mais, si telle est la vérité, affranchissez donc l'âme dé ces entraves, écartez de ses regards ces portes incommodes. GARDONS-NOUS de croire, avec le sage Démocrite, qu'observant un accord parfait, à chaque élément de l'âme réponde un élément du corps, et que leur influence mutuelle soit le mobile de l'existence. Car les principes de l'âme, infiniment plus déliés que ceux des membres, sont aussi moins nombreux; répandus avec économie par la nature, les élémens de l'âme ont des intervalles proportionnés à l'étendue des principes destinés à exciter la sensation dans nos organes. En effet, sentons-nous les flots poudreux qui s'attachent à nos vêtemens? la rosée qui les humecte? Sentons-nous peser le fard sur le visage qu'il colore, les fils d'Arachné envelopper nos pas de lacs inaperçus, la dépouille insensible que l'insecte laisse flotter sur nos têtes? la plume délaissée par l'oiseau, le duvet enlevé par le vent à la fleur cotonneuse du chardon, et qui retombe mollement du haut des airs? le poids de l'insecte qui nous effleuré, enfin la trace du moucheron léger qui parcourt nos membres? Tu le vois donc, un certain nombre d'élémens du corps doit être ébranlé avant que les principes de l'âme, placés à de très grandes distances, puissent être impressionnés, se réunir, s'émouvoir, se communiquer réciproquement et transmettre les sensations.
PLUS que l'âme, l'esprit est le soutien, le guide et le conservateur de la vie. En effet, séparée de l'esprit et de l'intelligence, l'âme ne peut demeurer un instant dans son asile ; elle s'évapore toute entière, suit son guide dans les airs, et ne laisse aux membres décolorés que le froid de la mort. Mais, tant que l'esprit et le jugement ne se sont point exilés, que l'individu soit mutilé, qu'il perde en partie et son âme et ses organes; s'il conserve une portion de cette noble substance, elle suffira pour entretenir encore le feu de la vie. Ainsi, lorsque le fer aura déchiré les contours de l'oeil, s'il ne porte aucune atteinte au centre resté intact au milieu du déchirement, la vue ne lui sera point interdite. Mais au contraire, tandis que l'orbite reste pur et diaphane, si la prunelle délicate, cette faible portion de l'oeil, est offensée, la lumière s'éteint et les ténèbres lui succèdent pour jamais. Tels sont les intimes liens de l'âme et de l'esprit. POURSUIS, Ô Memmius! apprends que l'esprit et l'âme naissent et meurent avec les sens. Sujet vaste, profond, longtemps médité, et digne de te captiver ! Mais, comme la plus étroite intimité les unit et semble les confondre, je vais les désigner sous un même nom, et chaque fois que je prononcerai pour elles l'arrêt du trépas, ne manque pas de reporter sur l'une les traits dont l'autre sera frappée. L'AME, je l'ai déjà enseigné, est composée de molécules imperceptibles, plus actives, plus déliées que les principes de l'onde, de la vapeur aérienne et de la fumée, puisqu'elle les surpasse en vitesse, en mobilité, et que les simulacres des nuages et des vapeurs suffisent pour lui imprimer l'agitation; car, ces flots d'encens exhalés des autels, ces nuages légers que nous. apercevons en songe, ne sont que les simulacres mêmes qui nous suivent dans les bras du sommeil (loin de nous d'en douter). Or, si d'un vase brisé l'onde s'échappe à grands flots, si la fumée et la nue se dissipent aux champs aériens, douteras-tu que l'âme, arrachée à nos membres, ne s'évapore dans son vol, que sa légère essence ne périsse, et que ses principes mobiles ne se dissolvent plus promptement encore ? Et quand le corps qui est le vaisseau de l'âme, décomposé par une attaque mortelle, ou glacé par la perte de son sang, n'a plus le pouvoir d'arrêter sa fuite, l'air, dans sa fluidité, si facile à pénétrer, pourrat- il la recueillir, lui conserver la vie ?
D'AILLEURS, l'âme naît avec le corps; nous la sentons croître et vieillir avec lui. Dans le corps tendre et frêle de l'enfant, elle s'agite incertaine et faible ? Quand l'âge a fortifié nos membres, l'intelligence se développe, et l'âme accroît sa force. Quand le poids des années a courbé le corps affaibli, émoussé les organes, le jugement chancelle; il s'égare, et comme la langue incertaine, l'esprit hésite et s'embarrasse. Enfin, tous les ressorts s'affaiblissent et se brisent à la fois. Il faut donc que l'âme entière se décompose, et, comme la fumée, s'échappe, s'évanouisse dans les airs, en un mot suive les progrès et subisse le déclin marqués par le temps. ENFIN si l'esprit est dévoré par la tristesse, les soucis ou l'effroi, comme nos sens le sont par la douleur et la fatigue, ils doivent d'un même pas s'avancer à la mort. MAIS, quand le corps est accablé de souffrances, ne vois-tu pas la raison s'éclipser, et l'âme s'abandonner au délire? Lorsque la sombre léthargie la plonge dans un accablant et profond sommeil, les yeux sont clos, la tête s'affaisse; la victime n'entend plus la voix amie, me reconnaît plus les objets chéris qui versent des larmes sur sa couche de douleur, et s'efforcent de rallumer en elle le sentiment éteint. Ah! si la contagion de la souffrance envahit ainsi l'âme, elle est donc elle-même soumise à la destruction. L'expérience, trop souvent répétée, ne proclame-t-elle point que les chagrins et les douleurs sont les affreux ministres de la mort? QUAND le vin pétillant, cette liqueur active et trompeuse, a fait couler son feu dans les veines brûlantes de l'homme qu'elle maîtrise, pourquoi ses membres sont-ils pesans, ses pas incertains? sa marche est chancelante; sa langue embarrassée n'est plus que l'interprète infidèle de sa lourde pensée; les yeux flottent hagards, l'âme ardente se noie; d'où viennent ces clameurs, ces hoquets impurs, ces querelles insensées? Les désordres honteux, compagnons de l'ivresse, attestent que cette maligne vapeur attaque l'âme jusqu'au fond de son asile; la substance qu'un choc peut troubler et altérer ainsi subira la mort, lorsqu'elle sera soumise à une agression plus violente. MAIS quel affreux spectacle! quelle douleur subite frappe cet infortuné! Il tombe et se roule à tes pieds comme abattu par la foudre. Sa bouche écume, sa poitrine mugit, ses membres palpitent. Dans son délire frénétique, il se roidit; haletant, il se débat : tant la douleur le tourmentent le transporte! car son aiguillon pénétrant est passé des membres jusqu'à l'âme, qu'il trouble avec fureur. Tel le vent impétueux soulève et fait bouillonner les flots de l'Océan. Ces gémissemens, ces plaintes déchirantes, sont arrachés par l'instinct douloureux. Tous les élémens de la voix, chassés en foule, s'amassent rapidement et se précipitent dans la carrière que leur a tracée l'habitude. Le délire, naît donc de la violence des tourmens, qui, rompant l'alliance de l'esprit et de l'âme, ne leur laisse exercer leurs facultés qu'en désordre. Sitôt que la sève des maux reprend un autre cours, que le noir venin rentre et s'emprisonne dans sa source secrète, la victime chancelante encore, se relève, ressaisit par degrés l'empire des sens et de la raison. Si dans son asile même l'âme est en proie à tant de maux, croiras-tu que, lorsqu'elle sera séparée de son appui, elle puisse subsister dans les champs aériens assiégée par les vents et l'orage? PUISQUE l'âme, ainsi qu'un corps souffrant, s'altère et se rétablit avec le secours de l'art, elle offre la preuve de sa mortalité. L'âme a le sort de toutes les substances connues dont on ne peut changer l'état qu'en augmentant, affaiblissant ou transposant ses parties. Mais l'essence immortelle ne souffrirait point qu'on dérangeât l'ordre et le nombre de ses principes; car l'être qui franchit, en se transformant, les limites où l'a renfermé la nature, cesse à l'instant d'être lui-même, et perd l'existence. Ainsi l'âme, soit dans la souffrance, soit dans l'instant où elle se ranime avec le secours de l'art, je le répète, nous prouve sa mortalité. Tu le vois ici, la vérité terrassé l'erreur, l'enchaîne dans son refuge tortueux, et ses mâles accens imposent silence à sa bouche empoisonnée. ENFIN, nous voyons par degrés l'homme s'éteindre, et ses membres successivement dépouillés de la chaleur vitale et du sentiment. D'abord l'ongle des pieds livides et froids se décolore; la mort envahit les extrémités du corps, et, de progrès en progrès, imprime ses traces glacées sur tous les membres. L'âme, lentement divisée, n'existant plus tout entière à la fois, doit donc subir la mort avec chaque organe qui la recèle. Peut-être supposes- tu que sur un seul point elle rassemble toutes ses parties, et, dans son étroit asile, peut concentrer en elle le sentiment dont chaque membre était animé. Mais le siège où se réuniraient ces nombreuses portions de l'âme serait donc doué d'un sentiment exquis! Jamais ce phénomène ne se nanifesta; confondons l'erreur de nouveau, et proclamons que l'âme, arrachée à elle-même et à son asile, se dissipe et périt. Quand il se pourrait qu'elle rapprochât ses parties en les agglomérant dans un être que la mort frappe par degrés, sa destruction n'en serait pas moins inévitable. Qu'importe qu'elle dissémine ses parties dans les airs ou qu'elle s'évanouisse à la fois, puisque le feu de la vie dont elle est la flamme ne conserve aucuue étincelle quand l'être succombe tout-à-coup ou s'éteint par degrés ? D'AILLEURS l'âme, intimement unie au corps, occupe un siège déterminé, comme l'organe de la vue, de l'ouïe et les autres sens qui gouvernent la vie. Et, puisqu'en se séparant du corps, la main, le pied l'oeil restent étrangers au sentiment, et deviennent la proie de la corruption, l'âme ne peut exister non plus sans le corps qui fut son unique vaisseau; et leurs rapports sont si intimes que leurs substances semblent se confondre.
ENFIN le corps et l'âme n'entretiennent leur mutuelle existence que par leur union. L'âme, séparée des sens, est inhabile à produire les mouveniens de la vie; et le corps, privé de ce guide, demeure inaccessible à toutes les sensations, et ne peut subsister. L'oeil, arraché de son orbite, ne réfléchit plus les traits de la lumière. De même par leur divorce, l'âme et le corps se dépouillent de leurs facultés. Leurs élémens, répandus dans tous les organes, circulant jusque dans les extrémités les plus opposées, sont cependant retenus dans les limites que leur impose la. forme du corps; et cet obstacle à leur dispersion, en les retenant rassemblés dans un espace déterminé, prête à.leur essor le mouvement de la vie; mais ils laissent éteindre sa flamme lorsqu'après la fuite de l'âme ses élémens flottent disséminés dans les champs aériens; l'air s'animerait lui-même, s'il pouvait captiver de nouveau les principes de l'âme, et lui rendre son activité en les comprimant dans un espace aussi étroit que celui qui les asservissait dans notre corps. Je le répète, ami, quand son enveloppé est brisée, quand le souffle vital expire, la puissance de l'âme expire avec lui; puisés à la même source, résultats d'une cause unique, ils périssent ensemble. AH! si le corps ne peut subir le départ de l'âme sans se décomposer en impurs et fétides lambeaux, pouvons-nous douter que cette essence fragile, décomposée elle-même, ne s'échappe de sa prison comme la fumée s'exhale du bois enflammé? Ces membres corrompus, réduits en poussière infecte, cette ruine universelle de l'édifice de la vie, n'attestent-ils point que l'âme, qui en était la première base, en se déplaçant, a promtement dissipé ses moindres parties exhalées par les nombreuses issues de la machine? Tout atteste donc que l'âme sort divisée de son asile, avant de nager dispersée dans l'océan des airs.
MAIS, sans abandonner le siège de la vie, quelquefois ébranlée par un choc violent, l'âme semble s'enfuir. L'harmonie de la machine est troublée; la pâleur de la mort s'imprime sur le visage abattu; les membres flottans semblent se détacher du corps où le sang s'arrête glacé. Tel est le sort de l'homme évanoui ; hors de lui-même, il sent fuir son âme, qui tente un pénible effort pour s'opposer à la rupture de tous les ressorts de la machine. Dans ce désordre, l'âme ébranlée tombe avec le corps, et périrait bientôt si la violence du choc s'accroissait encore. Est-il donc possible que cette âme, impuissante contre les attaques étrangères, fuyant loin des membres qui ne la protégèrent qu'à demi, aille, sans abri, d'un vol audacieux subsister dans les plaines éthérées, je ne dis point durant l'éternité, mais un rapide instant ? JAMAIS l'homme expirant ne sent son âme se réunir pour s'échapper tout entière, et monter par degrés des membres au gosier, et du gosier au palais. Non, elle succombe comme les autres sens aux lieux où la nature lui prépara l'existence. Si l'âme était immortelle, loin de redouter sa rupture avec les sens, ivre de joie, elle s'élancerait victorieuse de ses fers. Tel le serpent abandonne sa vieille dépouille; tel le cerf affranchit son front de ses rameaux pesans.
DIS-MOI pourquoi le sentiment et l'intelligence n'habiteraient jamais à leur choix la tête, les pieds ou les mains, pourquoi ils se formeraient dans des régions déterminées, si la nature ne leur avait fidèlement assigné le sanctuaire qui les protège et les conserve. C'est ainsi qu'elle départit à chaque sens le siège et la limite, qu'il ne peut jamais franchir. Tel est l'ordre immuable, de ses éternelles combinaisons; ainsi la flamme ne surgit point de l'humide sein des fleuves; ainsi la glace ne se forme point dans un ardent foyer.
MAIS, si l'âme est d'une essence immortelle, si, dégagée du corps, elle conserve le sentiment et l'intelligence, tu ne peux lui refuser des sens. La feras-tu errer sur les bords de l'Achéron sans la doter de quelques organes, ainsi que dans ces images que lui prêtent la peinture et la poésie? enfin cette âme ne peut pas plus exister et sentir, si aucun sens ne sert d'interprète à ses désirs, que sans l'âme les yeux ne peuvent faire briller le feu du sentiment, les oreilles recevoir les sons, les narines odorer, ni les lèvres faire éclore le sourire. Nous reconnaissons que le sentiment est répandu universellemt dans notre être, ptiisque titille partie n'en reste inanimée. Qu'un coup terrible et prompt tranche le corps en deux parts, l'âme se divise donc avec lui. Tu n'en saurais douter, une essence divisible n'est point douée de l'immortalité
DES chars armés de faux tranchent si rapidement les membres des guerriers, que le tronçon sanglant palpite souvent sur l'arène avant que l'âme reçoive l'avis de cette perte par la voix de la douleur soit que la rapidité du choc en dérobe la soufrance; soit que l'âme, abandonnée tout entière à sa fureur belliqueuse, n'emploie le reste de sa force, qu'à prévenir ou à porter des coups. L'un ignore que son bras, aimé du bouclier, roule, foulé sous les pieds des chevaux, emporté et broyé par les rapides roues l'autre en pressant l' ennemis, escalade les murs du camp, et ne s'aperçoit point que sa main, détachée fuit, loin de son bras. Celui-ci réclame le soutien du genou qu'il n'a plus, tandîs que près de lui son pied qui se roidit, agite encore sur le sable ses doigts ensanglantés ; et lorsque la tête est tranchée, le corps expirant conserve encore la ehaletir vitale, le visage est animé, les yeux restent ouverts et hagards jusqu'à l'instant où les restes de l'âme s'évaporent dans les airs.
TRANCHE le corps tortueux de cet énorme serpent qui fait vibrer son dard empoisonné, vois chaque part divisée se tordre et se replier en distillant sur la terre souillée son venin noir et sanglant, tandis qu'irritée de ses blessures, sa tête ouvre une gueule écumante et rouge de ses propres dents ses hideux lambeaux. Chaque tronçon possédait-il une âme entière et intelligente? Mais un seul être obtient-il plusieurs âmes? Non, une âme unique habitait le corps : asservis au même sort tous deux vulnérables et divisibles, subissent le trépas. Si l'âme enfin est immortelle, si elle s'allie au corps à l'instant même de sa naissance, pourquoi ne conserve-t- elle pas le.souvenir de sa vie antérieure? pourquoi perd-elle jusqu'à la moindre trace du passé? Ah! si ses facultés intelligentes s'altèrent jusqu'à la rendre étrangère à son ancien destin, cet anéantissement diffèré-t-il donc de celui de la mort? Avouons que les âmes s'éteigne après avoir brillé sur la terre, et que d'autres paraissent de nouveau pour s'anéantir à leur tour. Si l'âme, en un mot, attendait la formation du corps pour s'en emparer lorsqu'il touche au seuil de la vie, la verrions-nous croître lentement, se fortifier avec les membres ? Pourquoi rester si longtemps privée de la raison, et s'assérvir au destin du corps ? Ne devrait-elle pas vivre pour soi-même, indépendante des membres qu'elle habite, ainsi que l'oiseau qui conserve ses goûts dans la captivité? Je le proclamerai sans cessé, l'âme n'est pas plus exempte d'origine, qu'affranchie des lois du trépas. Qui croirait, en effet, qu'étrangère à l'être qu'elle anime, elle ait contracté avec lui de si étroits liens, qu'elle ait pu s'identifier avec nos organes jusqu'à circuler dans nos veines, dans les faisceaux nerveux, dans les os, dans les viscères-, et porter la sensibilité dans la dent même, qui souffre souvent par l'impression d'une eau glacée, ou par le froissement du caillou qu'elle écrase en broyant les alimens? Et, peux-tu penser qu'intimement unie à nos corps, l'âme, sans se dissoudre, s'arrache aux liens de tous les sens! Si l'âme, étrangère à nos membres, n'est qu'un fluide qui les pénêtre, de sa destruction elle offre ainsi la preuve irrécusable; car la fluidité est le caractère dé la dissolution : elle assure la mort. Il faut que l'âme eu fusion s'infiltre dans les sinueux conduits de la machine. Et comme l'aliment disséminé dans les membres se transforme en nouvelle substance, l'âme, arrivant tout entière dans le corps récemment formé, doit se décomposer en le parcourant, et ses nombreuses parties éparses dans les secrets conduits de la machine doivent lui donner une autre âme, une reine nouvelle, qui succède à la première, anéantie en se divisant dans les membres. L'âme a donc, comme nous, reçu la naissance : elle subira la mort.
QUAND le corps est glacé par le trépas, s'il conserve une faible étincelle de l'âme, elle n'est point immortelle, puisqu'elle a perdu une part d'elle-même. Demeure-t-elle au contraire dans son intégrité : si le corps lui restitue fidèlement ses moindres parties, pourquoi donc les membres infects et glacés enfantent-ils une peuplade de vermisseaux (1)?

(1) Cette opinion est très ancienne. Un savant littérateur a observé judicieusement que les mots foetens et foetus, dont l'un signifie l'odeur d'un corps qui se corrompt, et l'autre un être vivant qui commence à se former, ont évidemment une étymologie commune.

D'où naissent ces insectes affamés, qui, privés d'os et de sang, se roulent à flots impurs dans les chairs gonflées et fétides? CROIS-TU que ces âmes nouvellement écloses soient des substances étrangères venues pour former une prompte alliance avec ces insectes nombreux? Mais, si l'arrivée subite de tant d'âmes après la retraite de la première ne t'offre pas un vaste sujet de réflexions, tu ne peux du moins, au nom de la vérité, refuser d'éclaircir mon doute; parle : chaque âme vole-t-elle vers le germe qu'elle anime, afin de le transformer en un doux asile? ou trouve-t-elle un abri déjà préparé? Eh! pourquoi ces âmes se tourmenteraient-elles en se hâtant de construire leur prison ? elles qui, libres des liens dé la matière, volent affranchies des douleurs, de l'atteinte du froid, de la faim, des besoins et des maux que la nature inflige au corps, et que l'âme ne ressent que par son alliance avec lui. Mais quand il lui serait doux de s'ériger une prison vivante, conçois-tu comment la nature lui en confierait le pouvoir? Ne dis donc point, ô Memmius ! qu'elle se construit elle-même les organes qu'elle anime. N'affirme pas non plus qu'elle s'empare de membres préparés à la recevoir ; car tu ne pourras expliquer cet accord si intime, si parfait, entre deux substances si différentes. ENFIN pourquoi le fier lion transmet-il à sa race son ardente férocité? jiourquoi le renard est-il toujours doué de la ruse, et le cerf de la timidité? Ces affections diverses naîtraient-elles avec le corps dans un ordre immuable, si l'âme, formée, comme les autres membres, d'élémens déterminés, ne croissait et ne se développait avec les sens? Si l'âme était immortelle, si, toujours transfuge, elle se choisissait un nouvel asile dans différens êtres, les animaux feraient un échange continuel de moeurs et de goûts : le chien d'Hyrcanie fuirait l'aspect du cerf devenu menaçant; le vautour, à la vue de la colombe, tremblerait dans les airs ; l'homme se dépouillerait de la raison, et la brute féroce usurperait son empire. EN vain, pour soutenir cette erreur, on feint que l'âme, sans renoncer à son immortalité, se transforme elle-même et s'asservit aux goûts du corps qui la reçoit; mais tout objet qui change de forme se dissout: elle périt donc, puisque ses parties se sont disséminées dans tous les membres pour parvenir à s'en détacher et à fuir; en un mot, elle meurt avec eux. L'âme humaine, diras-tu, recherche constamment un corps humain. Cependant pourquoi le faible enfant est-il si longtenips dénué de prudence? Et pourquoi le nourrisson de la jument, n'a-t-il point le courage, du généreux coursier? Tu n'en peux douter, l'âme a donc son germe qui se développe et croît avec les sens. Me répliqueras-tu qu'elle rajeunit et reprend la fragilité du corps qui la recèle? mais c'est faire l'aveu de sa mortalité ; car elle ne petit subir un semblable changement sans se voir dépouillée du sentiment et de la vie. Si le même instant ne les avait pas vus naître, comment pourraient-ils croître, se fortifier, et atteindre ensemble la fleur de l'âge? pourquoi l'âme veut-elle fuir dans la vieillesse les membres affaiblis? craint-elle de rester prisonnière dans un asile insalubre, ou d'être écrasée sous les débris de son vieux palais? Quel péril peut donc redouter une essence immortelle? ENFIN penses-tu qu'à l'instant où Vénus épanche des flots d'amour dans le coeur des époux, des âmes vigilantes viennent épier l'occasion de conquérir un germe mortel, et que leur foule innombrable combat afin d'obtenir la préférence? à moins que, pour bannir la discorde et prévenir l'abus d'une lutte incertaine, un pacte prudent accorde le prix à la plus diligente.
DIS-MOI, voit-on les arbres croître dans les airs, les nuages dans le gouffre des flots, les poissons dans les champs, le sang dans les veines du bois, les sucs savoureux dans l'âpre caillou? Non, non, chaque être existe et croît dans le lieu que lui destine la nature. L'âme ne peut donc naître isolée, ni vivre indépendante de l'influence du sang et des nerfs. Si tel était son privilège, elle pourrait à son gré se choisir un asile dans la tête, dans les bras, et siéger jusque dans les pieds ou dans les moindres parties du corps, puisqu'elle ne cesserait ni d habiter lé même être, ni de rester captive dans le même vaisseau. Or, si l'évidence nous atteste que l'esprit et l'âme ont un trône assigné pour croître et exercer leur puissance séparément dans le corps, avec quelle conviction devons-nous nier qu'ils puissent naître et vivre sans leur abri! Ainsi, quand le corps périt, l'âme, décomposée avec lui, s'arrache à son asile.
QUELLE erreur d'unir une immortelle essence à un corps mortel! de les douer d'un mutuel attrait, et de les asservir à de communs emplois ! Quelle distance les sépare! quoi de plus différent, de plus opposé que ces deux substahces? L'une est indestructible, l'autre est périssable, et l'on prétend les allier pour les contraindre à voguer ensemble au travers d'horribles flots de douleurs !
UN corps est immortel ou par sa solidité, qui résiste à tous les chocs, et que rien ne peut pénétrer ni dissoudre, comme ces principes de la matière, que ma muse t'a retracés; ou parce qu'il est inaccessible au choc, Comme le vide impalpable où se perd et s'anéantit tout choc destructeur ; ou enfin parce qu'il n'offre autour de lui aucun passage à la chute de ses débris, comme la nature, ce grand tout, hors duquel il n'existe ni espace pour recevoir ses parties, ni corps pour les heurter et les rompre. Or, l'âme n'est point immortelle par sa solidité, puisque déjà je t'ai prouvé que le vide habite en toute chose ; elle ne l'est pas non plus comme renfermantle vide ; car une foule d'objets lancés de tous les points de l'univers l'ébranlé sans cesse par une irruption soudaine, et l'entraîne au bord.de sa ruine. Il est d'ailleurs des espaces infinis où ses principes élémentaires peuvent, en se dispersant, anéantir sa substance égarée. Ce n'est donc pas pour l'âme que sont fermées les portes du trépas. Tu me diras eii vain que son immortalité se fonde sur le privilège qui la garantit des efforts de la destruction. Affirmeras-tu que ses traits agresseurs n'arrivent point jusqu'à elle, ou qu'ils sont repoussés avant que la douleur nous avertisse de leurs attaques? Mais, outre les maux que l'âme partage avec le corps, quels tourmens l'assiègent sans cesse! l'incertitude.de l'avenir, qui la fatigue et l'accable sous le poids des alarmes et des noirs soucis; le remords rongeur qui la ramène souvent vers un passé déchirant; la fureur délirante, mal honteux qu'elle seule connaît. Ajoute encore l'ennui qui l'obsède, la mémoire qui la délaisse, et l'accablement qui la plonge dans les ondes noires d'un sommeil léthargique.
LA mort n'est donc rien, et ses terreurs ne doivent pas nous atteindre, si l'âme périt avec nous. Nous retrouvons le repos que l'existence avait troublé. En effet, avons-nous éprouvé les maux de la patrie dans les siècles précurseurs de notre existence, lorsque l'Afrique soulevée en fureur vint heurter l'empire ébranlé, et frapper les airs épouvantés du sinistre tumulte de la guerre? et, lorsque le genre humain prosterné attendait en suspens, sur la terre et les mers, quel joug nouveau devait l'accabler? Ainsi quand notre vie sera éteinte, quand la mort aura séparé les principes dont l'union entretient notre existence, nous serons de nouveau affranchis des caprices du sort, que dis-je? nous ne serons plus!
Et notre sentiment ne serait point réveillé par l'écroulement des débris confondus de la terre, des mers et des deux.
EN s'affranchissant du corps, si l'esprit et l'âme conservaient des sensations, quelle part y pourrions-nous prendre, nous dont l'existence n'est que le résultat de l'intime union des principes de l'âme et des sens? s'il se pouvait qu'avec le temps les parties de notre être échappées du tombeau, et reprenant leur place accoutumée, rallumassent une seconde fois le flambeau de la vie, cette renaissance ne nous toucherait plus ; car elle ne pourrait renouer la chaîne de notre existence. Qui de nous s'alarme des épreuves rigoureuses où les principes de son être ont été soumis dans les âges passés, ou des chances qui les attendent dans l'avenir? En contemplant le rapide torrent des siècles écoulés et la variété infinie des mouvemens de la matière, on conçoit que les mêmes élémens ont plus d'une fois pris, quitté et repris les formes qu'ils possèdent aujourd'hui, Mais nul souvenir ne nous le révèle, parce que, dans cette longue pause de la:vie, les élémens de l'intelligence, entraînés dans des directions contraires, se sont égarés ou réunis à des objets étrangers à la sensibilité.
CRAINT-ON le malheur, s'il ne nous frappe point dans le moment où nous pouvons ressentir ses coups? et, puisque le trépas, en faisant disparaître l'homme, l'arrache aux maux dont il était menacé, et, dérobant jusqu'aux traces de sa vie, efface en quelque sorte sa première existence, que peut-il redouter quand il a cessé d'être lui-même? Dans cette mort éternelle qui le délivre d'une vie passagère, ne retrouve-t-il point la nullité de ce temps qui le précéda? ne se réfugie-t-il point dans ce néant qui devança sa naissance?
AINSI, lorsque l'homme s'indigne d'être condamné par la mort à livrer à la terre ses fétides lambeaux, à se voir dévoré par les feux du bûcher ou à repaître les monstres féroces, crois qu'il n'est point sincère avec lui-même, et quil nourrit une terreur aveugle dans son coeur. Il ne doute point, dit-il, que la mort n'éteigne en lui le sentiment, mais, toujours flottant dans le doute, il se dément bientôt. Il ne s'arrache point tout entier à l'existence, il fait, survivre à son être une partie de lui-même et lorsqu'il entrevoit dans l'avenir ses restes en proie à la voracité des tigres et des vautours, il déplore ses tourments futurs; il ne se détache point assez de ce corps abattu par le trépas; il lui accorde des sens, et dans sa pensée craintive, debout à côté de son,cadavre, il lui prête encore la vie; il gémit, indigné de son sort mortel.
Hélas! il ne voit pas que la mort ne laisse point survivre en lui un être intelligent qui demeure immobile sur sa tombe, pour pleurer à côté de son corps livide, pour être déchiré par les monstres ou dévoré par la douleur; car, si dans la mort le plus cruel tourment est de devenir la proie des bêtes féroces, je ne crois pas qu'il soit moins cruel d'être étendu sur les flammes dévorantes du bûcher, d'être étouffé dans le miel onctueux (1), de languir glacé sous le poids de la pierre humide, ou sous la terre, foulée par les pas dédaigneux du passant.

(1) Il est bon de se rappeler, pour l'intelligence de ce passage, que quelquefois les anciens ensevelissaient les corps dans le miel. Démocrite voulait que l'on conservât ainsi tous les morts.

EN! quoi, dis-tu, cette famille joyeuse ne saluera plus mon retour ni cette épouse chérie, ces tendres enfans ne se précipiteront plus sur mon sein pour se disputer mes baisers; ils ne feront plus tressaillir mon coeur de joie et d'amour ! J'abandonne des projets chéris, une gloire imparfaite encore, et des amis que ma voix ne pourra plus consoler! Malheureux! le songe du bonheur s'évanouit; un seul jour, un seul instant m'arrache aux plus doux biens de la. vie! Oui, sans doute; mais la mort quite les ravit t'en épargne aussi le regret. Ah! si cette vérité pouvait se dévoiler aux humains, de quel fardeau de terreurs et d'alarmes ne s'affranchirait-on pas! Dès que les pavots de la mort ont affaissé ta paupière, des siècles infinis de repos te mettent à l'abri de la douleur. Et nous, cependant, attirés vers le bûcher funèbre, nous arrosons ta cendre de larmes intarissables ; le temps n'efface point la blessure de nos coeurs. Insensés! quel est donc le sujet de notre amer désespoir? quoi! c'est un sommeil paisible, un calme inaltérable qui nous feraient consumer dans un deuil éternel!
O MES amis, livrons-nous à la joie! disent, en s'excitant à l'envi, ces voluptueux mollement étendus, la coupe à la main et le front ombragé de fleurs ; savourons rapidement ce fruit passager, l'instant du plaisir s'échappe, il ne reviendra plus. Veulent-ils donc se prémunir pour leurs futurs besoins? craignent-ils, après la mort, d'être atteints par l'aiguillon de la faim, dévorés par la soif, ou tourmentés par les flots renaissans des désirs ?
QUAND l'âme et le corps reposent plongés dans un doux sommeil, la prévoyance ne s'inquiète ni de la félicité de notre être, ni des soins de la vie. Eh bien! que ce calme soit éternel, il ne sera point troublé par le regret de l'existence. Cependant les principes de la vie n'ont pas tellement désappris les mouvemens, auteurs de la sensibilité, qu'en s'arrachant au sommeil, ils ne les reprennent tout à coup. Mais la mort est encore moins troublée, si l'on peut reconnaître des degrés dans ce qui n'est rien; le désordre et la destruction qu'elle a causés dans les principes imposent un éternel sommeil à celui que son froid repos a glacé. Si tout à coup la voix de la Nature répondait à nos plaintes par ces justes reproches : «Mortel, quelles douleurs causent tes gémissemens? pourquoi pleurer à l'aspect de la mort? Si tu as jusqu'ici coulé tes jours.dans les délices, si, telle qu'un vase sans fond, ton âme ingrate n'a point laissé échapper les flots du bonheur, convive rassasié, que ne sors-tu satisfait du festin de la vie? heureux voyageur, que n'acceptes-tu les douceurs du repos? Si, au contraire, tu n'as point cueilli les fruits que je t'ai prodigués, si l'existence t'importune, pourquoi prolongerais-tu dans l'ennui des jours sans plaisirs? que ne rejettes-tu avec la vie le fardeau de tes peines? car je ne peux rien créer de nouveau pour te plaire. Mon ordre est invariable : ton corps n'est point affaissé par les ans, tes membres ne languissent point encore de vieillesse mais les mêmes scènes se renouvelleront sans cesse à tes yeux, quand tu triompherais non-seulement des siècles nombreux, mais quand ta vie s'étendrait avec l'éternité. » PARLE à ce juste reproche de la Nature, que pourrions-nous répondre? Sa voix a fait triompher la vérité. Et, lorsqu'un malheureux accablé d'infirmités s'épouvante à l'aspect du trépas, et ose élever ses clameurs, elle lui crie d'une voix terrible : «Va loin d'ici verser des larmes ; ensevelis tes plaintes dans le gouffrede la mort.) Aux murmures insensés de ce vieillard débile : «Tes jours se sont écoulés au milieu des plaisirs que tu n'as point saisis mais tu convoitas les biens qui te manquaient, et tu dédaignas les tiens. Homme insatiable, tu rendis, ta vie imparfaite, tu ne vécus qu'à demi et, quand la mort élève sa tête devant toi, tu regrettes de ne pouvoir assouvir ton avidité. Mais il en est temps, l'âge te bannit, et t'interdit les biens dont tes successeurs vont jouir : retire-toi, et d'une âme calme du moins cède à la nécessité. ».
RECEVONS d'un front soumis ce. reproche sévère et juste. L'irrévocable loi de la nature ordonne qu'aux êtres vieillis succèdent des êtres nouveaux, et qu'alternativement les uns reçoivent des autres la force et la vie. Rien ne tombe au néant, ni dans le gouffre du noir Tartare; et la génération présente est la semence des races à venir. Elles passeront à leur tour, et te rejoindront bientôt. Ainsi que leurs précurseurs, tous les êtres disparaîtront du mobile univers. Ils se transmettent en courant le flambeau de la vie; chacun d'eux apporte son tribut aux reproductions de la nature, qui ne leur accorde que le rapide usufruit de l'existence.
CONTEMPLE le long amas des siècles qui nous ont devancés. Comme dans un mouvant miroir, il te dévoilera l'image prophétique des temps qui suivront notre vie. Que présagent-ils donc de triste et d'affreux? l'inaltérable calme du plus doux sommeil.
TOUTES les horreurs entassées dans le sombre et profond Achéron, nous les trouvons dans la vie. Ce Tantale glacé d'effroi sous l'énorme rocher qui le menace sans cesse de sa chute terrible, c'est l'homme épouvanté du vain courroux des dieux, et qui se croit accablé du poids de leur colère sous les maux que lui inflige l'aveugle destin. Au bord de l'Achéron, Titye n'est point livré en proie aux avides oiseaux : ces monstres trouveraient-ils dans sa vaste poitrine l'aliment éternel de leur voracité, quand l'immensité de son corps, au lieu de neuf arpens, couvrirait l'orbe du monde? Quel être pourrait suffire à une douleur éternelle, et fournir l'éternel aliment de ses bourreaux? Titye est avec nous, il est ici : les monstres qui le déchirent sont les noirs soucis, les soupçons jaloux, la sombre ambition et les remords dévorans.
SISYPHE se présente à nos yeux; c'est lui qui mendie la faveur populaire, les haches, les faisceaux, et qui, toujours rebuté, se retire pénétré de tristesse et de honte. Se consumer en travaux douloureux pour un honneur futile qui nous fuit sans cesse, n'est-ce point élever avec de périlleux efforts vers la cime d'un mont, l'énorme rocher qui menace celui qui le pousse, et, près du but, échappe, retombe, et roule en grondant dans la plaine ?
REPAÎTRE à chaque instant son âme insatiable, la combler de tous les biens sans la rassasier jamais, demeurer insensible au retour de la saison féconde, recueillir vainement ses présens variés les doux fruits dont elle nous environne, n'est-ce pas le supplice de ces jeunes beautés qui s'efforcent de verser incessamment dans un vase sans fond une onde fugitive ? CES furies, cet horrible Cerbère, ce sombre Tartare qui, de sa bouche embrasée, vomit en bouillonnant des torrens de feux, ne sont que les fruits mensongers de la crainte et de l'erreur. Mais le coupable reçoit dans la vie son juste châtiment, dans la crainte des supplices réservés à ses forfaits. Il sent déjà peser sur lui le glaive des lois; il redoute les cachots où gémit le crime, la roche homicide, les faisceaux, les tortures, le bitume brûlant, les lames, les torches, et s'il échappe aux bourreaux, sa conscience elle-même le déchire, le perce de traits cruels, et le tourmente sous le fouet vengeur. Il joint à ces maux l'incertitude de l'avenir et la crainte de voir ses tourmens se prolonger sans fin, ou s'aggraver dans la mort; ainsi la vie devient l'enfer de l'insensé. MORTEL injuste, ne dois-tu pas te dire : Ancus, le bon Ancus a fermé ses yeux à la lumière céleste, lui qui te surpassa par tant de vertus! Cette foule et de grands et de rois dont les peuples nombreux subirent la puissance, ont courbé leur front sous la faux de la mort; ce monarque qui, resserré sur la terre, se fraya un chemin belliqueux à travers l'Océan, méprisa le murmure des flots indignés, et apprit à ses fières légions à fouler d'un pied insultant les gouffres amers, il n'est plus, et son âme a délaissé ses membres livides. Scipion, ce foudre de la guerre, ce fléau de Carthage, comme un esclave obscur a livré sa cendre à la terre; et ces inventeurs des sciences et des arts, ces nobles compagnons des muses, Homère, qui tient le sceptre dans leur troupe sacrée, comme eux est descendu dans la tombe; Démocritë, courbé par l'âge averti que les ressorts de son âme se brisaient, d'un pas ferme présenta sa tête à la mort; Epicure enfin, lui-même, vit éteindre le flambeau de sa vie, cet Ëpicure dont le vaste génie domina les humains et brilla parmi les enfans de la gloire, comme l'astre du jour au milieu des astres pâlissans. Tu balances, cependant ! tu t'indignes de mourir ! tu ne vois pas que ta vie est une mort anticipée que tu renouvelles à chaque instant! toi, qui consumes dans le sommeil la plus grande partie de tes jours, et qui dors en veillant, toi, dont les idées sont des songes, et qui, faible jouet des préjugés, des vaines terreurs, des soucis dévorans, ignores jusqu'à la cause qui entraîne ton âme égarée dans un gouffre d'erreurs ! Si l'homme découvrait la source des tourmens qui l'obsèdent, aussi facilement qu'il en ressent le faix terrible consumerait-il sans fruit sa triste existence ? le verrait-on à jamais, incertain dans ses désirs, ignorer jusqu'au bien qu'il poursuit avidement, et se précipiter sans repos d'un lieu vers l'autre, comme s'il pouvait, par sa mobilité, secouer le fardeau qui l'accable? L'UN fuit son palais somptueux, chassé par l'ennui ; il y retourne aussitôt ; il n'a pu ailleurs remplir le vide de son âme. L'autre précipite ses coursiers vers son domaine champêtre, plus pressé que s'il venait en arrêter l'incendie; à peine a-t-il touché ses limites, que l'ennui vient peser sur son front. Il invoque le sommeil, cherche à s'oublier lui-même; soudain avec ardeur il redemande la ville, il y revole à l'instant. C'est en vain que l'homme se fuit, il ne peut s'éviter; sans cesse il se retrouve, sans cesse il se toirmente. Ah! s'il n'ignorait point la source de ses maux, loin d'y joindre la souffrance de ces vains remèdes, il apprendrait, dans l'étude de la nature, à jouir de ses dons, à connaître ses lois ; car ce n'est point pour fuir son sort pendant quelques courts instans qu'il doit chercher à sortir de sou doute, mais pour s'assurer de l'état éternel qui commence à la mort. ENFIN, pourquoi ce doute, ces terreurs, cette soif dévorante de la vie qui s'irrite dans les périls. Apprends, o mortel, que le terme de tes jours est fixé. Quand la nature t'appelle au repôs, sans crainte obéis. EN prolongeant tes jours, changeras-tu de destin ? La Nature ne créera point pour toi de nouvelles voluptés. Mais tu n'aperçois pas le bien présent, et tu désires au delà de ce que tu possèdes. A peine satisfaits, les désirs succèdent aux désirs dans ton coeur, et l'embrasent de la soif dévorante de la vie : à tant de maux tu joins encore l'incertitude du sort à. venir. NE pense pas du moins qu'en prolongeant la vie, tu retranches les instans destinés à la mort. Quel que soit lr terme de nos jours, il n'abrège point la durée de notre anéantissement. Quand notre existence triompherait de la lutte des siècles, il nous resterait à subir une mort éternelle; et celui pour qui la lumière de la vie s'éteint, à l'instant même, ne restera pas moins longtemps enfermé dans les ténèbres de la mort, que celui qui a vu passer sur sa cendre d'innombrables années.

LIVRE IV.

JE parcours sur le Pinde des lieux déserts, où nul n'a laissé l'empreinte de ses pas; j'aime à puiser aux sources vierges encore; j'aime à cueillir des fleurs nouvelles; j'aspire à ceindre une couronne dont les Muses n'aient jamais orné le front des poètes. Car je révèle aux hommes de hautes vérités, je brise les fers honteux dont la religion accablait leur âme; je répands des flots de lumière sur les mystères les plus profonds; je revêts de l'éclat des vers l'austérité de la raison : tel quand l'habile médecin présente aux enfans l'absinthe salutaire, il environne les bords du vase d'un miel savoureux. Séduite par cette erreur bienfaisante, leur lèvre puérile accepte sans défiance le noir breuvage qui verse dans leurs jeunes membres la vie et la santé. Ainsi, le sujet que je chante, trop sérieux pour les esprits qui ne l'ont point abordé, et rebutant peut-être pour le vulgaire, m'invite à emprunter le doux langage des Muses, afin que le miel suave de la poésie corrige l'amertume de la vérité. Heureux, ô mon ami, si, captivé par la mélodie des vers, tu ne cesses de les entendre qu'après avoir approfondi l'utile étude de la nature et déchiré le voile qui couvre ses grands secrets. JE t'ai déjà enseigné quelles sont les qualités et les nombreuses configurations des premiers élémens. Tu sais maintenant comment ces principes de toutes choses, entraînés par l'impulsion que leur imprime leur essence, parcourent de toute éternité l'espace infini, et comment tous les êtres ont dû l'existence à leurs innombrables combinaisons. Tu n'ignores pas non plus la nature de l'âme, ni les ressorts qui lui transmettent la vie et l'activité dès qu'elle s'allie au corps; ni la métamorphose qu'elle subit, lorsque, séparée des sens, elle se dissout, et restitue ses principes à la nature. EMBRASSONS maintenant un sujet différent, mais intimement lié aux vérités que je t'ai fait connaître. Apprends que, dans l'espace, des substances revêtues du nom de simulacres, qui, pour ainsi dire, membranes détachées de la surface des corps, voltigent au hasard dans l'atmosphère, nous épouvantent pendant que nous veillons, et, dans les songes, assiègent notre esprit de figures monstrueuses, de spectres, de fantômes, dont l'essaim funèbre nous arrache aux langueurs du doux sommeil. Ainsi, ne croyons pas, comme l'erreur nous l'atteste, que ces simulacres légers soient des âmes transfuges de l'Achéron, qui s'efforcent de revoler parmi les vivans et d'assister encore aux scènes de la vie; car lorsque le corps et l'âme, en se séparantv ont été rendus à leurs élémens, la mort ne laisse point survivre la moindre partie de l'être qu'elle à frappé. AINSI donc, de la surface de tous les corps s'exhalent en flottant des effigies, des images mobiles, espèces de membranes ou d'écorces déliées, qui conservent, en s'échappant dans les airs, les traits et la forme exacte des corps dont elles sont émanées. LEUR existence se révèle aisément à l'esprit le moins pénétrant; car il est un grand nombre de corps dont les émanations sont sensibles à tous les yeux. Là, ce sont des parties distinctes qui s'épanchent en tous sens comme la fumée exhalée du bois, la chaleur élancée du feu. Ici, elles offrent un tissu souple et serrée comme le vêtement léger dont la cigale se dépouille pendant l'été, l'enveloppe dont le veau naissant se débarrasse aux portes de la vie, ou la robe dont le serpent se dépouille en glissant et qu'il laisse flotter sur les buissons. Ces exemples, suffisent pour te convaincre que de la surface de tous les corps se détachent de semblables images, mais plus légères et plus subtiles. Car; peut-on affirmer pourquoi ces grossières effigies se détacheraient plutôt des corps, que celles dont la ténuité se dérobe à nos sens, surtout en reconnaissant que tous les corps sont environnés d'une multitude de molécules imperceptibles qui, sans altérer leur forme, sans renoncer à leur ordre primitif, peuvent, de la surface même, où est placée leur essence légère, s'élancer avec une vélocité qui n'a besoin de triompher d'aucun obstacle. Nous voyons même des flots de molécules s'échapper. non-seulement de l'intérieur des objets, mais aussi de leur surface : telles sont les émanations des couleurs. Vois-tu ces voiles colorés de pourpre, de noir ou d'azur, qui, déployés sur des colonnes, flottent au sommet de nos vastes théâtres : leurs reflets mouvans éclatent sur les nombreux spectateurs, et leur mobile lueur frappe la scène, le cercle des femmes, des graves sénateurs et les images des dieux. Ce magique reflet flatte plus nos regards quand le théâtre, moins ouvert, permet une moins libre issue aux traits de la lumière. Si le coloris de ces voiles se détache de leur superficie, tous les corps soumis à cette loi doivent expulser des effigies déliées, puisque ces deux espèces d'émanations ont leur source à la surface des corps. Nous avons donc révélé l'existence des simulacres qui parcourent l'espace aérien sous des formes si délicates, qu'en se divisant; il s'échappent à nos yeux. LA chaleur, les parfums, la vapeur et toutes les émanations semblables s'évanouissent en se disséminant, puisque, détachées du centre des corps, elles ne peuvent se frayer une route directe et se divisent dans les issues tortueuses où elles s'ouvrent un étroit passage; tandis que la membrane fluide des couleurs s'échappant de la superficie, n'est déchirée par aucun obstacle. ENFIN, les miroirs, la surface des eaux, les corps lisses nous renvoient les simulacres des objets avec une ressemblance si parfaite, qu'ils ne peuvent être formés que par les propres images de ces objets. Car, je le dis encore, les effigies des corps solides ne peuvent pas plus tôt être émanées, que celles dont la ténuité échappe à nos sens. De tous les corps s'écoulent donc des images qu'on ne peut apercevoir isolées, mais dont les émissions fréquentes, réunies, et renvoyées de la surface des miroirs, se manifestent enfin à nos: organes. Telle est la cause de leur ressemblance avec la forme des objets qui les produisent. POURSUIS, et connais quelle est l'extrême ténuité de ces images, dont les principes sont plus imperceptibles, plus subtils que ceux même dont l'essence commence à échapper à notre vue. Veux-tu t'en convaincre? Songe à quel point les principes des corps sont inaperçus ? puisqu'il existe des êtres animés dont le corps divisé seulement en trois parts ne serait qu'un atome invisible. Quelle sera donc la ténuité de leur coeur, de leurs yeux, de leurs entrailles, de leurs faisceaux nerveux ? Et peùx-tii concevoir la nature délicate et subtile des principes créateurs de leur âme et de leurs sentimens ? FRAPPE légèrement la tige des fleurs dont le parfum est pénétrant, l'absinthe amère, le panace, l'aurone acerbe et la triste centaurée, une foule de simulacres odorans jamais sans force, voltigent aussitôt dans les airs, les parcourent, sans que leur choc et leur agilité soient sensibles à nos sens. Nul ne pourra apprécier à quel point ces images sont petites, comparées aux corps dont elles sont émanées. MAIS, ne crois pas que l'air récèle d'autres simulacres, que ceux dont les corps ont produit l'émanation ; il en est qui s'échappent d'eux-mêmes, se balancent dans la région aérienne, et qui, sans cesse, quittent et reprennent mille formes nouvelles, comme ces nuages amoncelés rapidement dans les hautes régions, voilent l'azur d'un ciel serein, s'épanchent dans l'air qu'ils caressent. Tantôt, des spectres gigantesques semblent remplir l'espace de ténèbres; tantôt, des montagnes énormes se dressent, et des rochers arrachés de leurs flancs laissent tout à coup entrevoir le soleil; tantôt, un monstre immense rassemble, pousse les nuages et les répand dans l'étendue des cieûx. MAIS avec quelle facile abondance et quelle promptitude naissent les simulacres ! avec quelle vélocité ils se détachent et s'échappent sans cesse des objets! Les surfaces de tous les corps sont les sources intarissables des émanations ; arrivées à la superficie des corps, elles pénètrent les tissus poreux, tels que les étoffes, et sont repoussées par les objets solides, tels que le bois ou la pierre, et n'en réfléchissent point les images. Mais leur effet est différent, lorsque les émanations rencontrent
un corps serré et poli, tels que les miroirs : elles ne peuvent les traverser comme de légers vêtemens, mais elles ne se décomposent par le choc qu'après avoir été réfléchies en entier par la surface plane. C'est ainsi que les corps lisses renvoient les simulacres : quelles que soient la brièveté du temps et la promptitude avec laquelle on leur oppose le miroir, leur image s'y réfléchit soudain. Ainsi, des surfaces des corps s'échappent sans cesse des tissus déliés, des images imperceptibles. Un seul instant voit en foule des simulacres naître et s'élancer à flots pressés. Si l'astre du jour, dans un court intervalle de temps, répand les flots lumineux dont l'espace est sans cesse rempli de même les simulacres émanés des corps, de toute part, se précipitent en foule dans toutes les directions;
car de quelque côté que le miroir se présente, l'objet s'y reproduit soudain avec sa forme et ses couleurs.
A L'INSTANT même où le ciel brille de l'éclat le plus pur, le voile épais de la tempête le couvre tout à coup. Il semble que les ténèbres, s'élançant de l'Achéron, coulent à flots impétueux dans les cavités du ciel; dans cette nuit de vapeurs orageuses, nous contemplons, sous mille formes horribles, l'effroi balancé sur nos têtes. Mais, qui pourrait apprécier la ténuité des images innombrables dont se forment ces spectres aériens.
POURSUIS, apprends quelle est la vélocité des simulacres, avec quel prompt essor ils s'élancent dans les airs, quel immense espace ils parcourent dans un seul instant, en se précipitant dans toutes les directions ; mais j'emploierai le charme et non la multitude des vers; car l'oreille est moins docile aux cris dont la grue ne cesse d'agiter les airs, qu'au rapide chant du cygne mélodieux. Tu le vois, la vitesse appartient aux corps légers, formés, d'élémens subtils. Ainsi, la lumière et la chaleur du soleil sont doués d'une grande vélocité: ils se composent d'élémens actifs et déliés qui se succèdent, se poussent en courant, pénètrent aisément le fluide aérien. Les flots d'élémens pressent les flots qui les précèdent. La lumière succède sans cesse à la lumière, et la vitesse de son éclat s'accroît toujours par un éclat nouveau. Ainsi les simulacres parcourent en un clin d'oeil d'incommensurables espaces parce qu'ils sont incessamment chassés par l'impulsion des corpuscules qui les suivent, et que ces légers corpuscules, dont le tissu est subtil et délié, pénètrent sans peine tous les corps et coulent, en quelque sorte, dans tous les interstices de l'air. Tu vois des corpuscules émanés de l'intérieur des objets, jaillir de leurs pores : tels sont l'éclat et la chaleur du soleil : ils se répandent en un rapide instant dans l'immense étendue des airs, envahissent la terre et les flots, s'élancent vers le ciel, le baignent de leurs feux, dont ils inondent l'espace. Ne sois donc pas surpris si les simulacres nés à la surface des corps, et dont nul obstacle ne retarde l'émanation, se précipitent avec plus de vitesse et en de plus vastes profondeurs, dans un temps égal à celui que la lumière du soleil emploie à traverser les plaines célestes.
MAIS veux-tu mieux encore te convaincre de l'extrême vélocité des simulacres ; épanche sur le sol une légère nappe d'eau. A l'instant, les étoiles dont le ciel est parsemé, les flambeaux éclatans du monde sont réfléchis dans le cristal liquide. Tu vois donc avec quelle extrême vitesse les images se précipitent des extrémités du monde à la surface de la terre.
RECONNAIS donc l'existence des simulacres qui assiègent sans cesse notre vue et affectent nos sens. Tous les corps ont leurs émanations constantes : les parfums coulent des corps odorans, le froid émane des fluides, la chaleur émane du soleil, de la plaine turbulente, des mers s'exhale le sel rongeur qui mine les édifices du rivage. Mille sons variés voltigent incessamment dans les airs. Parcours les bords de l'Océan; la vapeur saline affecte ton palais , et l'absinthe broyée devant toi te lance son amertume : tant les sources intarissables des émanations coulent vers nous de tous côtés, puisqu'il nous est toujours permis de voir, d'odorer et d'entendre.
ENFIN, puisque dans les ténèbres le toucher nous révèle les contours et la forme d'un objet, au point de le reconnaître quand la lumière du jour vient le découvrir à nos yeux; du toucher et de la vue le mécanisme est semblable. Si le corps en effet que nous touchons dans l'ombre est de forme carrée, le jour ne l'offrira point sous un autre aspect. La faculté de voir est donc due aux images : sans elles nul objet ne serait aperçu.
LEUR écoulement continu et rapide s'élance dans tous les sens; mais le don de la vue appartenant aux yeux seuls, partout où le regard se porte, il est frappé par la forme et la couleur des objets. Par des signes certains, les mêmes images nous révèlent des distances ; car en se précipitant des corps elles poussent et chassent l'air élastique qui s'amasse entre elles et l'organe : cette colonne d'air, après avoir glissé dans toute son étendue sur l'organe, et, pour ainsi dire, nettoyé la prunelle, la traverse. Par là nous apprécions les distances : plus la colonne d'air poussée par les simulacres, en effleurant nos yeux, s'étend et s'épaissit, plus l'objet qui les envoie nous paraît éloigné; et, comme le jeu de la nature s'exécute avec une vitesse inconcevable, nous apercevons les corps, et à l'instant même nous jugeons leur distance. Tu t'étonnes peut-être que les simulacres inaperçus, lorsqu'ils sont divisés, puissent, par leur agglomération, nous faire apercevoir les objets : mais sentons-nous chaque molécule de l'air, quand le zéphyr nous caresse, ou quand l'aquilon nous frappe? Leurs impressions réunies se manifestent seules à nos sens : leur action est semblable au choc des objets dont la surface agit sur nos corps. Presse du doigt ce rocher, tu ne touches que l'extrémité de la surface et de la couleur, et cependant le tact te révèle la dureté de la masse entière de la pierre.Tu demandes pourquoi l'image apparaît au delà du miroir et dans l'éloignemént ; c'est ainsi que du fond de nos demeures, notre vue peut atteindre les objets extérieurs, lorsque l'issue ouverte lui permet de se promener sur les lieux d'alentour. Deux colonnes d'air s'interposent, l'une, entre la porte et l'oeil, à laquelle succède l'image et de la porte et des corps placés; dans l'intérieur d'un et d'autre côté. L'autre colonne, précédée de la lumière qui vient frapper nos yeux, est suivie de l'image des objets placés et aperçus au dehors. Tel est aussi l'effet du miroir : son image même, en se précipitant vers nous, chasse devant elle les flots d'air placés entre sa surface et nos yeux. L'impression de cette colonne d'air devance l'image du miroir ; mais à l'instant même où nous l'apercevons, notre propre image s'élance vers le miroir qui ne la réfléchit à nos yeux qu'après avoir fait glisser sur nous d'autres flots d'air pressés par notre image. Voilà pourquoi cette image paraît enfoncée au delà du miroir, à une distance égalé à celle qui nous sépaçe de sa surface. Deux colonnes d'air donnent naissance à ce phénomène. Si le miroir transpose les parties des objets qu'il renvoie, c'est qu'en frappant la surface plane, l'image, avant d'être réfléchie, se retourne et change de face, en un sens opposé. Ainsi, applique sur une colonne un masque d'argile humide et souple : s'il se peut qu'en conservant leurs formes, toutes les parties saillantes se replient en elles-mêmes et surgissent au dehors dans leur intégrité, tu verras l'oeil gauche et l'oeil droit faire échange de leur place accoutumée.
QUELQUEFOIS, l'image reportée de miroir en miroir quintuple et sextuple le simulacre. Alors, quels que soient l'obliquité, l'enfoncement, la distance de la position des objets environnans, ils sont attirés vers toi par ces réfractions rapides, et la multiplicité des miroirs les reproduit sur tes lambris. Ainsi, de miroir en miroir sont propagées les images : le premier les réfléchit-il à gauche, le second les retourne à droite, un troisième les saisit et les rétablit aussitôt.
LES miroirs taillés à plusieurs faces réfléchissent les objets dans le sens où ils leur sont présentés, ou parce que l'image de miroirs en miroirs n'est transmise à nos yeux qu'après son double trajet, ou parce que, roulant sur elle-même en volant vers nous, la courbure de la facette la presse et la retourne.
LE simulacre est si fidèle imitateur de notre corps, que tu le vois se mouvoir, nous suivre pas à pas : il reproduit l'attitude, le geste ; il se montre et disparaît; parce que tu quittes la ligne du miroir, il cesse de réfléchir: car la nature a voulu que l'image ne puisse être portée et réfléchie qu'en formant des angles égaux.
LES yeux craignent les objets resplendissans, ils en évitent l'aspect. Le soleil éteindra ta vue, si tu la portes obstinément sur lui. A la propre force de ses rayons se joint la force des simulacres lumineux qui, tombant avec impétuosité du haut des airs, frappent violemment nos yeux et brisent leurs ressorts. D'ailleurs, une trop vive splendeur, par la multitude des semences de feu qu'elle fait jaillir, irrite et blesse l'organe qu'elle pénètre. Tous les objets, en un mot, sont jaunes à l'oeil d'un bilieux parce qu'en s'échappant de son corps, des semences jaunes se mêlent aux simulacres qui affluent vers lui; et peut-être aussi le cristal de ses yeux est empreint d'émanations colorantes dont la contagion dore toutes les images. Du fond d'un lieu obscur on découvre facilement les objets, exposés à la lumière du jour, parce que l'air ténébreux, environnant nos yeux, s'y introduit sans obstacle, et s'empare de toutes les issues de l'organe. Aussitôt il est suivi par l'air éclairé qui, doué de plus de vitesse et d'énergie que l'air ténébreux, purge en quelque sorte les yeux et les affranchit des ombres noires qui les envahissaient. Quand les conduits qu'avaient obstrués les ténèbres ont été ainsi abreuvés de lumière, les simulacres des corps placés au jour s'en emparent rapidement et procurent la sensation de la vue. Au contraire, il est impossible de distinguer d'un lieu éclairé les objets placés dans l'obscurité, parce que l'air sombre, plus épais, ne se présentant que le dernier, ferme tous les canaux visuels, envahit toutes les voies et repousse tous les simulacres qui cherchent notre vue.
DANS le lointain, les tours carrées des villes apparaissent arrondies : tout angle, à une grande distance, se brise, ou plutôt on ne l'aperçoit pas. Son élancement se perd; son trait ne peut arriver jusq'à l'oeil, parce que le choc continu de l'air émousse les simulacres dans un long trajet. L'angle usé ainsi devient insensible, et l'on ne distingue plus qu'une masse de pierres arrondies, non pas comme les corps dont l'oeil de près détermine la forme sphérique, mais, pour ainsi dire, comme un objet dont l'ombre qui l'entoure, rend la forme douteuse.
QUAND le soleil brille, notre ombre se meut avec nous : asservie à nos pas, elle imite nos gestes, elle semble participer à la vie. On lui croirait la faculté de marcher, de déployer les mouvemens et les gestes humains, si l'ombre n'était autre chose qu'un espace privé de lumière. La terre recevant et perdant alternativement la lumière du soleil, selon que la marche de nos corps ouvre ou ferme le passage à ses rayons, il semble que la même ombre nous suit incessamment en tous lieux mais la lumière n'étant que l'effusion continue des rayons lumineux qui se perdent et renaissent comme un fuséau de laine, déroulé et attiré dans un foyer dévorant, tu conçois comment la terre, quand un corps mobile lui dérobe les rayons de l'astre, se revêt alternativement d'ombres noires ou de clartés brillantes.
CEPENDANT, nous n'accusons point nos yeux d'imposture. Discerner l'ombre et la clarté tel est leur emploi. Mais est-ce toujours la même lumière qui coule ? est-ce toujours la même ombre qui poursuit sa carrière, ou bien ai-je révélé ce phénomène? C'est à la raison seule de porter l'arrêt. Les yeux ne peuvent approfondir la nature des corps. Ne leur impute donc pas des erreurs de l'imagination.
LE vaisseau qui nous enlève rapidement nous paraît immobile, tandis que celui qui est captif dans le port semble nous fuir emporté par le courant; les collines, les champs que, nous font raser nos voiles enflées par le vent semblent courir; et se précipiter vers la poupe. Les astres paraissent immuables dans les cavités des deux, et cependant leur marche est éternelle ; ils s'élèvent d'un côté de la terre et ne vont se précipiter à l'autre horizon qu'après avoir fait jaillir leur clarté dans la vaste enceinte des cieux. Du flambeau des jours, de l'astre des nuits, la raison seule nous révèle la marche continue. Vois ce vaste amas de montagnes se dresser au milieu des flots de l'Océan : entre ces monts des flottes entières trouveraient un libre passage ; et, vus dans le lointain, ces rochers séparés par de larges intervalles se réunissent à nos yeux et ne forment qu'une île immense. Les enfans après avoir tourné sur eux-mêmes voient les lambris dé leur demeure se mouvoir, les colonnes circuler rapidement autour d'eux; ils sont prêts à craindre que les murailles, que les combles entraînés ne s'écroulent et ne les ensevelissent sous leurs débris.
QUAND la Nature commence à élever au sommet des montagnes le disque du soleil rougi de feux ondulans, ces cimes où l'astre, avant de prendre son essor, semble reposer son orbe étincelant, ne sont séparées de nous que de deux fois mille, quelquefois de cinq cents portées de traits. Entre ces monts et le soleil pourtant, des mers se prolongent, sans fin sous la voûte éloilée. Au delà de ces mers sont d'innombrables régions surchargées d'habitans divers, d'animaux, de cités et de milliers de peuples.
UNE nappe d'eau d'un doigt d'épaisseur étendue entre les pierres de la voie publique nous découvre sous nos pas un espace aussi vaste que celui qui s'arrondit sur nos têtes entre la terre et le ciel. IL semble que le globe, entrouvrant ses flancs profonds, nous laisse contempler de nouveaux nuages, un autre firmament et tous les corps brillans sous des cieux inconnus dont la terre nous dérobait l'admirable spectacle. Si ton coursier s'arrête en traversant un fleuve, regarde fixement fuir l'onde rapide; le coursier, quoique immobile, te paraît céder à une force qui l'entraîne à l'opposé du courant. Que tes regards se portent sur ce qui t'environne, tu verras tous des corps entraînés comme toi, remonter vers la source du fleuve.
CONTEMPLE de l'une de ses extrémités et dans toute son étendue ce portique, que soutient un double rang de colonnes égalés en hauteur, il décroît, se resserre par degré, prend une forme conique : le sommet s'abaisse vers le sol, l'un et l'autre côté se rapprochent, et leur extrémité anguleuse n'offre plus que la forme d'un cône.
LES nochers voient le soleil s'élancer de l'onde, et replonger ses feux dans l'onde. N'accusons point leur sens de tromperie, puisque rien ne s'offre à leurs yeux que les cieux et les mers.
L'HOMME qui ignore les effets du liquide élément, croit voir les vaisseaux qui surchargent la mer renversés, déformés, lutter contre les flots. Le gouvernail, les rames, demeurent droits au dessus du niveau de l'ônde mais la partie plongée sous le cristal mobile, se replie, s'allonge, se redresse et semble revenir flotter jusqu'à la surface.
QUAND le vent nocturne chasse les nuages épars çà et là sous la voûte d'azur, les flambeaux du firmament semblent se précipiter, contre le cours des nuages et se frayer dans les cieux une route inaccoutumée. Si le hasard te fait presser du doigt l'orbite de tes yeux, tu verras autour de toi tous les objets se doubler, les flambeaux brilleront d'une double lumière, un double ameublement ornera ta demeure, et les hommes t'apparaîtront avec un double corps, avec un double visage.
QUAND nos membres enfin sont enchaînés par le doux sommeil, et que le corps est plongé dans un immuable repos, nous croyons quelque fois veiller, et agiter nos membres; et, quoique environnés de profondes ténèbres, nous contemplons les feux du soleil et l'éclat du jour; enfermés dans une étroite enceinte, nous errons sous d'autres cieux, nous franchissons des mers, des montagnes, des fleuves. De vastes campagnes sont traversées par nos pas rapides; le profond silence des nuits nous environne, et cependant des sons arrivent à notre oreille; on nous appelle, et notre bouche muette croit répondre.
UNE foule de phénomènes peuvent ainsi nourrir nos illusions, et tendent à violer la foi due aux sens. L'erreur naît presque toujours de l'imagination, que nous nous plaisons à mêler au jugement des sens. On prétend avoir vu ce que les sens ne nous ont point montré. Qu'il est rare, en effet, de dégager la vérité que nos organes nous révèlent des vagues prestiges dont l'esprit se plaît lui-même à l'environner.
CELUI enfin qui croit que la science consiste à tout ignorer, ne peut pas même s'assurer de.sa propre ignorance, puisque son propre aveu le condamne. Non, je ne combats point l'homme absurde qui repousse l'évidence, et semble marcher à reculons, et la tête sur la terre. Mais, je lui accorde l'existence de son ignorance absolue. qu'il me dise alors comment il discerne ce qu'on peut savoir, ce qu'on peut ignorer, puisque pour lui la certitude n'existe pas ; d'où lui vient le sentiment du vrai et du faux; comment choisit-il entre le doute et là certitude? RECONNAIS donc que la vérité ne nous est transmise que par le ministère des sens; que les sens ne peuvent être justement accusés d'imposture. Nous leur devons une entière confiance, leur pouvoir énergique et sûr confond l'erreur en lui opposant la vérité. Et quels guides seraient plus infaillibles que les sens ? Diras-tu que la raison, quoique enfantée par les mêmes organes, rectifiera leurs erreurs : la raison, dont l'existence est leur ouvrage, la raison qui chancelle, lorsqu'ils l'abandonnent? Mais les sens pourront-ils s'entr'aider, et rectifier en commun l'erreur de chacun d'eux? l'oreille dévoilera-t-elle l'illusion de la vue? le tact recueillera-t-il des sons échappés à l'ouïe? le goût, l'odorat ou la vue révèleront-ils les méprises du toucher? Non, non, chaque organe a son but et son emploi,, il est limité dans sa puissance. Ainsi, l'âpreté ou la mollesse, le froid ou la chaleur, le coloris et ses nuances, les sons, les parfums, les saveurs, ont séparément leur arbitre. Les sens portent isolément leur arrêt, et ne peuvent le rectifier eux-mêmes. Chacun à part mérite la même confiance, et leurs rapports en tous temps sont toujours sincères. Si la raison ne peut définir pourquoi l'objet angulaire paraît arrondi dans l'éloignemcnt, il vaut mieux n'expliquer que d'une manière indécise cette double apparence, que de laisser échapper de nos mains l'évidence, d'anéantir tous les principes de la certitude, et de faire écrouler cette base où repose notre salut et notre vie. Car, il ne s'agit pas seulement ici du triomphe de la raison : la vie elle-même n'a de guides et de conservateurs que les sens; ils signalent les objets dangereux, l'abîme qui menace de nous engloutir, et la route qui doit nous en écarter. Tu le vois donc, toutes les paroles exhalées contre les sens sont injurieuses et vaines. AINSI, lorsqu'en érigeant un édifice, l'architecte adopte une règle fausse; si un aplomb inexact l'a trompé sur le niveau du sol, si quelques parties sont dirigées par une équerre inégale, nécessairement il n'élève qu'un édifice claudiquant, qui s'affaisse, se penche, sans grâce, sans force et sans harmonie : une part menace de s'écrouler, et l'ensemble, appuyé sur des bases vicieuses, s'écroule en effet. Ainsi, en répudiant le guide des sens, le raisonnement trompeur et vain sera bientôt renversé.
MAINTENANT, comment chaque sens est-il affecté par les objets qui lui sont analogues? la raison dévoile aisèment ce mystère. La voix et tous les sons ne se font entendre qu'à l'instant où les élémens qui les composent pénètrent les sinueuses cavités de l'oreille : car tu ne peux contester l'essence matérielle des sons, puisqu'ils affectent nos sens. Souvent la voix, en son passage, irrite le gosier, et les cris perçans offensent ses canaux. Quand les principes nombreux de la voix se précipitent à l'extérieur avec impétuosité, ils pressent leur étroite issue, la fatiguent, et en déchirent l'orifice en s'échappant dans les airs. Tu ne peux donc nier que la voix et les sons ne soient doués d'élémens corporels, puisqu'ils nous font éprouver la douleur. Tu sais à quel point l'homme fatigue ses nerfs et lasse sa vigueur; si sa voix sonore retentit depuis le lever éclatant de l'aurorej usqu'à l'instant où la nuit étend ses ombres, surtout si le feu de la querelle enfle sa voix. La voix participe donc de l'essence du corps, puisqu'elle ne peut résonner longtemps sans lui ravir une partie de ses forces.
MAIS la rudesse ou la douceur de la voix dépendent de la rudesse et de la douceur de leurs élémens. Les mêmes élémens ne frappent point notre oreille, lorsque de la trompette retentit le grave et profond murmure, ou lorsque du cor recourbé éclate le rauque frémissement, ou lorsque le cygne, éclos dans les fraîches vallées de l'Hélicon, d'une voix mélancolique, exhale et module ses suaves adieux.
QUAND les sons, du fond de la poitrine, se sont précipités dans les cavités du palais, la langue, industrieuse et mobile ouvrière de la parole, façonne les mots, et la lèvre agile et souple les modifie. Si le trajet de la voix est court, elle se transmet à l'organe avec clarté, et lui porte ses plus légères inflexions ; mais si l'intervalle qui les sépare est considérable, l'amas du fluide aérien embarrasse et confond les paroles qui flottent indécises dans la plaine de l'air. Alors, on ne recueille que des sons entrecoupés, et le sens des mots nous échappe, parce que la voix, en volant, dans l'air qu'elle traverse,
se brise, et ne nous parvient qu'incertaine et confuse. ENFIN, lorsque le crieur publie un édit récent, ses accens frappent à la fois les oreilles d'un peuple entier, une seule voix se divise donc tout à coup en des milliers de voix, puisqu'elle s'introduit, en même temps dans d'innombrables organes, et leur transmet des paroles distinctes, claires et sonores. LES voix qui ne rencontrent aucun organe poursuivent leur essor, s'égarent et s'évanouissent dans les airs, ou quelquefois vont heurter des masses solides qui répercutent les sons, et nous font illusion en réfléchissant, pour ainsi dire, l'image de la parole. Instruit par la révélation de ce phénomène, tu peux expliquer à toi-même et aux autres pourquoi, dans les lieux solitaires, les rochers nous renvoient les paroles, sans altérer ni leur ordre, ni leurs intonations, lorsque en cherchant nos pâles compagnons égarés dans les montagnes ombreuses, nous les rallions d'une voix éclatante. ET moi, j'ai vu des lieux qui reproduisaient la voix six fois et plus, tant la voix revolait de collines en collines dans son intégrité. Aussi, les habitans de ces contrées supposent-ils la présence des Nymphes et des Satyres aux pieds légers. Les Faunes, disent-ils, dans leurs nocturnes ébats, par des chants joyeux, troublent le silence de la solitude : aux doux frémissemens de la corde sonore s'unissent leurs tendres accens que, par intervalle, accompagne
la flûte, pressée sous leurs doigts agiles. Pan révèle son approche aux hôtes de ces lieux : ils le pressentent quand, sur sa tête amphibie le dieu agite sa couronne de pin, et promène ses lèvres recourbées sur ses nombreux pipeaux, qu'il enfle d'intarrissables sons rustiques. Leurs discours ne cessent de proclamer de semblables prodiges ; peut-être ce peuple veut-il prouver ainsi que son pays n'est point dédaigné des dieux : mais qu'importe le but de leurs récits miraculeux; on sait trop à quel point l'esprit humain est avide de fables ! NE sois donc pas surpris que le son se fraie, pour frapper l'ouïe, des chemins, interdits à nos regards. Ainsi, ces portes se closent vainement entre nous : notre parole les traverse ; l'expérience l'atteste chaque jour. La voix flexible, sans se détruire, s'introduit dans les pores les plus sinueux des corps, tandis que les images destinées à nos yeux s'arrêtent dans les moindres détours, se divisent et se perdent, s'ils ne sont reçus dans des conduits directs, tels que ceux du cristal, que l'image traverse en conservant son intégrité.
D'AILLEURS, la voix se divise en d'innombrables voix qui se répandent de tous côtés, parce qu'elles s'engendrent mutuellement; une seule en enfante une foule. Telle l'étincelle se divise en milliers d'étincelles. Tous les lieux se remplissent donc en même temps des sons de la voix, qui se répand à la ronde, entoure l'orateur et pénètre dans les cavités les plus secrètes, tandis que les simulacres ne s'élancent qu'en ligne droite de l'objet qui les émane à nos yeux. La ligne du regard n'a point d'obliquité: nul ne peut apercevoir l'objet qui plane sur sa tête. Le son, au contraire, arrive en tous sens, même à travers lès obstacles. Cependant, la voix s'émousse aussi en traversant les murailles : elle ne parvient qu'en se brisant; elle n'apporte, au lieu de mots, que de vagues murmures. IL me reste à l'offrir un phénomène moins, facile à dévoiler : comment les sucs savoureux aiguillonnent-ils la langue et le palais. D'abord, nous goûtons la saveur quand la bouche triture les alimens dont elle exprime les sucs. Telle, sous la main qui la comprime, l'éponge expulse l'eau qu'elle renferme : ainsi les sucs épanchés s'infiltrent dans les pores du palais et dans les fibres poreuses de la langue. Si leurs élémens sont lisses et coulans, ils flattent, mollement,les organes du goût, et remplissent d'une suave volupté le moite séjour de la langue. Au contraire, lorsque leurs élémens sont rudes et anguleux, ils portent la douleur dans les organes qu'ils déchirent. LA volupté du goût siège à l'extrémité du palais : dès que les alimens, précipités dans les canaux du gosier, se liquéfient et, se répandent dans tous les membres, la volupté alors n'existe plus, le goût exquis des mets ne nous importe donc guère, pourvu que, épurée, par le feu, une nourriture salutaire entretienne la douce humidité dans notre sein, circule dans nos membres, et ranime, le corps fatigué.
POURQUOI, diras-tu, le même aliment est-il à la fois propice et dangereux? pourquoi des mets amers et révoltans pour des espèces sont-ils agréables et doux pour les autres? d'où naît l'effet si opposé de ces alimens qui offrent à celui-ci un repas salutaire, à celui-là une mort douloureuse? Ainsi, le serpent qu'humecte la salive humaine périt, se déchire et se dévore lui-même. L'ellébore, poison subtil pour l'homme surcharge d'embonpoint la caille et la chèvre.
POUR dévoiler toutes ces causes diverses, rappelle-toi les secrets que la nature nous a déjà révélés. Des élémens constitutifs se combinent différemment dans les êtres divers, et toutes les espèces animées, si variées dans leurs contours, leurs formes, leurs grandeurs, sont bien plus dissemblables dans les ressorts secrets de leur formation, et la différence dans leurs élémens prouve la dissemblance, de leurs conduits, de leurs pores, de leurs dimensions ; mais cette variété est surtout sensible dans les organes du goût. Les pores de la langue et du palais ne sont pas également étroits, larges, ovales, circulaires, carrés, polygones, longs ou triangulaires; car les conduits poreux varient de figures, selon le mouvement des principes et la nature du tissu qui les contient. Si l'aliment est doux, suave pour les uns, amer pour les autres, c'est que leurs sucs, sous une forme arrondie et lisse, s'insinuent mollement dans tel palais, tandis qu'apres, anguleux, recourbés; ils pénètrent avec peine dans les organes qu'ils déchirent.
CONTINUE, Memmius, il n'est point de secrets qu'avec cette explication, tu ne puisses arracher à la nature, Quand la bile, à flots débordés, allume la fièvre dans nos veines, ou quand d'autres souffrances accablent nos sens, l'harmonie de la machine entière est troublée; ses principes se confondent; ils perdent l'analogie qui les unissait à nos organes, l'accès leur en est interdit, et les principes des douleurs s'en réservent l'entrée. De ces deux espèces d'élémens, nous l'avons déjà reconnu, le miel se compose. MAINTENANT, pourquoi les parfums affectent-ils l'odorat? Je vais le révéler. La nature a voulu que d'un grand nombre de corps s'écoulent en tourbillons des flots de parfums différens. Car tout l'atteste : les odeurs sont des émanations, des écoulemens continus. Mais leurs analogies sont diverses avec les diverses espèces, selon la différence de leur conformation. Ainsi, à travers les champs de l'air, l'abeille est attirée par le parfum du miel; le vautour, par les cadavres infects. L'odeur laissée par les pieds fugitifs du cerf promet au chien qui l'interroge la retraite de sa proie; l'oiseau sauveur du Capitole, par les émanations du corps de l'homme, pressent de loin son approche. Par ces diverses exhalaisons des corps, la nature guide les animaux vers l'objet salutaire, les détourne du venin dangereux, et conservé ainsi les espèces renaissantes. LA puissance et l'activité de ces flots odorans diffèrent selon les corps dont ils émanent; mais ils n'ont jamais une sphère aussi étendue que le son et la voix, et bien moins encore que celle des simulacres qui nous transmettent la vue des objets. Les odeurs se traînent péniblement; elles s'égarent peu à peu, s'atténuent, se décomposent et s'évanouissent, avant de parvenir à l'organe. D'abord elles se fraient difficilement une route au sein des objets dont elles sont émanées. On peut s'en convaincre lorsque les corps sont brisés, se broient sous le choc ou se consument dans les flammes : ils exhalent des sucs plus odorans; et puis on ne peut méconnaître que les parfums se forment d'élémens plus lourds, plus grossiers que les principes des sons, car l'enceinte de nos murailles est un obstacle qu'elles ne peuvent vaincre, tandis que la voix les pénètre,sans peine, Aussi, les odeurs, ne nous révèlent, qu'avec incertitude lelieu où résident les corps dont elles sont émanées. Leur lenteur continue les balance indécises dans les airs, messagers engourdis, ils n'offrent que des rapports tardifs. Voilà pourquoi, le chien suit, quitte, ressaisit et perd la trace de sa proie. LES images et les couleurs oint aussi des effets divers, selon leurs rapports avec les sens : il en est surtout qui, douées d'une certaine âcreté irritent et blessent les yeux. Ainsi, à l'aspect de l'oiseau dont le battement de l'aile chasse la nui dont la voix éclatante appelle l'aurore, le lion épouvanté fuit rapidement parcequ'exhalés du corps de l'oiseau, de certains principes,: en s'introduisant dans les yeux du lion, irritent la pupille et lui causent une âpre douleur, à laquelle ne peut résister sa féroce audace. Tandis que ces mêmes principes sont inoffensifs pour nos regards, soit qu'ils n'y trouvent point d'accès, soit qu'après leur entrée; ils retrouvent une facile issue qui leur permet un prompt retour sans endommager l'organe.
POURSUIS, Ô Memmius, connais quels principes affectent notre âme, et comment, se fécondent ses idées, je serai succinct : je l'affirme, les simulacres de tous les corps voltigent sans, cesse sous toutes les formes ; ils remplissent l'espace ; par, leur substance menue et déliée, ils s'unissent aisément dans le vague des airs, en s'entrechoquant comme les fils légers d'Arachné, ou comme l'or en feuilles amincie. Ils sont plus déliés que les images qui s'échappent des bbjets: et frappent notre vue, car ils s'insinuent dans les moindres conduits de nos corps, et pénètrent jusqu'à la subtile essence de l'âme, dont ils éveillent les ressorts, Voilà pourquoi nous voyons intérieurement des Centaures, des Scylla, la gueule des Cerbères, et les images des morts dont les ossemens sont enfermés depuis longtemps dans les entrailles de la terre car des simulacres nombreux et variés nagent dans l'atmosphère; les uns naissent d'eux-mêmes au milieu des airs, les autres s'exhalent des corps ; quelques-uns sont l'assemblage de ces différens et vaporeux essaims. L'image d'un Centaure n'est point émanée d'un être que la nature n'a jamais enfanté; elle naît des simulacres de l'homme,et du coursier, que le hasard a réunis, et, je le repète, dont la souplesse et la ténuité ont secondé la combinaison.Toutes les autres images bizarres sont le fruit d'une semblable union. Leur agile légèreté leur permet, dès la première impression, d'affecter notre âme, dont la substance mobile, active et frêle à l'excès, s'ébranle au moindre choc.
POUR mieux t'en convaincre, souviens-toi que les objets qu'aperçoit l'âme ressemblent aux objets qui ont frappé les organes de la vue, et qu'ainsi cette perception doit s'opérer par le même mécanisme. Déjà je l'ai prouvé; je n'aperçois ce lion que par les simulacres qui affectent mes yeux. Sans doute l'âme n'éprouve la même sensation que par le contact d'autres simulacres émanés des lions : elle les discerne avec la même facilité que les yeux; mais ils sont plus mobiles, plus déliés, pour pénétrer jusqu'à ce sens intime; Quand les membres sont appesantis par le sommeil, si l'âme et l'esprit veillent, ils reçoivent le choc des mêmes images qui les ont environnés pendant le jour, et qui les poursuivent encore; elles reproduisent alors l'objet réel avec tant de vérité, qu'on croit voir ceux-mêmes que la terre renfermait, rendus par la mort aux doux champs de la vie. La nature enfante ces illusions parce que les membres et les sens, plongés dans un profond sommeil, ne peuvent opposer l'erreur à la vérité; et la mémoire elle-même assoupie, languit et ne peut plus discerner ceux qui jouissent encore de la vie et ceux qui sont ensevelis dans l'ombre de la mort. Au reste ne sois pas surpris que les simulacres soient doués de mouvemens; qu'ils agitent leurs bras et leurs membres en cadence. Telle doit être l'apparence produite par le sommeil, car dès que le premier simulacre est évanoui, un autre aussitôt lui succède; leur foule fugitive paraît ne présenter qu'une seule image, avec des attitudes variées : tant est rapide leur apparition successive.
QUE de secrets nous pourrions encore sonder ! que d'obstacles nous resteraient à vaincre, s'il fallait épuiser ce sujet profond! On cherche surtout comment l'âme appelle et possède sur-le-champ les idées qu'elle désire combiner : on cherche si les simulacres dociles épient nos penchants pour accourir à leur premier signal et, quand notre pensée se rappelle l'océan, la terre, les cieux, la foule des hommes, les pompes, les festins, les combats, on se demande si la nature crée soudain les images de toutes les scènes de la vie-et les offre à nos désirs, tandis que dans les mêmes lieux, dans la région qui nous environne, d'autres âmes reçoivent des images entièrement opposées. Nous apercevons en songe les simulacres s'avancer en cadence, mouvoir leurs membres flexibles, entrelacer mollement leurs souples bras, et multiplier à nos yeux les mouvemens de leurs pieds agiles. Ces simulacres sont-ils formés par l'arit et, doctes voltigeurs, ont-ils étudié leurs jeux nocturnes ? Mais l'âme ne peut saisir leur foule entière; et comme nous n'entendons chaque mot successif d'un discours que dans un rapide instant, il s'écoule un grand nombre d'images que la raison seule peut distinguer. Aussi, dans tous les temps et dans tous les lieux, nous sommes assiégés d'une foule variée et innombrable de simulacres : tant est grande et leur foule et leur rapidité! Mais comme leur substance est très déliée, l'âme, sans un effort assidu, né peut les observer distinctement: ils n'ont d'existence que selon l'attention qu'elle leur prête, ils périssent si elle n'est point préparée à les recueillir. Mais l'âme se dispose donc par le désir curieux et par l'espérance de voir certains objets qu'elle désire apercevoir, et qu'elle aperçoit réellement.
NE remarquons-nous pas que les yeux, après avoir parcouru des corps menus et délicats, ne peuvent, sans une attention soutenue, les discerner clairement. Les corps, même les plus distincts à notre vue, si l'âme ne s'applique à les observer, restent pour elle aussi vagues que s'ils en étaient séparés par un immense intervalle. Est-il donc surprenant que l'âme, préoccupée des simulacres qui la frappent à l'instant même, laisse échapper l'essaim des autres images qui se pressent autour d-elle? SOUVENT l'âme accroît l'étendue des simulacres, et son erreur nous abuse. Souvent aussi elle dénature leur forme et leur sexe. Ainsi, quand nos bras caressans enlacent une jeune beauté, un homme lui succède, et souvent elle est remplacée par un être dont l'âge et la figure sont bien différens. Ne nous en étonnons pas : le sommeil et l'oubli abondonneut l'esprit à son erreur. MAIS avant tout, il faut te signaler une erreur trop accréditée, te prémunir contre elle et la faire évanouir. Ne crois pas que le brillant éclat de tes yeux ait été préparé pour te faire discerner les objets; que la jambe, liée à la cuisse mobile, ait reçu pour appui tes pieds légers afin de donner un libre essor à la course ; que tes bras musculeux et souples aient été placés à l'un et à l'autre côté de son corps et terminés par une adroite main, pour devenir les protecteurs de ta vie et les ministres de tes besoins. C'EST ainsi qu'on a renversé l'enchaînement successif des causes et des effets. Non, les membres n'ont point été destinés à notre usage; mais leur forme invita à s'en servir. Le don de la vue n'a point précédé la formation des yeux: le langage n'a point devancé l'organe de la parole. Au contraire, la langue devança de bien loin les discours. Avant que l'art ait modulé des sons, les oreilles existaient, et chacun de nos organes précéda dès longtemps son usage. Ils n'ont donc pas été formés pour satisfaire à nos désirs. ON combattit avec la main; on se déchira avec les ongles tranchans; on se souilla de sang, avant que la flèche brillante ne volât dans les airs; la nature avait enseigné à éviter les blessures, avant que l'art n'ait suspendu au bras gauche du guerrier le bouclier protecteur. Le doux repos et la fatigue sont antérieurs aux lits et aux moelleux duvets. On étanchait la soif, avant que le ciseau n'ait arrondi les coupes. Ces découvertes, fruit du besoin et de l'expérience, on peut le croire, ont eu pour but notre jouissance. Mais il n'en est point ainsi de nos membres et de nos organes, dont l'usage n'a été déterminé que par leur forme, et tout atteste qu'ils n'ont point été officieusement offerts à nos besoins. Tu t'étonnes peut-être que chaque être animé recherche de lui-même l'aliment que la nature lui destine. Je t'ai déjà enseigné, que de tous les corps s'écoulent sans cesse d'innombrables corpuscules. Le mouvement, les travaux, excitent surtout ces émanations. La sueur en expulse à grands flots de l'intérieur même du corps ; la fatigue les excite et les chasse de la bouche haletante. Par ces chocs réitérés le corps est amoindri, ses forces sont abattues, et à cet épuisement succède la douleur. On éprouve alors le besoin de la nouriture; elle se répand, se dissémine dans tous les membres, les soutient, ranime les forces, et assouvit cet amour des alimens, qui avait dilaté les canaux de la machine entière.
LES breuvages à leur tour humectent leur passage. Ils apaisent les tourbillons de chaleur qui fermentaient dans les entrailles : leur liquide fraîcheur éteint le foyer dévorant qui consumait les membres. Tu vois ainsi comnnent s'éteint la soif haletante et s'apaise le pressant aiguillon de la faim.
MAIS comment pouvons-nous, au gré de nos désirs, ajouter des pas à nos pas, et imprimer à nos membres des mouvemens si divers? Quelle puissance secrète s'est accoutumée à mouvoir, à diriger la masse de notre corps ? Sois attentif, je le révèle. Il faut, je le répète, le concours des simulacres destinés à agir sur lame; ils la frappent, de là naît la volonté: car toute action ne se détermine qu'au signal de la volonté, et pour connaître l'objet vers lequel la pensée se porte, la présence du simulacre émané de cet objet est indispensable. L'esprit ainsi excité au mouvement, se communique aussitôt à l'âme répandue dans tous lès membres. Leur intimité rend cette communication facile. Le choc reçu par l'âme se répercute dans tout le corps, qui commence à se mouvoir; il s'agite progressivement. Le corps se raréfie aussitôt, et l'air, toujours mobile, s'infiltre dans tous ses canaux, les remplit à grands flots, frappe les molécules les plus déliées, et pénétré jusqu'aux moindres conduits. Ainsi, le corps est entraîné par l'âme et par l'air, comme un vaisseau par la voile et les vents. NE sois pas surpris que des corpuscules aussi légers puissent agiter et pousser à leur gré la masse entière de nos corps. Ne vois-tu pas le vent, Ce fluide si subtil, pour faire voler un immense vaisseau déployer une force immense? le faible bras du pilote guide sa course la plus, rapide; un seul, gouvernail le dirige à son gré; et ne voyons-nous pas la poulie et de frêles rouages soulever sans efforts les plus énormes fardeaux!
MAINTENANT apprenons comment le sommeil verse le repos dans nos membres, et chasse, du fond de nos coeurs, les noirs soucis. J'emploierai moins la multitude des vers que leur mélodieuse suavité. Le chant rapide du cygne est préférable aux cris, longs et perçans, dont la grue fait retentir les plaines éthérées. Et toi, prête ici une oreille attentive et un esprit recueilli, afin que tu ne puisses méconnaître l'évidence elle-même; et qu'en repoussant avec obstination les accens de la vérité sortie de mon coeur, tu n'épaississes,par ta faute, le bandeau qui couvrirait tes yeux.
LE sommeil arrive quand l'essence de l'âme se divise dans les membres, et qu'une partie d'elle-même s'échappe au dehors, tandis que l'autre s'agglomère intérieurement: chaque membre se délie et flotte mollement. On n'en peut douter: sans l'âme, le sentiment n'existe pas, et quand il semble éteint par le sommeil, tout nous atteste que l'âme troublée s'échappe de son vaisseau; non pas tout entière, car le froid éternel de la mort glacerait nos membres; ils ne conserveraient plus une seule étincelle de l'âme qui, pareille au feu caché sous la cendre, en rallumerait la flamme.
MAIS, je dois te révéler les causes de ce nouvel état, et d'où naît le désordre de l'âme et cette langueur des sens. Deviens attentif, et fais que mes paroles ne soient pas abandonnées aux vents. LA surface de tous les corps, livrée sans cesse au contact de l'air, doit donc éprouver ses fréquentes impressions : aussi, presque tous les êtres en butte à ces chocs s'enveloppent de pellicules, de duvets, de coquilles, d'écorces et de tissus membraneux. L'intérieur même des corps est ainsi agité par le flux et le reflux de l'air, qu'il attire et chasse tour-à-tour en respirant. Le corps, heurté en tous sens par ce choc qui l'agite, et qui pénètre dans ses pores jusqu'au siège des élémens constitutifs ; le corps, d'assauts en assauts, se prépare insensiblement à la destruction : les principes de l'esprit et des sens se déplacent; une part de l'âme est bannie, l'autre se réfugie intérieurement; une troisième, disséminée dans tous lesmembres, ne peut plus se réunir, ni porter son tribut au concert de la vie : la nature à son essor ferme tous les conduits. Dans cet orageux désordre, le sentiment s'exile; le corps privé de soutiens languit;les membres chancellent, les jarrets fléchissent, les bras tombent, les paupières se closent. LE sommeil succède au repas; car le corps, au lieu d'air, reçoit les alimens liquéfiés dans ses veines, et l'effet en est semblable : le sommeil même est plus profond, s'il naît de la fatigue ou du faix des alimens. En effet, tout effort pénible désordonne les élémens, refoule l'âme plus profondément dans le corps, l'en chasse à flots impétueux, l'entraîne et la dissout plus complètement. LES objets de nos plus habituelles méditations, qui nous captivent davantage, et qui exercent, le plus la contention de l'esprit, sont aussi ceux qui nous préoccupent le plus constamment dans le sommeil. En songe, l'orateur prête à sa cause la puissance des lois ; le guerrier médite des assauts et livre des combats ; le pilote s'abandonne à la lutte des tempêtes, et moi-même, en songe, je ne quitte point ma lyre : je continue d'explorer la nature et d'en révéler les mystères à ma patrie. Ainsi, les arts et l'étude dans l'illusion des songes, reviennent charmer leurs adorateurs. Si, durant quelques jours, nous sommes assidus spectateurs des jeux de la scène; lorsqu'ils ont cessé de frapper nos sens, nous les voyons encore : leurs simulacres s'introduisent encore en nous, et s'ouvrent de libres issues jusqu'à notre .âme. Pendant longtemps, ces objets nous poursuivent: en veillant, nous voyons le danseur bondir et déployer ses membres assouplis; la suave harmonie du luth, la vibration des cordes éloquentes caressent notre oreille, et la foule des spectateurs, la pompeuse variété des ornemens de la scène, se déroulent à nos regards : tant l'habitude, les goûts et les penchans exercent de pouvoir, non seulement sur les hommes, mais sur les brutes elles-mêmes.
VOIS-TU ces coursiers fougueux, dont les membres sont engourdis par le sommeil? cependant, ils écument de sueur, ils soufflent tout haletans; leurs muscles sont tendus, comme si, dans leur repos, ils rassemblaient toutes leurs forces pour disputer le prix, comme si la carrière s'ouvrait à leur rapidité. SOUVENT, dans un doux sommëil, les chiens, intrépides compagnons du chasseur; agitent leurs membres, tout à coup exhalent des cris retentissans; leurs narines hument fréquemment l'air, et semblent interroger la trace de leur proie ; et, souvent arrachés au sommeil, ils s'élancent vers l'image des cerfs, qu'ils croient voir fuir devant eux, jusqu'à ce qu'ils soient désabusés d'une erreur qu'ils regrettent. Vois ce vigilant et caressant gardien de nos toits : il chasse tout à coup le sommeil léger qui voltigeait sur ses paupières : son corps agile, élancé de la terre, se dresse ; attentif, il croit voir la figure suspecte d'un inconnu. Plus les élémens des simulacres ont de rudesse, plus ils sont anguleux, plus ils nous tourmentent en songe.
MAIS la foule des oiseaux fuit et va à tire d'aile dans l'ombre de la nuit implorer l'épaisseur des bois sacrés, lorsque, dans un doux sommeil, ils ont vu l'avide vautour leur préparer un combat terrible, ou se précipiter sur eux d'un vol rapide.
ET de quels mouvemens impétueux l'âme des humains n'est-elle point agitée pendant le sommeil? que de vastes desseins naissent et s'accomplissent en un moment! Là, vous devenez le maître ou l'esclave d'un roi; on se livre au combat; on exhale des cris affreux, comme si l'on vous égorgeait; souvent on se débat, renversé sur la terre. Il en est qui, gémissant de douleur, remplissent l'air de cris, comme si la dent tranchante du lion ou de la panthère leur déchirait le sein. Les uns, se livrant en songe à de graves entretiens, se trahissent par d'imprudens aveux ; d'autres se voient traîner au supplice. Ceux-ci,
du haut d'un mont escarpé, se sentent précipiter dans un abîme; de tout leur poids ils tombent... ils s'éveillent à peine rendus à eux-mêmes, et dans leur coeur palpitant demeure un long effroi. Au bord d'un fleuve, ou d'une, source limpide, cet homme altéré; se penche; sans assouvir sa soif, il aspire à longs traits d'intarissables flots. Liés par le sommeil, ces enfans croyant s'approcher du vase accoutumé; et soulever leurs riches vêteniens, s'abandonnent au vil besoin qui les presse, et souillent innocemment les brillails tissus que Babylone a colorés.
MAIS quand les premiers feux de l'adolescence pétillent dans leurs coeurs ; quand la nature a mûri dans leurs jeunes membres le,suc générateur, les simulacres émanés en foule de tous les corps brillans de fraîcheur et de beauté; les poursuivent, irritent leurs désirs; le nectar de l'amour bouillonne, franchit sa limite, et leurs vêtemens sont inondés de flots voluptueux. Oui, ce n'est qu'au temps où l'adolescence a développé nos corps que le fluide créateur abonde et s'épanche. Chacun de nos organes est excité par la sympathie des objets qui l'entourent; l'organe des plaisirs n'est enflammé que par les formes humaines. Dès que le nectar fécond, échappé de ses réservoirs, se répand dans les membres, se précipite vers les conduits destinés à son cours, et abreuve le siège même de la volupté: soudain les vaisseaux tendus se gonflent à la fois ; irrités, ils demandent à s'épancher. Le désir a fait son choix, et s'élance ardemment sur l'auteur de sa brûlante blessure; une guerre active, un combat amoureux s'allume; les coups répondent aux coups; on s'approche, on frémit, des pleurs coulent, une ennemie succombe, et le vainqueur téméraire ensanglante sa lubrique victoire.
AINSI, lorsque Vénus nous a blessés de ses traits, soit en empruntant les charmes d'un adolescent, soit en faisant briller la volupté sur le corps favissant d'une femme, notre coeur s'élance à son tour vers l'objet d'où le coup est parti; il veut s'unir à lui, et l'inonder de flots amoureux. Voilà Vénus ! voilà l'origine de ce nom d'amour, et la source de cette suave rosée, qui filtre goutte à goutte au fond du coeur enivré de délices, et devient bientôt un océan de douleurs. Car si l'objet aimé est absent, son image assiège, captive notre âme, et son doux nom résonne sans cesse à notre oreille.
AH ! fuyons ces simulacres dangereux : écartons loin de nous les perfides alimens de l'amour, appelons d'autres idées dans notre âme. Qu'un heureux partage ne nous laisse point épancher tous les flots du plaisir sur un unique objet, et bannisse ainsi les tourmens d'une exclusive ardeur. La plaie de l'amour vit et se creuse dès qu'on la nourrit: sa fureur toujours croissante est féconde en tourmens ; elle s'embrase sans cesse, si par une nouvelle blessure chaque blessure remplacée ne s'afflaiblit tour-à-tour ; si une tendresse volage n'efface la première trace du mal, et ne donne un nouvel aliment aux caprices du coeur.
MAIS, en réprimant l'amour, se prive-t-on des doux fruits de la volupté? Ah! plutôt on recueille ses charmes en évitant ses peines : la volupté est le partage de l'esprit libre et ferme, et fuit ces forcenés dont les ardeurs flottent incertaines ; qui, dans l'ivresse de l'amour, ne savent quels attraits ils doivent livrer à l'avidité de leurs mains et de leurs regards; qui, dans l'étreinte de leur fureur lubrique, semblent courroucés, fatiguent l'objet de leur désir, et, d'une dent frémissante, impriment sur sa lèvre des baisers douloureux. Non, leur volupté n'est pas pure; ils sont irrités par des aiguillons secrets, contre l'auteur de cette ardeur frénétique : mais Vénus amortit le trait dans le sanctuaire du plaisir, et répand sur la blessure le doux nectar de la volupté. Oui, l'insatiable amant espère qu'à la source même de sa brûlante ardeur, il pourra en éteindre la flamme mais la nature répugne à des résultats si opposés. L'amour est l'unique désir qui s'irrite par la jouissance la faim et la soif s'apaisent aisément, parce que lès breuvages et les sucs des alîmens se distribuent dans nos menbres et font partie d'eux-mêmes, mais un visage charmant, un teint brillant de fraîcheur n'introduisent en nous que de légers simulacres, qu'un stérile espoir soudain emporté par le vent. Tel, dans le sommeil, un homme consumé par la soif, cherche vainement l'onde qui peut éteindre l'ardeur de son sein; il tend ses lèvres avides au simulacre d'un limpide ruisseau, il s'épuise en vains efforts, et succombe, dévoré par la soif au milieu de cette onde trompeuse. Ainsi, par de fugitifs simulacres, Vénus se joue des amans : l'aspect des formes enchanteresses les embrase et ne les rassasie pas; leurs mains avides parcourent les plus secrets appas, et, sans pouvoir en détacher la moindre portion, elles errent incertaines sur un corps voluptueux. ET, lorsque, dans la fleur de l'âge, deux amans réunis frémissent aux brûlans accès du plaisir, lorsque Vénus descendue dans leurs corps va semer le champ de la maternité, leurs membres s'entrelacent; sur leurs lèvres humides que presse une dent amoureuse, leurs âmes se cherchent et se confondent. Mais la nature ne permet pas cette intime fusion, leurs corps, l'un dans l'autre, ne peuvent se fondre tout entiers. Car tel est le but de leurs ardens efforts; tant Vénus les enlacé étroitement, tandis que leurs membres palpitans au choc brûlant du plaisir, se résolvent en sucs voluptueux; enfin quand l'amour a rompu la barrière de ses flots jaillissans, sa violente ardeur se calme un moment, mais elle se rallume avec une fureur insatiable, toujours trompée dans son but, elle ne peut trouver aucun moyen de triompher de son mal : les amans dans leur incertitude sont consumés par une secrète blesssure.
AJOUTEZ,à ces tourmens, la fatigue du vice; ajoutez une vie courbée sous un joug ignominieux, une fortune détruite, la dette rongeuse, les devoirs oubliés, un honneur malade et chancelant. On prodigue les parfums, on fait briller à ses pieds d'élégante chaussure de Sicyone ; les émeraudes les plus grandes et du vert le plus éclatant sont enchâssées dans l'or, et les tissus les plus précieux prodigués dans les joutes du plaisir, s'usent en étanchant la sueur amoureuse. Les voluptueux convertissent les biens de leurs ancêtres en voiles, en ornemens, en meubles somptueux; ils les transforment en parures de débauches, de festins et de jeux. Ils respirent de suaves parfums, ils se parent de guirlandes et de couronnes ; mais, du milieu même de la source des plaisirs surgit l'amertume, et l'épine déchirante sort du sein brillant des fleurs. Soit que le remords crie au fond du coeur, et leur reproche des jours oisifs et honteusement perdus ; soit qu'un mot équivoque, échappant de la bouche d'une amante comme un trait déchirant, pénètre dans leur âme et s'y conserve pareil au feu qui s'accroît sous la cendre ; soit que la défiance jalouse épie dans des regards distraits, un éclair pour un rival, ou surprenne, sur des lèvres trompeuses, un souris ironique.
AH! si tant de peines accoinpagnent l'amour fortuné, les innombrables tourmens d'un amour sans succès ne frappent-ils point tous les yeux ? il faut donc je le répète, veiller sur soi-même, refréner ses désirs, et se prémunir contre les pièges de l'Amour. Car il est plus aisé de les éviter, que de s'en affranchir quand ils nous ont captivé, et de rompre les chaînes dont Vénus nous accable. QUOIQUE enlacé dans le piège fatal, l'homme pourrait encore s'y soustraire, si lui-même n'y précipitait ses pas, s'il ne fermait les yeux sur les vices de l'âme et du corps de l'objet qui l'asservit. L'aveugle délire des amans enfante des perfections imaginaires ; leur coeur séduit transforme en beautés, en vertus, les difformités et les vices. Envahi ils se prodiguent une mutuelle et mordante ironie, ils se conseillent alternativement de conjurer Vénus de les affranchir de leurs noeuds avilissans, et le plus implacable censeur ne voit pas, que lui-même est le plus coupable. Chacun embellit les défauts de son idole : la noire est une brune piquante. L'immonde négligente dédaigne la parure. La louche est l'image de Pallas. La maigre, aux nerfs saillans, une biche légère. La petite, la naine, l'une des Grâces, une beauté, une perfection sans mélange. La taille colossale, sans altération, a de la noblesse et de la dignité. Celle qui balbutie des mots inachevés, c'est la modestie qui bégaie. La muette est la pudeur même. La querelleuse, ardente et loquace, est une flamme qui pétille sans cesse. Une maigreur qui semble ne plus appartenir à la vie, offre les traces d'un brûlant amour. Celle dont la toux est mortelle devient une beauté languissante. D'énormes mamellessont les appas de l'amante de Bacchus. Le nez court promet la volupté. La lèvre épaissie appelle le baiser. Mais où m'arrêter, si je tentais de retracer toutes les illusions de l'amour?
EH bien, j'y consens : ton amante mérite les éloges de ta bouche. Tout son corps voluptueux exerce la puissance des attraits de Vénus ; mais n'en est-il pas d'autres aussi parfaites, et tes jours coulaient-ils sans charmes avant de la connaître? oublies-tu que, comme la plus difforme, elle subit les infirmités de la vie; que, souvent, son souffle corrompu l'infecte elle-même, et que ses suivantes s'échappent pour exhaler loin d'elle leur rire satirique.
CEPENDANT, l'amant à qui sa demeure est interdite, vient suspendre des guirlandes de fleurs sur sa porte dédaigneuse : il y brûle des parfums, et, plaintif, il imprime ses baisers sur le seuil ; mais s'il parvient à le franchir l'illusion s'évanouit : l'air qu'il respire blesse ses sens, il médite une adroite retraite; soudain, il oublie ses plaintes amoureuses méditées si longtemps, il s'accuse de folie, et ne conçoit pas comment il supposait à la faiblesse humaine ces perfections que la nature ne lui départit pas. Aussi les prêtresses des amours ne s'abusent point : aux amans qu'elles veulent attirer dans leurs chaînes, elles cachent avec art les arrière-scènes de la vie; mais l'imagination porte sa clarté dans ces mystères : active, elle en pénètre les plus profonds secrets. Tandis que la femme, dont l'esprit est facile et complaisant, vous permet elle-même d'acquitter les tributs que l'humanité vous impose. Oui, les soupirs d'une femmes sont quelquefois exempts de feinte ; lorsque, pressant contre son sein le sein de son amant," elle l'étreint avec ivresse; lorsque, sur la bouche qu'elle aime, ses lèvres humides s'abreuvent de volupté : son ardeur est sincère; heureuse de faire partager à son amant le plaisir qu'elle éprouve, elle l'excite à fournir la course de l'amour. C'est ainsi que la femelle des légers oiseaux, des monstres féroces, des troupeaux et du fier coursier succombe avec docilité aux ardeurs de son époux; car le bouillonnement du désir livre un sexe timide à la douce réaction des ébats amoureux. NE vois-tu pas les êtres unis par une mutuelle ardeur, tourmentés en secret dans leurs communs liens? vois ces chiens lascifs, au détour des chemins par des efforts opposés, ils tentent de se désunir, mais ils resserrent encore plus les liens puissans de l'amour. En serait-il ainsi sans l'attrait impérieux d'un plaisir, mutuel, qui les précipite dans le piège et les retient captifs. Il faut donc l'avouer, tous les sexes ont une part commune à la volupté.
DANS l'ivresse de l'amour, quand la femme pompe, en ses flancs avides, les germes producteurs, la ressemblance des enfans tiendra du père ou de la mère, selon que l'un ou l'autre aura fourni davantage au tribut voluptueux et s'ils tiennent également de leurs auteurs, alors les sources de la vie, extraites du plus pur sang du père et de la mère ont été excitées par une ardeur égale, et leurs flots, sagement balancés, ont également concouru à la naissance du nouvel être. Quelquefois, les enfans, images de leurs aïeux, rapportent les traits de leurs ancêtres les plus éloignés; parce que les époux renfermaient en eux quelques principes purs, qui, de race en race, se sont transmis de la tige première au sein de leurs rejetons. C'est en animant cette foule de principes que, sous des formes variées, Vénus fait revivre en nous les traits, la chevelure, la voix de nos ancêtres; parce que, semblables aux autres parties du corps, ils sont formés de germes dont le but est invariable. L'homme et la femme influent également dans la reproduction des deux sexes, car l'enfant ne naît que du mélange des flots générateurs. Seulement, sa ressemblance est plus marquée avec le père ou la mère, selon que l'un ou l'autre aura contribué plus largement au tribut amoureux.
NON, ce ne sont pas les dieux qui nous interdisent quelquefois le don de propager notre race, nous privent du doux nom de père, et nous condamnent à un hymen stérile. N'imitons point ces époux qui, dans leur crédule espoir, répandent le sang des victimes, surchargent les autels de présens, demandent à la Divinité les sucs abondans qui doivent féconder leurs épouses mais ils fatiguent en vain les oracles et les dieux. L'épouse demeure stérile, quand la semence de la vie est trop fluide ou trop onctueuse ; car, ne pouvant se fixer dans l'enceinte qui la reçoit, elle se résout appauvrie, et retombe en rosée infertile. Trop épaissie, au contraire, elle s'embarrasse, n'atteint point le but, ou si elle pénètre dans le sanctuaire elle ne peut se confondre aux flots amis quelle aurait fécondés.
L'HARMONIE est indispensable aux concerts de Vénus. Tel homme souvent est plus fécond avec la femme qui lui offre le plus de sympathie ; telle femme reçoit plus facilement le fardeau de la grossesse de l'époux qui lui convient le mieux. On a vu des femmes subir sans fruit le joug de plusieurs hyménées, et qu'un époux nouveau entoure d'une nombreuse et douce postérité. On a vu des époux, après plusieurs unions infertiles, recevoir; d'une autre compagne les tendres soutiens de leur vieillesse tant la sympathie est nécessaire dans l'intime union des époux, afin que les sucs générateurs, ni trop onctueux, ni trop appauvris, puissent, dans une douce fusion, accomplir l'oeuvre de l'amour.
OBSERVONS aussi l'influence des alimens : les uns épaississent, les autres liquéfient, appauvrissent les flots générateurs. Ne négligeons pas non plus l'attitude qui convient aux doux sacrifices de la volupté. On le croit, le modèle le plus favorable nous est offert par le coursier généreux; car la poitrine, placé à la même hauteur que les reins, ouvre une carrière plus libre aux flots générateurs.
QUE jamais l'épouse, par des ébats lascifs, n'excite l'ardeur de son époux : la secousse de ses membres voluptueux sollicite des flots trop abondans qui jaillissent de tout le corps et l'énervent; d'ailleurs, ces mouvemens immodérés s'opposent à la fécondation : le soc, détourné de son but, épanche la semence hors du sillon. Laissez aux viles courtisanes ces honteux artifices qui les affranchissent du fardeau de la maternité, et rendent leurs faveurs plus délicieuses; l'épouse entourant ses plaisirs d'un voile de pudeur, dédaigne ces lubriques transports.
SANS le secours de la Divinité, sans les flèches de Vénus, l'épouse la moins belle trouve l'art d'être aimée. Sa facile prévenance, la soigneuse propreté, ornement de son corps, son indulgente vertu accoutument son époux à couler près d'elle une douce vie : l'amour naît aisément de l'habitude. Ainsi, de faibles coups, mais sans cesse répétés, triomphent des corps les plus indestructibles et la pluie, en tombant goutte à goutte, perce, avec le temps, le plur dur rocher.

LIVRE CINQUIEME.

Qui pourrait faire jaillir de son sein puissant des vers dignes de la majesté du sujet que j'embrasse? quelle voix éloquente élèvera ses louanges jusqu'au sage dont le génie créateur nous enrichit de ses nobles conquêtes? Personne, je le crois, revêtu d'un corps mortel car, s'il faut en parler avec la sublimité qui réponde à ses glorieux travaux, sans doute, c'est un dieu! Oui, Memmius, c'est un dieu, celai qui, le premier, trouva ce soutien, ce guide de l'existence, que nous désignons du nom de sagesse, cet art divin qui arracha des flots orageux et des ténèbres notre vie agitée, et l'éleva dans une région calme, où l'environne une lumière éclatante.

-Les détracteurs de Lucrèce ont profité de celte expression de l'enthousiasme poétique, pour lui reprocher d'avoir érigé Épicure en dieu. Cette accusation vaine n'est pas digne d'être réfutée sérieusement.

COMPARE à ces bienfaits les découvertes attribuées aux autres divinités. Cérès révéla les moissons, Bacchus sa douce liqueur : présens qui ne sont point indispensables aux mortels, et que plusieurs peuples, dit-on, savent encore dédaigner. Mais on ne peut vivre heureux sans la vertu : élevons donc au rang des dieux celui dont les sages préceptes, répandus parmi les peuples de la terre, pénètrent dans les âmes et consolent la vie. QUELLE est ton erreur, si tu crois que les travaux d'Hercule l'emportent sur ces bienfaits ? Qu'avons nous à redouter du lion de Némée à la gueule béante, et de l'horrible sanglier d'Arcadie? Qu'importe le taureau Crétois, l'hydre infecte de Lerne environnée des replis de serpens venimeux, le triple, corps de l'informe Géryon, les coursiers de Diomède dont les brûlans naseaux soufflent des torrens de flamme dans la Thrace, aux rives Bistoniennes, et sur le haut Ismare? qu'importe la griffe déchirante des sinistres oiseaux du Stymphale? le dragon, gardien furieux des fruits brillans des Hespérides, et dont le corps immense enveloppe, de ses tortueux replis, la tige de l'arbre précieux, peut-il nous atteindre des rives de l'Atlantique, de cette mer terrible que n'ont jamais affrontée ni Romains ni Barbares? et tant d'autres monstres semblables, quand ils n'auraient point été vaincus, vivans encore, pourraient-ils nous menacer? non, non. La terre est aujourd'hui surchargée de monstres féroces qui remplissent d'effroi les vastes montagnes et les forêts profondes, lieux funestes d'où nous pouvons toujours détourner nos pas.
MAIS si les vices infectent nos coeurs, que de combats s'y déclarent, que de voeux insensés nous entraînent vers le péril? de quels soucis dévorans, de quelles sombres terreurs l'homme coupable devient la proie! quels crimes ne couvent pas dans son âme le luxe oisif, l'orgueil, la colère et l'impure volupté? Ah! le sage qui, armé de la seule raison, terrassa de si terribles ennemis, et les chassa des coeurs, quoique mortel, n'est-il pas digne de siéger au rang des dieux? que sera-ce, lorsqu'en termes divins il parle des immortels, et déchire le voile qui nous dérobait les grands secrets de la......

ET moi, c'est en suivant ses traces, que je dois te prouver encore combien il est nécessaire que les êtres subsistent pendant un temps limité, selon les lois de leur formation, et qu'ils ne franchissent jamais l'espace prescrit à leur durée. Ainsi, après avoir révélé que l'âme naît, croît avec nous et ne peut demeurer dans son intégrité pendant des temps infinis, et que ces fantômes, que le sommeil mensonger offre à notre âme ne sont que les vains simulacres des hôtes des tombeaux; maintenant, il faut le proclamer, le monde, ce grand corps, a reçu la naissance et doit périr un jour. Je dirai comment les premiers élémens, par leur réunion, ont formé la terre, le ciel, l'océan, les astres, le flambeau du jour et la lampe des nuits; quels êtres animés enfanta la terre; quels sont ceux qui n'ont dû l'existence qu'à l'erreur; comment les hommes, par des sons variés, ont pu assigner des noms à chaque objet et se transmettre leurs pensées; quelle fatalité répandit dans leur coeur cette crainte des dieux, qui, chez tous les peuples de l'univers, consacre des temples, des lacs, des bois, des autels et les innombrables images de la divinité.
JE te dirai à quelles lois la nature asservit la carrière du soleil, la course de la lune inconstante : afin que tu ne penses pas que, par leur propre volonté, ces astres officieux se balancent de toute éternité entre le ciel et la terre. pour féconder ses fruits et nourrir ses hôtes, ou du moins que leurs révolutions célestes s'accomplissent par le pouvoir des dieux ; car, trop souvent, ceux mêmes qui sont persuadés de l'éternelle incurie où s'écoule la vie des immortels, dans l'extase où les jette la cause des phénomènes, et surtout des scènes qu'ils contemplent sur leur tête aux régions éthérées, retombent tout à coup sous l'antique joug religieux : ils forgent des tyrans cruels, leur attribuent une puissance infinie. Malheureux! ils ignorent ce qui peut ou ne peut point exister, et que le pouvoir de chaque objet est restreint dans une limite invariable.

-Lucrèce combat ici une opinion généralement reçue chez les anciens, que les astres étaient des dieux; l'on croit que le mot ,deus, vient du verbe, currere, à cause du mouvement rapide et continuel des astres.

MAIS, c'est trop t'arrêter par des promesses ; viens, contemple l'Océan, et le ciel et la terre; ces corps d'une triple nature, tous trois si dissemblables, tous trois d'un tissu si solide, un seul jour les détruira; et soutenue pendant le long cours des siècles, tout à coup, s'écroulera la vaste machine du monde. JE ne m'abuse pas, je sais combien il est nouveau et hardi d'annoncer la ruine future de la terre et des cieux, et combien je dois éprouver de difficultés pour inculquer aux hommes une vérité qui n'a point encore frappé leurs oreilles, et qui ne peut être soumise à l'examen des sens : la vue et le tact, les deux seules voies qui conduisent l'évidence jusque dans le sanctuaire de l'esprit humain. N'importe, je parlerai, et l'expérience peut-être me prêtera sa terrible éloquence : peut-être verrons-nous soudain l'orbe du monde tressaillir et s'écrouler sous son poids ! Que le destin nous épargne cette preuve funeste, et puisse la seule, raison plutôt que le désastre même nous convaincre que le monde, vaincu par le temps, doit se dissoudre avec un fracas horrible.
MAIS avant de révéler ces arrêts du destin, plus sûrs et plus sacrés que les oracles lancés du trépied d'Apollon par la Pythie couronnée de lauriers, je consacre pour toi de doctes et consolans discours. Rejette l'erreur dont la religion aurait pu l'imposer le frein honteux, et ne crois pas que la terre, le soleil, les cieux,les mers, la lune, les astres soient d'une essence divine et qu'ils jouissent de l'immortalité et que d'oser par de fiers argumens ébranler les voûtes du monde, éteindre la lumière féconde du soleil, vouer à la mortalité des objets immortels, est une impiété égale au forfait et digne du châtiment des géans dont la fureur escalada les cieux.
MAIS qu'ils sont loin, ces corps, de participer à l'essence divine, qu'ils sont loin d'être dignes du rang des dieux! ah! plutôt tout en eux décèle la matière insensible et privée de la vie; car ne crois pas que tous les corps indistinctement possèdent le sentiment et l'intelligence. La nature assigne à chaque être l'asile où il doit naître et se développer : ainsi qu'on ne voit pas les arbres croître aux champs aériens, les nuages errer au fond des gouffres amers, les poissons vivre, dans les plaines, le sang gonfler les veines des végétaux, ou circuler dans les pierres; ainsi l'âme ne peut naître isolée du corps, et rester privée des sens qui la récèlent; s'il se pouvait, plus aisément encore, elle se formerait à son choix dans la tête, les épaules, l'extrémité des pieds même, ou dans les parties les plus secrètes du corps puisque quel que puisse être son siège, elle ne franchirait point ses limites, elle habiterait le même individu, le même vaisseau. Or, tu ne peux douter que, dans nos corps, l'âme et l'esprit possèdent un lieu déterminé pour naître et s'accroître séparément. Combien n'avons-nous pas le droit d'affirmer qu'elle ne peut, sans un corps, sans une forme animale, s'emparer de la vie, et habiter les glèbes humides de la terre, les feux du soleil, les flots de l'Océan, les plaines orageuses de l'air? Ainsi, loin d'être douées d'un sens divin, ces masses n'ont jamais reçu le plus léger sentiment de la vie.

-Ces idées sont reproduites sous d'autres expressions dans le premier chant. Tout ce passage est un peu long, et la digression sur l'âme y mêle quelque obscurité. Cependant le raisonnement de Lucrèce est juste : les astres ni la terre n'ont point d'âme, parce que l'âme n'existe que dans des corps analogues à ceux en qui nous reconnaissons la vie; et, puisque cette âme à besoin même d'un asile préparé pour elle, n'est-on pas en droit d'affirmer qu'elle n'est pas renfermée dans des masses telles que le soleil, la lune, la terre, les étoiles, les mers, etc.?

Tu ne peux pas supposer non plus que les dieux habitent quelques régions du monde. La substance des dieux est déliée, légère, et se dérobe à nos sens. L'esprit l'effleure à peine ; s'ils échappent au contact de nos sens, ils ne peuvent eux-mêmes saisir aucun des objets, soumis a notre tact car il ne peut rien toucher celui qui, par sa nature, est impalpable. Combien donc est différent de notre .monde' l'asile où siègent les dieux sans doute, ils habitent un séjour subtil comme leur corps sacré, mystère que je développerai longuement dans mes discours.
PRÉTENDRE que les dieux ont établi pour les hommes l'ordre pompeux du monde que nous devons sans cesse célébrer et croire éternelle l'oeuvre de leurs mains immortelles; et qu'on ne peut sans crime ébranler par des argumens impies, la base de l'édifice dont les dieux ont doté la race humaine pour l'éternité : ces absurdes fictions, ô Memmius, sont les fruits du délire. Eh ! quoi, ces immortels fortunés attendaient-ils de notre reconnaissance un salaire qu'ils s'empressaient d'obtenir en nous consacrant leurs immenses travaux? Tranquilles de toute éternité, quel intérêt, quel charme nouveau, après, des siècles innombrables, leur eût fait souhaiter le changement de leur première vie ? L'inconstance ne convient qu'aux infortunés; mais qui aurait apporté le désir de la nouveauté à des êtres qui, toujours affranchis de maux, coulent leurs jours sans fin dans une ineffable sérénité? Pense-t-on qu'ils devaient traîner leur vie dans les ténèbres et la tristesse, jusqu'au moment où la nature naissante ait resplendi de son premier éclat? et serait-ce un malheur pour nous d'être restés étrangers à l'existence? Sans, doute, celui qui est entré, dans les champs de la vie souhaite d'y prolonger son séjour, tant que l'y retient la douce volupté; mais celui qui jamais n'a goûté l'amour de la vie, que lui importe un monde qu'il ignore!
MAIS quel modèle aurait inspiré aux dieux la créatiou du monde, et même de la race humaine? car, sans ce moyen, auraient-ils pressenti la marche qu'ils voulaient suivre, auraient-ils anticipé dans leur esprit l'ordre de leur oeuvre future? Qui donc leur eût révélé la puissance des élémens et les résultats de leurs combinaisons? Non, non, le spectacle seul de la nature aurait instruit les dieux. Mais, sans leur secours, depuis des siècles innombrables, les élémens féconds, mus par des chocs divers, entraînés par leur propre poids, dans leur essor rapide, se sont réunis sous mille formes variées, et ont essayé toutes les combinaisons propres à faire éclore la vie. Ils ont enfin rencontré, à force de mouvemens divers, l'ordre qui enfanta le monde, et qui le renouvelle sans cesse. QUAND j'ignorerais encore la puissance des élémens créateurs, instruit par l'imperfection des cieux et de la terre, j'oserais affirmer que jamais les dieux n'ont préparé pour nous cette nature empreinte d'une faute immense.
CONTEMPLE d'abord ce globe qu'environne la voûte céleste; sa plus vaste partie est remplie par des montagnes et. des forêts abandonnées aux monstres féroces, par d'arides rochers, des marais fangeux, et l'océan, dont les vastes bras l'emprisonnent en grondant. Les deux parts de la terre nous sont interdites par des climats brûlans ou des régions éternellement glacées, et si le reste était confié aux seules forces de la nature, il se hérisserait de ronces, si l'homme; excité par un besoin industrieux, ne luttait sans cesse avec la terre, si l'amour de la vie ne nous courbait gémissans sous le poids des travaux, si le soc, en soulevant les glèbes, ne les rendait fécondes, et, domptant un sol ingrat, ne contraignait les germes prisonniers à surgir de la terre, et à s'élancer balancés dans les airs. Et cependant, lorsque tant de travaux ont couronné la terre de verdure et de fleurs, les frimats tardifs, les chaleurs dévorantes, les orages impétueux, les vents déchaînés les enlèvent à notre espérance. Que dis-je? pourquoi la nature donne-t-elle la vie et féconde-t-elle, au sein des flots, sur la terre, d'innombrables bêtes féroces, implacables destructeurs de la race humaine? pourquoi nous transmet-elle chaque saison une foule de maux homicides? et pourquoi livre-t-elle à une mort prématurée tant d'êtres qu'ellevenait à peine d'admettre à la vie? TEL qu'un nocher, jeté par la colère des flots, l'enfant aborde la vie dénué de secours, nu, gisant sur la terre; dès que la nature, l'arrachant avec effort des flancs maternels, le livre à la lumière du jour, de ses vagissemens sinistres il remplit son preinier asile. Il a raison l'infortuné à qui il reste à traverser tant de douleurs! Au contraire, les troupeaux, les bêtes féroces, naissent et croissent facilement : on ne façonne pas pour eux le bruyant hochet ; une nourrice attentive, pour flatter leur oreille délicate, ne brise point, en les adoucissant, les sons du langage; ils ne s'entourent point de vêtemens variés comme les saisons; les armes sont inutiles à la défense de leurs biens; ils n'élèvent point de forteresse pour leur sûreté, ou de toit pour leur abri. La terre fournit largement à leurs besoins, et la nature les entoure de ses dons.
MAIS rentrons dans la voie que nous avions quittée. Si la terre, l'eau, le léger fluide aérien, les brûlantes vapeurs du feu se forment, naissent et se détruisent, le monde, qui doit son existence à l'assemblage des élémens, comme eux doit naître et périr : car le tout doit partager le sort des parties qui le composent. Ainsi, lorsque j'aperçois les vastes membres du monde s'épuiser, se détruire et se renouveler alternativement, puis-je douter de l'origine du ciel et de la terre, et de leur destruction future?
O MEMMIUS, ne m'accuse pas de ne livrer à l'illusion, quand j'affirme que la terre et le feu sont périssables, et que l'air et l'eau sont destinés à se décomposer, pour se réunir et s'accroître sous des aspects nouveaux. Ne vois-tu pas que la surface de la terre, foulée aux pieds de ses hôtes et brûlée par les rayons continus d'un soleil ardent, se transforme en tourbillons poudreux, s'évapore en nuages légers, balancés par les vents. La pluie orageuse résout en onde les glèbes fangeuses qu'elle entraîne, et les fleuves rapides dévorent leurs rives en roulant. Enfin, tout corps qui, de sa propre substance, alimente, un autre corps s'apauvrit de ses dons, et puisque la terre est à la fois la mère et le tombeau des êtres, elle doit tour-à-tour s'affaiblir et ranimer sa vigueur.
AINSI les flots des mers, les fleuves, les fontaines, sont sans cesse alimentés, et font jaillir sans cesse de nouvelles ondes. Mes paroles prouvent moins cette vérité, que cette immensité d'eau, qui se précipite incessamment dans leurs bords ; mais les pertes continuelles, éprouvées par les eaux, les empêchent de surabonder. Les vents fouettent la plaine des mers, et les dissipent en vapeur aérienne; le soleil en diminue la surface, en l'aspirant par ses brûlans rayons. Cette onde se répand aussi, s'infiltre dans les concavités sinueuses des terres, se dégage de son amertume, se replie, remonte et s'amasse à la source des fleuves; adoucie dans sa course, elle reparaît à la surface du globe, coule vers la pente qui l'attire, et laisse, en circulant, la trace de ses pas liquides.
MAINTENANT, je révélerai l'essence de l'air, que des changemens innombrables agitent à chaque instant. De tous les corps des émanations continues coulent à grands flots dans ce vaste et invisible océan; mais il restitue lui-même à chaque objet les pertes qu'il leur fait éprouver, et, s'il ne leur prêtait aussi une force réparatrice, tous les corps altérés se décomposeraient en flots aériens. L'air ne cesse donc point d'être assidûment nourri par les corps, et de se répandre dans leur sein, puisqu'ils font avec lui un échange continuel d'émanations.
AINSI, cette large source de flots lumineux, le soleil, du haut des airs, inonde incessamment le ciel de sa splendeur renaissante, et, sans interruption, verse à la lumière une lumière nouvelle car, quelque soit son éclat, le rayon qui arrive à son terme s'évanouit soudain. Tu n'en peux douter si tu observes un nuage qui s'interpose entre le soleil et la terre : il semble briser ses rayons lumineux; leur partie inférieure est perdue tout à coup, et, partout où passe le nuage, la terre se couvre d'une ombre épaisse. Tu le vois donc, les corps ont toujours besoin d'une clarté renaissante, chaque rayon périt, aussitôt qu'il est lancé vers son but, et sans l'écoulement intarissable de cette source du jour, tout resterait enseveli sous un amas d'ombre.
ET ces flambeaux nocturnes que l'art inventa, ces lampes suspendues, ces torches résineuses d'où s'échappent des tourbillons de vapeurs enflammées, comme l'astre du monde, expulsent incessamment leur clarté mobile et toujours renouvelée : de leurs flots successifs l'épanchement est si rapide, que le trait lumineux qui s'évapore est déjà remplacé par celui qui succède, jusqu'à ce que la flamme ait entièrement dévoré la matière qui l'alimente; ainsi le soleil, l'astre des nuits, les étoiles, altérés à chaque instant, sont loin d'être indestructibles : ils s'épuiseront par leurs tributs rapides, toujours perdus et toujours renouvelés.
D'AILLEURS, le marbre même ne peut s'opposer au triomphe du temps. Les tours altières s'écroulent, la pierre se pulvérise, les temples et les images de la divinité s'affaissent et tombent : la sainteté des dieux ne peut leur faire transgresser les limites imposées par leur destin ; elle ne peut s'affranchir elle-même des lois immuables de la nature. Eh! ne voyons-nous pas les pompeux monumens, érigés par la main des hommes, minés par la destruction, et s'écrouler tout à coup accablés par la vieillesse, et les rochers arrachés rouler de la cime des monts; ils ne peuvent résister aux violens assauts du temps qui borne leur durée. Se détacheraient-ils de leur base, s'écrouleraient-ils subitement, si les efforts impétueux des siècles infinis avaient jusqu'ici attaqué vainement leur immobilité?
ENFIN lève les regards vers cette immense voûte qui, de tous côtés, enveloppe le monde; ce ciel qui (selon quelques sages) enfante tous les êtres, et reçoit leurs débris dans son sein, ce ciel nous atteste que ce grand corps dût naître et doit mourir, puisque nul objet ne peut en alimenter d'autres, sans s'altérer; ni les réunir en soi-même, sans réparer ses forces. MAIS si le ciel et la terre sont exempts d'origine, s'ils ont devancé les temps, comment nul poète n'a-t-il chanté les évènemens qui ont précédé la guerre de Thèbes et la ruine d'Illion? pourquoi les actions importantes des hommes sont-eîles ensevelies dans l'oubli? pourquoi leurs exploits sont-ils dépouillés de l'éclat d'une éternelle renommée? La vérité nous l'apprend; le monde est dans sa nouveauté; il sort des mains de la nature; son origine n'est pas éloignée. Aujourd'hui même, plusieurs arts ne commencent qu'à se développer, et se polissent à peine: la navigation commence à se livrer à son naissant essor; de doux accords viennent à peine d'enfanter l'harmonie; la philosophie que je chante, et la science qui scrute la marche de l'univers, touchent à leur enfance, et moi le premier, je révèle ces grands secrets, dans le langage de ma patrie.
LE monde, diras-tu peut-être, jouissait jadis de ces fruits de l'art et de l'intelligence, mais les races soumises aux révolutions de la terre se sont anéanties; elles ont péri dans des feux dévorans; des cités se sont englouties, quand le monde ébranlé ouvrit des gouffres profonds; des torrens pluvieux, précipités du ciel, ont submergé la terre déserte. Mais ces terribles assauts t'offrent la preuve irrécusable de sa destruction future; car, assaillis par tant de fléaux, livrés à la continuation de ces assauts dangereux, le ciel et la terre ébranlés se seraient convertis en vastes ruines. Tu n'en peux douter, car nous-mêmes nous ne préjugeons notre destruction prochaine, qu'en nous reconnaissant asservis au même sort qui, de douleurs en douleurs, exile les hommes de la vie. ENFIN, nul corps n'est affranchi de la destruction, si, par sa solidité, il ne résiste au choc, à la pénétration, aux efforts de la dissolution; tels sont les principes de la matière, dont naguère je t'ai révélé la nature. Ou, il ne peut survivre à la révolution des âges, s'il n'est tel que le vide, cet océan impalpable qui demeure inaccessible à tous les efforts agresseurs, ou enfin, s'il ne peut être environné d'un espace nécessaire à la réception de ses débris comme le grand tout, hors duquel ne se trouve ni lieu pour ouvrir une libre carrière à la dissolution de ses parties, ni corps pour les heurter ou les diviser.
Le inonde n'est donc pas immortel, puisqu'il n'est ni matière ni vide absolu et que, d'ailleurs, dans l'étendue infinie de la nature, il n'existe que trop de corps dont le choc soudain pourrait l'assaillir et l'entraîner à sa ruine. Les gouffres du vide s'ouvrent de tous côtés, pour engloutir ses membres disséminés ; quelle qu'en soit la cause, enfin il s'anéantira. Ainsi, loin de se fermer pour le soleil, les cieux, la terre, l'océan, les portes de la mort s'ouvrent sans cesse larges et béantes. Tu n'en peux douter, ces corps ont commencé, ils sont donc destructibles, et n'auraient pu, depuis la source des temps, résister aux redoutables efforts d'une durée infinie.
ENFIN, l'agression mutuelle des vastes membres du monde, la guerre intestine qui les dévore, nous avertit que cette lutte terrible peut se terminer tout à coup. Ainsi, quand le soleil et les astres se seront abreuvés des eaux du monde entier, ils pourront enfin remporter la victoire que leurs efforts ont jusqu'ici tentée vainement. Les fleuves cependant portent des flots si abondans aux vastes mers, que de leur gouffre profond elles menacent le globe d'un immense déluge; mais les vents qui fouettent la surface des ondes, et le soleil qui les pompe, dans les airs, les atténuent et enchaînent leur audace infructueuse. Ainsi, ces élémens jaloux se livrent une guerre que balancent éternellement leurs forces rivales. Cependant, si nous en croyons la fable ingénieuse, une fois l'onde et le feu ont alternativement triomphé de ce globe. Le feu le dévora, lorsque, dans une route infréquentée, Phaéton fut entraîné par_les coursiers du Soleil dans toutes les régions de la terre et des cieux. Mais, rempli d'un noir courroux, le maître tout-puissant, d'un coup de foudre, renversa de son char sur le globe l'illustre téméraire. Après sa chute, le père divin de Phaéton revint, suspendit de sa main la lampe éternelle du monde, rassembla ses coursiers encore frémissans, leur rouvrit le chemin accoutumé, les guida, et répandit la joie sur l'univers. Ces fables , que l'antique Grèce a chantées, sont dédaignées par l'austère raison, mais elles peuvent offrir l'image de la vérité. En effet, le feu put être victorieux, quand, de toutes les parties de l'univers, ses semences brûlantes se sont amoncelées sur notre globe, et si aucune puissance rivale ne s'est opposée à ses efforts, la terre dut être livrée à sa rage dévorante. On dit aussi que des torrens, précipités de la plaine des airs, jadis ont englouti de nombreuses cités ; mais, quand une force contraire eut dompté ces flots épanchés de toutes les régions de l'espace, les torrens pluvieux tarirent, la terre reparut, et les fleuves impétueux recurent un frein.
MAINTENANT, comment les flots des élémens créateurs ont-ils fondé le ciel, la terre, creusé le profond océan, et dirigé le cours du soleil et des astres ? tu vas l'apprendre, Memmius : je le répète, cet ensemble n'est point l'oeuvre de leur intelligence; les élémens du monde n'ont point médité l'ordre qui les assujettit ; ils n'ont point d'avance concerté l'essor et le mouvement qu'ils devaient s'attribuer mutuellement. Mais ces élémens infinis en nombre, agités dans toutes les directions, asservis depuis l'éternité à des chocs étrangers, entraînés par leur propre poids, attirés, réunis en tous sens ? ont tenté toutes les combinaisons, pris, quitté, repris, pendant d'innombrables siècles, des formes variées, et, à force d'assemblages et de mouvemens, en se coordonnant, ont enfanté ces grandes masses, devenues, en quelque sorte, la primitive ébauche de la terre, des cieux, des mers et des espèces animées.
ON ne voyait pas encore le char du soleil, dans sa carrière pompeuse, épancher des flots de lumière; le ciel, l'océan, la terre, les champs aériens, les célestes flambeaux, n'étaient point tels qu'ils brillent à nos regards : cette masse récente n'était qu'une vaste tempête; mais des parties diverses s'échappèrent de son sein agité, les élémens amis s'allièrent, le monde put éclore, ses vastes membres se formèrent, composés de mille principes divers : leur rivalité jetait le trouble et la confusion entre les intervalles qui les séparaient : leur poids, leur direction, leur essor, leur combinaison, leur diversité, leurs formes opposées, interdisaient l'union intime et les mouvemens amis; enfin, le ciel se sépara de la terre, le sol s'éleva, la mer engloutit les eaux dans ses vastes gouffres, et les feux purs de l'éther resplendirent à la voûte azurée.
LES élémens de la terre plus pesans, plus épais se rencontrèrent d'abord, s'unirent, s'enfoncèrent en se concentrant aux régions les plus profondes. Plus cet assemblage fut comprimé par sa pesanteur, plus il fit jaillir à grands flots les élémens propres à former les astres, les mers, le soleil, la lune et la voûte immense du monde. En effet, les élémens de ces corps sont plus lisses, arrondis, déliés et légers que ceux dont la terre est formée. L'essence éthérée se dégagea la première des pores de la terre, monta vers le ciel, et entraîna un grand nombre de feux légers. Ainsi, quand nous voyons les premiers rayons de la lumière dorée du soleil rougir sur l'herbe les perles liquides de la rosée, des nuages transparens s'exhalent du sein des lacs et des fleuves, et de la terre blanchie s'élève une fumée ondoyante. Ces émanations humides, réunies dans les airs, étendent un voile épais sous la voûte céleste. Ainsi portée au firmament, la vapeur éthérée, répandue en tous sens, forma dans son immense circuit la molle enceinte de l'univers. BIENTÔT parurent le soleil et sa soeur; ces deux astres roulèrent suspendus entre le ciel et là terre. Mais ni le ciel ni la terre ne purent envahir leurs élémens, qui, trop peu pesans pour descendre dans les lieux inférieurs, et pas assez légers pour s'élancer dans les hautes régions, flottèrent dans la plaine des airs; membres les plus actifs de la nature, ils se meuvent avec l'agilité des êtres intelligens. C'est ainsi que quelques-uns de nos membres demeurent immobiles, quand d'autres s'agitent avec rapidité.
PRESQUE aussitôt l'espace de la terre, couvert par les plaines azurées de l'océan, s'écroule et creuse les gouffres amers; plus la terre crevassée à sa surface, se pénétrant des bouillonnemens de l'éther, des rayons du soleil, livrait ainsi son centre aux chocs redoublés de l'ardeur qui la pressait en tous sens, plus la sueur amère, jaillissant de son vaste corps, accroissait de ses torrens les campagnes liquides de l'océan. Elle expulsait aussi de sa masse comprimée des semences innombrables de feu et d'air, qui s'élevaient en tourbillons rapides; ainsi loin de la terre, le temple resplendissant des cieux s'étendit et se consolida. Les champs à leur tour s'aplanirent ; le sol cependant demeura inégal, les rochers résistèrent à l'affaissement, et la cime des monts se dressa. AINSI, le globe, en agglomérant ses parties, acquit la pesanteur et la solidité. Tout son limon fangeux (si j'ose le nommer ainsi), précipité vers le centre, s'y déposa comme sa lie immonde. L'eau couvrit la surface terrestre ; l'air, au dessus de l'onde, balança son fluide, et les feux et le ciel l'environnèrent à une immense hauteur; car, tu le sais, les fluides, quoique formés des élémens les plus purs, diffèrent en pesanteur. Le fluide éthéré est le moins lourd et le plus diaphane; il se balance au dessus de l'air, et ne se mêle jamais à l'orageux fluide : il l'abandonne en proie à la fureur des tempêtes et à l'inconstance des vents impétueux, et, dans sa course régulière, il s'élève, il emporte les feux étincelans. Ne sois pas surpris de l'uniformité de sa carrière, car tu vois l'océan s'enfler et décroître, avec une constance inaltérable.
MAINTENANT, c'est à la cause du mouvement des astres que je consacre mes chants. Si l'immense voûte céleste roule autour de nous, les deux pôles du monde sont donc environnés et constamment pressés par deux courans d'air : l'un pousse le ciel dans la direction que parcourt le brillant cortège des astres ; l'autre, placé dans une région inférieure, le ramène à son tour dans un sens contraire comme nous voyons les fleuves imprimer aux roues une rotation opposée à leur course.

- Les anciens ont inventé un nombre infini d'hypothèses pour expliquer le mouvement apparent des astres, dépourvus de la base qui pouvait seule leur faire connaître ce phénomène, ils ont dû nécessairement accumuler une foule de systèmes erronés, mais qui nous paraîtront ingénieux, en nous reportant au point d'où ils partaient. Le poète ne fait que décrire les différens systèmes reçus de son temps; il n'en adopte et n'en rejette aucun; ainsi il ne peut être regardé comme le partisan de la ridicule physique qui leur a servi de base. Lucrèce n'est ici qu'un peintre retraçant les différens modèles qui lui sont présentés ; s'ils renferment des absurdités, elles lui ont au moins fourni les moyens de produire des tableaux charmans

PEUT-ÊTRE le firmament est immobile, et ses astres éclatans roulent autour de la terre. Soit que, trop resserrée dans l'enceinte céleste, l'essence éthérée, cherchant une issue avec rapidité, décrive sans cesse le vaste contour du firmament, et entraîne ses flambeaux, soit qu'un fluide extérieur les contraigne à circuler, soit qu'eux-mêmes se meuvent attirés par leur propre aliment, et se repaissent ainsi dans leur route des flammes célestes répandues dans les plaines azurées : il est difficile de déterminer la véritable cause des mouvemens du monde. Mais, du moins, j'indique les moyens que la nature pourrait assigner aux révolutions de ces grandes masses, dans ces mondes innombrables dont elle a parsemé l'espace. J'ai révélé plusieurs lois propres aux vastes mouvemens des astres; une seule suffit à notre monde : quelle est-elle ? c'est un secret qui laissera toujours indécis le docte scrutateur de la nature. AFIN que la terre repose immobile au centre du monde, il faut que sa pesanteur décroisse, se perde insensiblement; et que ses parties inférieures, par leur union intime avec l'air, se soient identifiées, dès leur naissance, avec ce léger fluide sur lequel elles pressent sans efforts, et se reposent sans l'affaisser. Ainsi nos membres ne nous pèsent pas: la tête n'est point un fardeau pour le cou, et les pieds, sans fatigue, supportent le corps entier; tandis qu'un objet étranger, plus léger que nos membres, nous accable aisément : tant il faut observer les rapports des objets unis entre eux. Ainsi donc, la terre n'est pas un corps étranger, lancé spontanément dans un fluide inconnu; mais, conçue avec les airs dès l'origine du monde, elle forme une partie inhérente à ce vaste assemblage, comme les membres sont une partie distincte du corps.

- Voici à peu près tout ce que les anciens ont rêvé sur la forme de la terre et sur la manière dont elle se soutient dans l'espace. Diodore de Sicile dit que les Chaldéens prétendaient qu'elle est concave et semblable à un vaisseau flottant. Anaximandre la regardait comme un globe parfait, se soutenant sans appui dans le centre de l'univers, à cause de la distance égale où toutes ses parties se trouvent de son centre, et de la distance égale,aussi où elle est elle-même de toutes les parties de l'univers : ainsi elle n'a pas plus de tendance vers un côté que vers l'autre. Plutarque (de Place Phil, lib. III, cap. 10), faisant honneur de cette idée à Thaïes, et Eusebe (de Praep. Ev., lib. I, cap. 8 ) en attribuent une plus bizarre à Anaximandre. Ils assurent que ce philosophe se figurait la terre comme une colonne, une espèce de cylindre, aplani par les deux bouts, restant suspendu à sa place à cause de l'éloignement égal de tout ce qui l'environne en tous sens. Anaxagore la représentait comme une surface plane, une table sans pieds, se soutenant en partie par sa masse, en partie sur l'air, et lui donnait une forme allongée. Archelaus la voyait sous celle d'un oeuf, et appuyait son opinion, sur ce que les peuples qui l'habitent ne voient pas tous en même temps le lever et le coucher dû soleil. Quelques philosophes, ne lui trouvantpas de base, la faisaient descendre sans cesse dans un espace infini, non résistant, sans que ses habitans pussent s'en apercevoir, disaient-ils, ayant un mouvement commun avec elle. Xénophon, au contraire, lui donnait une épaisseur prolongée à l'infini sous nos pieds. C'est au mouvement très rapide du ciel qu'elle doit sa stabilité sur elle-même au milieu des airs, s'il faut en croire Empédocle. Le fond de l'espace étant en même temps le centre du monde, selon Aristote, elle doit s'y reposer, n'ayant point d'espace au dessous d'elle où elle puisse descendre. On voit ici qu'Épicure la croyait soutenue par l'air, comme étant née avec lui et participant à sa nature. Pour résoudre ce problème, le génie de Newton a trouvé la gravitation, que quelques anciens avaient soupçonnée. La science, qui n'est jamais stationnaire, soumet aujourd'hui à des investigations
nouvelles le grand problème de Newton.

D'AILLEURS, quand l'air est frappé par la secousse d'un tonnerre violent, le choc se communique à tous les objets placés à la surface de la terre. Un lien invisible unit donc la terre, la flamme éthérée et les champs aériens, car tous trois se tiennent par des racines communes : ils se sont assortis, liés intimement, depuis le premier instant de leur existence. Ne vois-tu pas aussi combien notre âme, substance si déliée et si fragile, soutient et dirige aisément le poids énorme du corps ? mais elle doit cette faculté au lien intime qu'elle a contracté avec lui : que dis-je? elle le meut, le gouverne à sa volonté, lui imprime un rapide essor, le contraint à s'élancer par des bonds rapides. Tu conçois donc, malgré sa ténuité, quelle force acquiert une substance unie à des objets pesans, comme l'air joint à la terre, comme l'âme jointe au corps;
LE disque de l'astre du jour n'est guère plus grand ni moins lumineux qu'il ne le révèle à nos sens; car tant qu'un corps enflammé peut envoyer jusqu'à nous sa lumière et sa chaleur quelle que soit sa distance, son éloignemens n'altère point à nos regards sa forme apparente, et ne dérobe rien de ses contours et de son étendue. La chaleur et l'éclat du soleil parviennent jusqu'à nous, colorent les objets qui nous environnent; la forme, l'étendue et l'éclat du soleil sont donc tels au haut de la voûte céleste, qu'ils apparaissent à nos regards.
QUE la lune brille de son propre éclat ou d'un éclat emprunté, elle ne traverse point le ciel sous une forme plus grande que celle dont elle frappe notre vue; car, à travers l'épaisseur de l'air, les objets, dans le lointain, n'offrent qu'un aspect vague; ils dérobent la régularité de leurs contours; mais l'astre des nuits, nous dévoilant, avec tant d'exactitude et de clarté, ses traits et les limites de son orbe, est sans doute dans les cieux ce qu'il nous paraît de la terre. ENFIN, il n'est pas étonnant qu'il en soit ainsi des feux éthérés, puisque tous les feux placés sur cette terre, quelle que soit leur distance, ne paraissent subir qu'une légère altération dans leur grandeur réelle, tant que leur vacillante lumière parvient jusqu'à nous. Ainsi, nous recevons la preuve que les flambeaux célestes ne sont guère ni plus grands ni plus petits qu'ils ne le révèlent à nos yeux. Tu t'étonnes aussi que l'orbe du soleil, avec une si faible circonférence, puisse inonder la mer,la terre, de flots de lumière, et remplir l'univers de sa chaleur féconde. Mais il se peut que cette seule source soit ouverte pour épancher sur le monde les vastes torrens de la clarté, et que les élémens ignés viennent de toute part se réunir à cette issue, et de là se répandre dans l'espace. Ainsi, quelquefois un humble ruisseau, faible à sa source, après avoir arrosé la prairie, inonde les campagnes. Peut-être aussi les feux de l'astre du jour, sans être immenses, communiquent leur ardente chaleur à l'air qui les environne, si ce fluide est propre à s'enflanimer au moindre choc des rayons de l'astre; ainsi, nous voyons une faible étincelle embraser le chaume aride, et envahir les moissons; peut-être enfin ce soleil, autour de son flambeau? amasse-t-il d'innombrables feux inaperçus, qui alimentent dans les cieux la force et l'éclat de ses brûlans rayons.
MAIS, comment le soleil s'ouvre-t-il une route régulière des régions enflammées du midi au séjour des frimats, pour s'élancer de nouveau vers l'ardent Cancer, où l'astre achève et recommence son cours ? comment Phébé franchit-elle en un mois la carrière annuelle du soleil? Ce phénomène peut être imputé à différentes causes : la véritable, sans doute, doit rester cachée. Le sage Démocrite cherche à le résoudre d'une manière digne d'attention : les astres, nous dit-il, peuvent d'autant moins subir l'entraînement du tourbillon éthéré, qu'ils sont plus voisins de la terre ; car la vitesse de la rotation du firmament s'affaiblit par degrés, vers l'extrémité inférieure du monde ; asservi à cette loi, le soleil, placé dans des régions infiniment au dessous des flambeaux ardens, est insensiblement devancé dans sa course, avec tous les corps inférieurs, et Phébé, encore plus éloignée du ciel et plus voisine de la terre, suit plus, péniblement le brillant cortège des astres; ainsi plus son tourbillon l'entraîne lentement, plus les signes ardens doivent rapidement l'atteindre et la devancer; et lorsqu'elle sembl parcourir avec plus de rapidité les signes célestes, ce sont eux qui, à leur tour, la pressent, la fuient et la rejoignent.
IL se peut aussi que, des deux points opposés du monde, des torrens aériens se précipitent, et transportent alternativement le soleil, des signes brûlans de l'été aux régions sombres et glacées du nord, et le repoussent des antres hyperborées jusqu'au sommet des cieux brûlans du midi. De pareils flots aériens guideraient aussi les courses alternatives de la lune et de ces légions de flambeaux, qui ne décrivent leur immense orbite qu'après avoir vu s'accomplir un nombre infini d'années. Ne vois-tu pas, à des hauteurs et dans des directions différentes,les nuages, en mouvans tourbillons, parcourir la voûte des cieux? Pourquoi les astres brillans ne seraient-ils point ainsi entraînés par des courans rapides, dans les vastes plaines de l'espace sans bornes ?
LA nuit enveloppe la terre de ses épaisses ténèbres, soit parce que le soleil, ayant poussé sa course immense jusqu'aux limites du ciel, laisse éteindre ses feux déjà épuisés par le froissement des torrens d'air qu'ils ont bravés, soit que l'impulsion qui transporta son char sur nos têtes, l'entraîne par delà notre sphère, et le force à, suivre sous nos pieds sa course circulaire.
LA courrière du matin, à l'heure accoutumée, guide dans les plaines de l'air l'aurore vermeille, et rouvre les portes du jour. Soit que le même soleil, près d'achever son tour sous la terre, envahisse déjà de ses rayons le ciel qu'il s'efforce d'embraser, soit que, à des instans fixés, des semences de feu, réunissant leur ardeur éclatante, enfantent chaque jour un nouvel astre ainsi la renommée publie chez les peuples Idéens, qu'au sommet de leurs montagnes des feux dispersés dans l'orient rassemblent leur lumière, et, transformés en globe radieux, parcourent le firmament.
D'AILLEURS, ne sois pas étonné que ces élémens de feu se réunissent à des heures certaines, pour réparer la splendeur du soleil : nous voyons dans la nature de nombreux exemples de régularité. C'est à une époque constante que les arbres se parent de fleurs, que la joue de l'adolescent se couvre d'un léger duvet, et que le vieillard se sent ravir ses dents émoussées. Enfin, la foudre, les vents, les frimats, les nuages pluvieux suivent fidèlement le cours des saisons ; en effet, le monde en naissant reçut une première impulsion qui, déterminant l'énergie de chaque cause contraignit les phénomènes à se succéder dans un ordre invariable. Tu vois les jours et les nuits se prolonger et se restreindre tour-à-tour, et la lumière s'accroître quand l'ombre diminue. Le soleil entretient cette lutte annuelle, parce que toujours le même, l'astre déerit sous la terre ou sur nos têtes, des cercles obliques, il coupe l'orbe céleste en parties inégales; mais, en s'élançant de l'un à l'autre hémisphère, il compense leur perte, en leur restituant alternativement la lumière qu'il leur a dérobée, jusqu'à ce que l'astre soit parvenu dans le signe céleste, où, divisant sa course annuelle, il verse au monde, avec égalité les ombres de la nuit et la lumière du jour ; car cette partie du ciel, où il achève la moitié de son cours, se trouve à une égale distance des froids Aquilons et du brûlant Auster, à cause de l'obliquité de douze signes célestes que parcourt annuellement l'astre qui répand ses feux dans le ciel et sur la terre. C'est ainsi que la science, en nous retraçant, dans son adroite imitation, l'édifice céleste, rend ses mouvemens sensibles à notre vue, et nous permet de fouiller dans les secrets des cieux.
IL se peut encore que, trouvant des flots aériens plus épais dans certaines régions, l'astre hésite à lancer la clarté de ses feux tremblans, à travers des obstacles qu'il pénètre avec peine, et retarde son lever sur la terre; telle est la cause peut-être qui, dans les longues nuits d'hiver, nous fait attendre longtemps le tardif retour du soleil. Il se peut enfin que les feux dont la réunion ranime les astres aux limites fixées de l'horizon, soient plus actifs ou plus lents, selon l'influence des saisons.
LA lune, frappée par les rayons du soleil, peut en réfléchir l'éclat, et, chaque jour, agrandissant sa lumière inconstante, revêtir une forme d'autant plus étendue, qu'elle s'éloigne de l'orbe du soleil, jusqu'au point où, se plaçant avec lui dans une parfaite opposition, elle brille d'une pleine lumière. et, des portes de l'Orient, aperçoit à son lever le soleil se dérober sous la terre. Bientôt, rejetant presque sa lumière sur ses pas, elle se rapproche du soleil, décroît par degrés, s'enfuit et visite loin de notre vue les autres régions du ciel ; on la regarde ainsi comme un orbe roulant sous la route du soleil, qui semble le chercher et le fuir : la raison applaudit à cette opinion.
ON peut aussi, en lui accordant un propre éclat, concevoir sa course, et les formes diverses de son disque inconstant. Un autre astre invisible peut-être suit pas à pas sa carrière; il essaie de voiler sa clarté, interpose son disque obscur entre nous et Phébé, qui est ainsi contrainte de se montrer sous tant d'aspects variés. Elle pourrait encore, tournant sur son axe, comme un globe en partie teint de lumière, et, dans sa révolution, déployer successivement son éclat, ses différentes formes, et montrer enfin tout entier à nos regards son hémisphère lumineux; puis, dérobant par degrés sa lumière, la rejeter en arrière et la cacher réunie sous son disque : doctrine qui prit naissance dans Babylone, lorsque les Chaldéens s'efforçaient de triompher de l'ingénieuse astrologie. Mais pourquoi se montrer exclusif dans des hypothèses également admissibles, quand ni les uns ni les autres ne pouvaient être certains de combattre pour la vérité?
ENFIN la nature ne peut-elle reproduire chaque jour une lune nouvelle et l'asservir à une suite constante de formes, d'aspects mobiles, et faire succéder sans cesse un astre nouveau à l'astre de la veille? Il n'est pas facile de détruire ce système par des paroles, quand la nature nous offre une infinité de reproductions périodiques. Le printemps renaît, l'amour renaît avec lui, et le Zépbyre, son doux avant-coureur, agite les ailes à ses côtés, tandis que Flore remplit de fleurs et de parfums leur route joyeuse. Bientôt leur succèdent la chaleur et l'aridité, la poudreuse Cérès, les vents étésiens à la brûlante haleine; l'Automne s'avance avec le dieu des pampres; ils font place aux souffles impétueux des tempêtes, au Vulturne grondant, à l'Auster qui couve la foudre; les frimats, les flots neigeux, la froidure enveloppent la terre paresseuse, et l'Hiver, froissant ses dents glacées, vient clore le cercle des saisons. Tant d'exemples de phénomènes réguliers te prouvent comment la lune peut être enfantée et détruite, et changer de formes en des temps réglés. AINSI, nous pourrions aborder de différentes manières les causes cachées de l'obscurité passagère que subissent le soleil et la lune. Phébé peut dérober à la terre les feux du jour, et voiler le front brillant du soleil, en interposant sa masse épaisse entre nous et les rayons de cet astre. Un autre corps céleste, doué de mouvement et privé de clarté, peut aussi lui servir de voile. Et le soleil lui-même ne peut-il quelquefois languir fatigue, perdre son éclat, et le reprendre à la sortie de régions aériennes, qui, ennemies du flambeau des jours, s'efforcent
de nous dérober sa lumière? La terre ne peut-elle à son tour dépouiller Phébé de son doux éclat, lorsque, placée au dessus du soleil, elle absorbe ses rayons, et porte vers le ciel le cône ombreux de sa masse, où se plonge la courrière des mois ? Un corps inaperçu roule peut-être entre elle et nous, et ferme le passage à l'écoulement de sa lumière; et si la lune brille de son propre éclat, ne peut-elle, entravée dans un fluide ennemi de ses feux, laisser défaillir leur éclat ?
MEMMIUS, je t'ai déjà révélé comment tous les vastes corps se formèrent dans l'enceinte azurée du monde : tu connais le cours ordonné des flambeaux célestes, l'énergique pouvoir qui balance les astres dans les cieux ; quelle cause éclipse leur lumière, et semble quelquefois les dérober à nos regards; et comment ces yeux de la nature, en se fermant, se rouvrant tour à tour, répandent une nuit soudaine, ou versent des torrens lumineux aux peuples de la terre. Aujourd'hui, Memmius, revenons à l'enfance du monde, épions les essais de sa fécondité naissante, les premiers objets qu'elle produisit à la lumière du jour, et qu'elle livra à l'inclémence des airs capricieux.
D'ABORD les collines et les campagnes se revêtent d'une tendre et brillante verdure; le gazon des prairies resplendit du doux éclat des fleurs; les jeunes arbres, remplis d'une sève abondante, se développent en foule, se balancent dans les airs, et se livrent sans frein à leur croissance impétueuse. Ainsi que le jeune oiseau se revêt en naissant de plumes ou de soyeux duvet, ainsi la terre récente environna sa surface nouvelle d'herbes molles et de flexibles arbrisseaux. Bientôt elle enfanta les espèces animées, avec des combinaisons et des variétés innombrables : la terre enfanta ses habitans, car ils ne sont ni descendus des cieux, ni sortis des gouffres ailiers. C'est donc une juste reconnaissance qui lui décerna le surnom de mère : tout ce qui respire fut conçu dans son sein; et si nous voyons encore quelques êtres vivans naître dans son limon, lorsque, gonflé par la pluie, il fermente aux rayons du jour, est-il donc étonnant que des êtres plus robustes et plus nombreux sortissent de ses flancs, quand la terre et l'essence éthéree bouillaient encore du feu de la jeunesse?
A LA chaleur du premier printemps, les volatiles de toute espèce, les oiseaux variés, libres s'élancèrent de l'oeuf natal. Telle nous voyons, pendant les beaux jours d'été, la cigale s'affranchir de sa frêle enveloppe, avide de vie et d'alimens. Alors la terre enfanta la race des hommes; l'onde et le feu, que le sol recelait, fermentèrent et firent croître, dans les lieux les plus propices, des germes fécondés, dont les vivantes racines plongeaient dans la terre. Quand le temps eut amené leur maturité et déchiré l'enveloppe qui les emprisonnait, chaque embryon, lassé de l'humide sein de la terre, s'échappe et s'empare de l'air et du jour. Vers eux se dirigent les pores sinueux de la terre, et, rassemblés dans ses veines entrouvertes, s'écoulent des flots laiteux. Ainsi nous voyons encore,
après l'enfantement, les mères se remplir d'un lait savoureux parce que les alimeus, convertis en sucs nourriciers remplissent leurs douces mamelles. La terre nourrit donc ses premiers enfans; la chaleur fut leur vêtement, l'herbe abondante et molle fut leur berceau.

- L'ingénieuse antiquité se plut à croire que le monde naquit au printemps dans cette saison de fraîcheur et d'amour où la nature enfante. C'est pour cela sans doute que cette saison fut consacrée
à Vénus., Virgile partage cette opinion.

LE monde, au premier âge, ignorait le froid rigoureux, la chaleur dévorante et la fureur des tempêtes.
Comme les autres productions de la nature, ces fléaux, faibles à leur naissance, s'accrurent avec l'âge. Je le répète, ami, la terre a justement mérité le nom de mère; créatrice de l'homme, elle enfanta aussi toutes les espèces vivantes, les peuplades des bois, les hôtes rapides des montagnes, et ces oiseaux légers, qui, sous mille formes variées, planent aux champs aériens.
MAIS, comme une mère fatiguée par l'âge, la terre en repos mit un terme à sa fécondité. Le temps change l'aspect du monde entier; à l'ordre ancien succède un ordre nouveau : rien ne reste immobile, tout se déplace et se transforme dans la nature; elle soume ttout à la variété. Là, on voit des corps affaiblis et brisés par le temps; ici, les uns croissent et se fortifient, un objet sort du limon de la terre, un autre s'y engloutit. Ainsi l'âge donne au monde une face toujours nouvelle; il impose à la terre une éternelle inconstance; elle perd le pouvoir dont elle jouissait, et acquiert ce qui lui était interdit.
LA terre cependant s'efforçait encore d'enfanter des êtres d'une forme et d'une stature imparfaite (l'Androgyne qui, monstrueux assemblage des deux sexes, diffère également de tous deux). On vit naître des corps dont les organes étaient incomplets, privés de la lumière, ou sans pieds, sans mains, sans figure, ou doués de membres inhérens au tronc; ainsi contraints à l'immobilité, ils ne pouvaient par aucun mouvement éviter le péril, ou trouver leur pâture. La terre se surchargea d'une foule variée de monstres ; mais la nature ne leur permit ni de croître, ni de se conserver jusqu'à la fleur de l'âge; elle les priva d'alimens, et leur interdit les liens de l'amour : car il faut, pour propager la vie, un concours nombreux de circonstances propices. L'abondante nourriture, la force, sont nécessaires, et les germes féconds répandus dans les membres doivent se réunir de toutes les parties du corps dans les canaux qui en facilitent la fluctuation; il faut enfin qu'une parfaite harmonie entre les organes du plaisir permette aux époux de s'identifier par les noeuds d'une mutuelle, volupté. Aux premiers jours du monde, des espèces nombreuses, inhabiles à se reproduire, disparurent sans laisser de progéniture. Car tous les animaux, excepté ceux dont nous payons l'utilité par notre protection, n'obtiennent leur conservation que de l'adresse, de la force ou de la légèreté dont les doua la nature. Le terrible lion et les bêtes féroces doivent leur salut à la force, le renard à la ruse, le cerf à la vitesse. Mais ces races compagnes de nos travaux, et confiées à notre garde, le chien au sommeil vigilant, au coeur fidèle, le coursier, la douce brebis, le boeuf laborieux, ont confié leur existence à notre appui ; fuyrant les animaux cruels, ils ont cherché la paix et une nourriture abondante à l'abri du danger. Tel est le salaire payé à leurs services; mais à qui la nature refusa une vie indépendante, ou l'art de nous être utiles. Pourquoi l'homme aurait-il pris le soin de les défendre, de les nourrir et de les protéger ? ils restèrent enchaînés dans les durs liens de leur destinée, et servirent de proie aux animaux voraces jusqu'au jour où la nature les replongea au néant.
MAIS, crois-moi jamais on ne vit se former de monstrueux Centaures; un être participant de deux natures, assemblage de deux corps et de membres incompatibles, ne peut voir, le jour. Cette réunion de forces inégales est impossible: la plus légère méditation, ami, peut t'en convaincre.
A SON troisième printemps le cheval généreux, brille de sa force entière, et le faible enfant, à cet âge cherche encore en songe le sein qui l'a nourri et, lorsque la vieillesse affaiblit l'active vigueur, du coursier que la vie s'enfuit de ses membres languissans, l'homme échappant à l'enfance touche à la fleur de l'âge, et d'un léger duvet voit couvrir sa joue adolescente. Comment donc les germes de l'homme et du coursier auraient-ils, par leur réunion, pu former les Centaures, ainsi que des
corps des Scyllas, monstres amphibies, entourés de chiens rapides, et tant d'autres réunions incohérentes de membres discordans, qui se développent, s'accroissent en des temps divers, et que la même volupté ne peut embraser à la fois, opposés enfin dans leurs penchans, leurs amours et leurs alimens? car la ciguë, qui accroît l'embonpoint des jeunes chèvres, offre à l'homme un poison mortel.
MAIS puisque la flamme consume le corps des lions, aussi bien qu'elle dévore les membres et le sang de tous les êtres animés, Comment donc horrible Chimère avec sa triple forme, à la tête de lion, au corps de chèvre, à la queue de dragon, vomit-elle du fond de sa poitrine des flammes dévorantes ?
ATTRIBUER ces monstrueuses productions à la jeunesse du ciel et de la terre, en s'autorisant du vain nom de la nouveauté, c'est ouvrir la source des absurdités révoltantes. On dira que les fleuves roulaient alors dans nos plaines des flots dorés, que les arbres se couronnaient de fleurs de diamans, que l'homme naissait avec une taille gigantesque et des forces si prodigieuses, qu'il pouvait d'un seul pas franchir le gouffre des mers, et, de sa main puissante, faire rouler autour de lui l'immense voûte des cieux. La terre, il est vrai, renfermait d^innombrables germes, au jour du premier enfantement des races vivantes ; mais gardons-nous de croire qu'elle ait créé des espèces d'une nature opposée, et rassemblé dans le même être des membres si discordans. Car les herbes, les fruits, les arbres rians, dont la terre aujourd'hui se surcharge abondamment, ne peuvent se confondre au hasard et amalgamer leur essence. Toutes les productions diverses croissent dans des limites invariables et s'asservissent aux lois immuables qu'à chacune d'elles impose la nature sans doute, au sortir de ses mains, les hommes étaient plus qu'aujourd'hui doués de vigueur : il en devait être ainsi; car la terre imprimait à, ses enfans la force de son premier âge. Leurs os étaient plus solides et plus grands, leurs entrailles plus vastes, leurs muscles étaient plus robustes. Leurs corps infatigables ne craignaient ni la rigueur du froid, ni la brûlante chaleur, ni l'âcreté des nouveaux alimens. Ils survivaient à la révolution d'innombrables soleils; ils menaient cà et là leur vie errante, comme les animaux féroces. Leurs mains vigoureuses ne savaient encore ni courber ni diriger la charrue, amollir les glèbes sous le tranchant du fer, entrouvrir le sol pour y confier de jeunes arbustes, ni retrancher avec la hache les vieux et infructueux rameaux. Les fruits que la pluie et le soleil mûrissaient, ceux que la terre accordait d'elle-même suffisaient à leur
faim. Au milieu des glands amoncelés sous les chênes, ils rendaient la vigueur, à leurs corps, et ces fruits de l'arboisier, que l'hiver voit mûrir et se colorer de pourpre, croissaient alors plus abondans et plus volumineux. La terre, dans sa jeunesse florissante, plus féconde exposait au jour des alimens nombreux, et procurait l'abondance à ces tristes mortels.LES fleuves, les fontaines les invitaient à se désaltérer; tels aujourd'hui les torrens précipités des monts semblent offrir leurs flots à la soif des animaux sauvages. A l'approche de la nuit, ils portaient leurs pas errans dans les bois ou depuis les Nymphes eurent des temples; dans ces lieux où jaillissent des sources limpides qui, murmurant d'abord entre les cailloux humectés, retombent et se glissent à replis sinueux sur la mousse verdissante des frais rochers, jaillissent dans la plaine, ou submergent les champs. ILS ne savaient point amollir les métaux dans la forge, ni préparer des peaux, ni se revêtir de la dépouille des troupeaux sauvages: nus, ils se retiraient dans les monts caverneux, sous l'ombre des forêts forcés de chercher un abri contre la pluie abondante et l'aiguillon des vents, ils étendaient leurs membres sous les broussailles fangeuses; incapables de concourir au bien commun, ils n'étaient asservis ni par les moeurs, ni par le frein des lois. Chacun, ne cherchant à vivre et à se conserver que pour soi-même, s'emparait de l'objet que le hasard offrait à ses désirs. C'était sous la voûte des bois que Vénus unissait les amans ; la volupté était due à une ardeur mutuelle, ou arrachée par la violence farouche, ou quelques glands, des fruits, des fleurs en acquittaient le prix.
DOUÉS de robustes mains et de pieds agiles, ils attaquaient les hôtes sauvages des forêts. Ils leur lançaient des pierres ou les frappaient, d'une pesante massue ; ils triomphaient de quelques-uns, et fuyaient devant les autres jusque dans leur retraite. Surpris par l'ombre des nuits, ils étendaient leurs membres agrestes et nus sur la terre; pareils aux sangliers, ils se roulaient entourés de mousse et de feuilles séchées. Ils n'allaient point, pâles et tremblans, dans les ténèbres nocturnes, parcourir les
campagnes, et redemander par leurs clameurs la lumière éclipsée ; mais, silencieux, ils s'enveloppaient dans le sommeil, jusqu'à ce que le soleil eût rougi les cieux de l'éclat de son flambeau. Ils voyaient sans crainte la lutte alternative de la nuit et du jour : dès l'enfance l'habitude leur effaçait le prodige ; ils ne tremblaient pas qu'une nuit éternelle s'emparât de la terre, et ensevelît pour jamais la lumière du soleil.
MAIS leurs alarmes étaient dues aux monstres féroces, dont l'approche redoutable rendait souvent leur sommeil funeste. Éveillés par un énorme sanglier ou par un lion rugissant, glacés d'effroi, ils abandonnaient à ces hôtes terribles leur asile et leur couche de feuillage, ils s'échappaient dans l'ombre, et se réfugiaient sous un toit de rochers.
LES humains cependant ne se précipitaient ni plus ni moins nombreux qu'en nos jours hors de là douce lumière de la vie. Beaucoup d'entr'eux sans doute, surpris par les monstres féroces, vivante nourriture, étaient broyés sous leurs terribles dents; ils remplissaient les bois, les monts, les cavernes de leurs gémissemens, et voyaient leurs membres vivans s'ensevelir dans une tombe vivante. Quelques-uns, sauvés par la fuite, le corps déchiré, saisissaient de leurs mains tremblantes les morsures noires et sanglantes, et par d'horribles cris ils invoquaient la mort, jusqu'à ce que des vers avides, en rongeant leur chair infecte, les délivrassent de la vie. Ils ignoraient l'art d'adoucir leurs blessures. Mais on ne voyait pas une foule d'hommes, conduits sous les drapeaux d'un maître, périr en un jour; ni des vaisseaux remplis de navigateurs se briser sur les écueils des mers courroucées. En vain l'océan soulevait ses flots turbulens ou ridait légèrement sa plaine azurée; sa surface paisible et riante ne pouvait séduire les mortels : l'art fatal du nocher demeurait encore ignoré. C'était alors la privation languissante qui donnait la mort; aujourd'hui nous la craignons de l'abondance. L'imprudente ignorance offrit le poison aux premiers hommes; aujourd'hui nous le recevons des arts.

-Le poète, après avoir parlé du pacte établi par les sociétés naissantes, observe, avec raison, que tout le monde ne s'y conforma point. Quelle devait être la rudesse de ces premiers enfans de la terre. Ne se communiquant que par des gestes, entraînés par leurs désirs avec le grossier instinct de la nature, ils étaient sans doute plus barbares que les sauvages du Nouveau-Monde; tous les germes des vices attachés à l'espèce humaine existaient pour eux ; ils devaient s'y abandonner sans retenue. Toutes les histoires représentent l'espèce humaine dans un état qui inspire l'horreur et la pitié ; Diodore de Sicile (liv. i) nous montre les premiers Egyptiens comme des hommes féroces et sauvages, se mangeant les uns les autres, vivant à l'aventure, ignorant même l'usage du feu et des métaux. Les Scythes, selon Hérodote, étaient dans l'usage d'arracher la chevelure de leurs ennemis vaincus, de s'abreuver de leur sang, de boire dans leur crâne. Le tableau des premiers habitans de la Grèce n'est guère plus heureux. Sans doute l'âge d'or n'exista que dans la riante imagination des poètes ; les plaisirs de l'homme ont dû se multiplier avec lenteur, et suivre les progrès de la perfection sociale.

ENFIN, quand l'homme sut élever des cabanes, se couvrir de la dépouille des animaux, et se servir du feu ; quand l'homme uni à la femme ne formèrent plus qu'un être; quand ils goûtèrent les faveurs secrètes d'un chaste et doux hymen, et virent renaître de leur sein une race nouvelle, l'espèce humaine alors commença à s'amollir; l'usage du feu rendit le corps plus sensible au froid; on rechercha d'autres toits que la voûte céleste; Vénus énerva la vigueur, et les douces caresses des enfans fléchirent aisément la farouche rudesse des pères. Ceux dont les asiles se touchaient commencèrent à s'unir des
noeuds de l'amitié; on bannit le larcin et la violence; on protégea les femmes et les enfans. Par des gestes et des sons inarticulés, on fît entendre que la justice et la pitié sont dues à la faiblesse. Cependant la concorde ne pouvait naître également pour tous ; du moins la meilleure et la plus grande partie s'asservit aux lois de ce pacte : sans cet accord, les hommes se seraient dès lors anéantis, et leur race n'aurait pu se propager jusqu'à nous, à travers les siècles!
LA nature obligea les hommes à former les sons variés du langage, et le besoin assigna des noms aux différens objets. C'est ainsi que les enfans, dont la langue impuissante se refuse à exprimer leur désir, désignent d'un doigt éloquent les objets qui les flattent; car chaque être a la conscience de ses facultés. Le jeune taureau offensé menace et frappe de ses cornes, avant qu'elles n'aient couronné son front. Les féroces nourrissons de la lionne et de la panthère veulent mordre et déchirer, avant d'être armés de dents et de griffes. Enfin, tu vois le jeune oiseau se fier à son vol incertain, et réclamer à son aile un soutien tremblant.
NE crois pas qu'un seul homme ait à son gré imposé des noms aux objets divers, et que les autres mortels reçussent de lui les mots de son choix : rejette cette erreur car, s'il a pu tout désigner avec sa voix, et produire les sons variés du langage, d'autres doués des mêmes organes, ont pu simultanément atteindre le même but. Si les autres hommes ne s'étaient pas encore servis mutuellement de paroles, si l'utilité en était ignorée, comment l'inventeur aurait-il fait entendre et propagé sa découverte? seul, pouvait-il asservir la foule à ses desseins, et la contraindre d'adopter les expressions de son caprice ?
comment transmettre des leçons à des hommes sourds à sa voix? Cette oeuvre est impossible : ils n'auraient pas souffert qu'on fatiguât leur oreille de sons inaccoutumés, vains et inconcevables.
EST-CE donc un prodige que, doués de la voix et de l'art de la moduler, les hommes, suivant le sentiment qu'ils éprouvaient, aient adapté des mots différens aux objets divers dont ils recevaient l'impression ? Mais ne voyons-nous pas chaque jour les muets troupeaux, les animaux féroces même, exprimer par des sons variés la crainte, la douleur ou la joie qui tour-à-tour les agitent? l'expérience te le prouve sans cesse.
AUSSITÔT que l'énorme molosse s'irrite, contracte ses lèvres mobiles, et découvre ses dévorantes dents, combien le son brusque de sa voix menaçante diffère de ce monotone aboiement, dont sa vigilance fait retentir les lieux d'alentour! et quand, sa langue caressante se promène sur les membres délicats de ses petits, ou quand elle les foule mollement à ses pieds, les provoque par d'innocentes morsures, les happe et craint ie les presser de sa dent inoffensive, le tendre murmure de sa voix maternelle ressemble-t-il aux hurlemens plaintifs qu'elle exhale dans nos foyers déserts, ou aux gémissemens qu'elle pousse lorsqu'en redoutant le châtiment elle rampe soumise aux pieds de son maître irrité?
L'ARDENT coursier fait-il entendre le même hennissement lorsque, fleurissant de jeunesse, pressé par l'aiguillon de l'amour, il vole et bondit parmi les cavales superbes, ou lorsqu'une émotion craintive agite ses membres ou que ses larges naseaux s'ouvrent et frémissent au bruit des armes?
ET les volatiles, ces familles ailées et nombreuse, l'épervier vorace, l'orfraie, ces oiseaux qui dans les flots amers cherchent l'aliment de leur vie, varient les inflexions de leurs cris, soit qu'ils disputent leur pâture ou s'acharnent sur leur proie.
LEURS chants rauques ou sauvages changent souvent à l'approche des tempêtes : telle est la corneille séculaire, et les nombreuses troupes de corbeaux dont l'âpre croassèment, dit-on, fait pressentir les vents et les tempêtes. Si les brutes ainsi ont trouvé, dans leur muette éloquence, des cris variés pour interpréter leurs sentimens divers, combien plus aisément l'homme dut-il retracer, par des sons flexibles, les différens objets et les sensations dont il était affecté!
POUR éclaircir, ô Memmius, un doute qui peut-être s'élève en secret dans ta pensée, apprends que la foudre la première transmit le feu sur la terre. C'est là que s'allumèrent les flammes, dont les mortels entretiennent l'utile et dangereux usage. Ne vois-tu pas encore l'air, noirci par les vapeurs orageuses, vomir de ses flancs ténébreux des feux rapides et dévorans? Quelquefois aussi les rameaux touffus, agités par les vents, s'échauffent en heurtant les rameaux de l'arbre voisin : le froissement, plus rapide de secousse en secousse, fait jaillir des étincelles, et, du milieu du feuillage desséché, éclatent et brillent des feux ardens. L'un et l'autre phénomène ont dû révéler le feu aux mortels.
BIENTÔT l'homme, s'apercevant que la flamme et la chaleur du soleil mûrissaient et donnaient la saveur à toutes les productions de la terre, essayèrent d'imiter avec le feu la puissance de ses rayons. L'esprit attentif et le génie pénétrant introduisaient par le feu d'ingénieux changemens, et chaque jour de nouvelles découvertes éloignaient l'homme de la vie primitive.

-Lucrèce attribue la fusion des métaux dans le sein de la terre à l'incendie des forêts. On doit convenir de la singularité de cette opinion : on s'étonne que le poète, ayant une parfaite connaissance des feux volcaniques, ne lui ait pas.assigné cette cause : aurait-il pensé que la description de l'autre moyen de fusion prêtait plus à l'essor de la poésie ? au surplus il n'affirme rien.

ALORS les rois commencèrent à élever des tours et des cités, pour établir l'asile et la sûreté de leur, pouvoir. Ils partagèrent la terre et les troupeaux, et les dispensèrent selon le degré de la force, de l'intelligence et de îa beauté. Telles étaient les premières distinctions approuvées par la nature; bientôt on en créa de nouvelles. On connut l'or; ce métal sans peine dépouilla de leurs honneurs la force et la beauté, qui d'elles-mêmes s'empressèrent de suivre et de grossir la cour de l'opulence.
AH! si la raison était le seul guide de l'homme, pour lui la suprême richesse serait la modération et le calme de l'âme ; car il n'est point d'indigence pour celui qui désire peu. Mais les hommes ont aspiré à l'illustration et à la puissance, afin de fonder leur fortune sur des bases inébranlables, et couler leur vie dans une oisive et douce opulence; vains efforts! en se précipitant à flots pressés vers les grandeurs, ils en rendent le chemin périlleux. S'élancent-ils jusqu'au faîte, pareille à la foudre, l'envie inexorable les précipite dans les angoisses d'une mort flétrissante. Ah! plutôt se préparer un doux repos, que
de convoiter l'empire, et de s'emparer du trône. Laissons ces malheureux, fatigués de sueur et souillés de sang s'entre-déchirer dans l'étroit et dangereux sentier où déborde leur turbulente ambition; ils ne voient pas que les foudres de l'envie lancent tous leurs traits sur les lieux les plus; élevés. Jouets infortunés, ils ne jugent que par autrui ; ils ne pensent ni ne sentent pas eux-mêmes; leurs désirs sont ceux qu'on leur impose, tels sont aujourd'hui les hommes, tels ils seront encore, tels ils ont toujours été.
LAS de l'obéissance, quand le peuple eut massacré les rois, les sceptres superbes et les majestueux débris des trônes gisaient dans la poussière. Les brillans bandeaux de la tête des princes, ensanglantés et foulés aux pieds du vulgaire, gémissaient sur leurs honneurs détruits car il est doux d'écraser ce qu'on a le plus redouté. La foule populaire ressaisit son autorité mais chacun voulait pour soi la toute puissance. Bientôt on créa des magistrats, on régla les droits, on se soumit à des lois utiles; les hommes fatigués d'une longue crise, épuisés par la violence des luttes intestines, se soumirent plus facilement au frein de la justice; et comme leur ressentiment exerçait une vengeance bien plus rigoureuse que celle des lois, ils se dégoûtèrent de ces tempêtes anarchiques. Ainsi naquit la crainte des châtimens qui empoisonne les plaisirs illicites. L'homme inique et violent tombe dans le piège que lui-même a dressé : le mal revient toujours à sa source, et punit son auteur. Le coupable, qui ose violer le pacte de la paix commune coule une vie privée de repos et de charmes, et, dût-il dérober sa faute aux regards des hommes et des dieux, le fardeau d'un crime prêt à se révéler l'accable incessamment. En songe, ou dans le délire de la souffrance, sa voix accusatrice peut le trahir, et le secret d'un forfait gardé longtemps peut tout à coup s'échapper. MAINTENANT, quelle cause imposa à tous les peuples de la terre la croyance des dieux, remplit les cités d'autels, et consacra les pompes augurales, ces concours religieux, précurseurs des grandes entreprises? quelle est l'origine du sombre effroi qui glace le coeur de l'homme, le contraint de célébrer des fêtes consacrées à l'objet de sa terreur, et chaque jour lui fait surcharger la terre de temples nouveaux? Aisément je peux dérouler à tes regards les fastes superstitieux. DANS ces premiers temps, l'esprit humain voyait dans le sommeil des fantômes doués de force et de beauté, l'illusion des songes ajoutait encore à l'admiration que ces prestiges inspiraient. Il les douait de sentimens, il voyait leurs vastes membres, il entendait tonner leur voix terrible et proportionnée à ces colosses majestueux. L'HOMME les supposait immortels, les revoyant toujours ornés des mêmes traits et de formes inaltérables, et il pensait qu'aucun effort destructeur ne pourrait triomnlier des forces immenses de ces hôtes des cieux; il les douait d'un bonheur imperturbable, parce qu'ils étaient affranchis de la crainte de la mort, et,qu'il les voyait enfanter sans efforts d'innombrables prodiges.
D'AILLEURS l'homme, témoin de la marche uniforme des cieux et du retour constant des saisons dont il ne pouvait pénétrer les causes, attribua ces grands phénomènes à des êtres divins qui, d'un coup d'oeil, faisaient, fléchir la nature entière. LE siège et le palais des dieux furent érigés dans le ciel, car c'est là que le soleil et la lune poursuivent leur carrière ordonnée; c'est là que paraissent le jour et la nuit, et les astres errans dans les ténèbres nocturnes, et les météores enflammés ; là se suspendent les nuages, les flocons neigeux, et la grêle, là les vents impétueux, le fracas rapide du tonnerre, de leur éclat terrible menacent l'univers.
HOMMES infortunés ! dont l'ignorance attribué la marche de la nature à des dieux qu'ils ont armés d'un courroux inflexible ! ô que de gémissemens ils se sont dès lors imposés! que de blessures ils ont ouvertes ! et de quelle source de larmes ils ont pour jamais abreuvé leurs enfans!
NON, la piété ne va point, le front voilé, s'incliner sans cesse devant le marbre muet, assidue aux pieds des autels, elle ne se prosterne point dans la poussière, n'inonde point les temples du sang, des victimes, n'ajoute point à ses voeux des voeux insatiables; mais, toujours calme, elle oppose une âme libre aux chocs des évènemens. Car trop souvent, à l'aspect de la voûte céleste qui environne le monde, des astres resplendissans dans les plaines éthérées, en contemplant la course ordonnée du soleil et du flambeau des nuits, une vague inquiétude, que les autres maux de la vie semblaient avoir étouffée, tout à coup se réveiîle au fond du coeur. On se demande si l'immense pouvoir de quelque dieu fait mouvoir à son grê les orbes célestes. L'ignorance des causes laisse flotter l'esprit dans le doute; on cherche si le monde eut une origine, s'il doit finir, ou s'il doit résister longtemps aux fatigues de ses constans travaux, ou si, doué par les dieux d'un sort éternel, il opposera au torrent des siècles infinis une force indestructible.
MAIS, après tout, quel est l'homme dont le coeur n'est point ébranlé par la crainte divine, et dont les membres ne chancèlent glacés d'effroi, lorsque l'horrible fracas du tonnerre ébranle le monde embrasé, et propage sous la voûte céleste son épouvantable murmure? Le peuple se prosterne; les rois, frappés de crainte, courbent leurs fronts superbes; ils pressent de leurs bras tremblans la statue des dieux; ils craignent de toucher à l'instant terrible qui doit acquitter les forfaits du trône. Et lorsque les vents irrités se déchaînent sur les flots, et balaient, sur la plaine écumante, la flotte, ses légions, et ses éléphans, le chef s'efforce d'apaiser la divinité par ses voeux ; craintif, il supplie les vents de calmer leur colère. Soins superflus! le tourbillon redouble, au milieu des écueils la mer s'ouvre et l'engloutit dans la nuit éternelle. Tant une certaine puissance cachée se plaît à renverser les projets des humains, et surtout à briser les sceptres et les faisceaux ! Enfin, quand la terre tremblante vacille sous nos pas, quand nos cités s'écroulent et s'ensevelissent dans ses flancs entr'ouverts, l'espèce humaine, honteuse de sa propre faiblesse, admire en frémissant l'immense pouvoir qui gouverne la nature, et reconnaît une force divine. APPRENDS, Memmius, que l'airain, l'or, le fer, le plomb, l'argent, ne se sont révélés à notre usage que quand le feu eut dévoré les vastes forêts à la cime des montagnes : soit que la chute de la foudre les eut embrasées; soit que les hommes, en livrant leurs combats sous les bois, voulussent par les flammes épouvauter leurs ennemis; soit que la fécondité du sol les ait invités à transformer les forêts eu champs cultivés ou en gras pâturages; soit enfin qu'ils voulussent porter la guerre aux animaux féroces, et s'enrichir de leurs dépouilles. Car l'art du chasseur se bornait alors à environner sa proie de tranchées et de feux ; il n'entourait pas les bois de filets insidieux, et des chiens rapides n'allaient point interroger les vents. Qu'importe enfin la cause de l'incendie? mais, lorsque la flamme dévorante eut descendu en pétillant jusqu'à la racine des forêts, et embrasé le sol ; dans les veines ardentes de la terre, entraînés par leur pente, coulèrent des ruisseaux d'or, d'airain, d'argent et de plomb. Durcis par le froid, ils brillèrent dans leurs replis caverneux. L'homme, surpris de leur éclat, s'empressa de les recueillir. L'empreinte fidèle des cavités qui les reçurent attesta que le feu pouvait les liquéfier, et les asservir ainsi à toutes les formes; on pensa que le marteau pouvait les assouplir, les étendre, les amincir et les acérer; qu'on pouvait, ainsi les convertir en armes belliqueuses, et qu'ils aideraient l'industrie à couper les forêts, à fendre les rochers, à creuser la terre, à façonner le bois, à percer, à polir les objets les plus durs. D'abord on se trompa dans leur destination; l'or et l'argent furent employés sans succès aux mêmes, usages que l'airain : leur molle consistancene résista point aux travaux; aussi, l'utile airain devint-il plus précieux, et l'or, trop aisément émoussé, gisait inutile. Aujourd'hui l'airain est dédaigné, et l'or envahit les honneurs : ainsi le cours des siècles change le destin des êtres. Ce qui fut précieux languit méprisé: l'objet de notre dédain le devient de nos désirs; chaque jour il est plus admiré; il épuise nos éloges, et parmi les mortels il obtient le rang suprême. Tu peux maintenant deviner, ô Memmius, comment l'usage du fer s'est révélé aux humains. Les premières armes furent la main, les ongles déchirans, les dents, les pierres rapides et les rameaux arrachés aux forêts ; on y ajouta bientôt la flamme et le feu; mais des jours nombreux s'écoulèrent avant la découverte homicide de l'airain et du fer. L'airain toutefois fut le précurseur du fer ; plus abondant, il se prêtait aussi plus facilement à l'industrie, l'airain sillonnait la terre, l'airain brillait parmi les flots des combattans, et semait de vastes funérailles; l'airain secondait les ravisseurs des troupeaux et des moissons. L'homme, nu et sans défense, cédait à cette arme. Insensiblement le fer se transforma en glaive ; la faux d'airain fut rejetée, avec ignominie ; le fer ouvrit les glèbes de la terre ; le fer fixa les chances incertaines des combats.
LE guerrier tenta de presser les flancs du coursier, et d'asservir au frein son rapide emportement, avant de se livrer au milieu des périls de la guerre, sur un char traîné par deux coursiers. On doubla bientôt ce nombre, et quatre chevaux rapides s'àttelèrent à des chars armés de faux. Enfin, le Carthaginois soumit l'éléphant, surchargea d'une tour son corps immense, lui enseigna à combattre avec sa trompe flexible comme le serpent, et à répandre le trouble et l'effroi dans les rangs belliqueux. détruire les humains, et augmenta l'horreur et l'épouvante des combats. On tenta même de conduire des taureaux furieux dans la mêlée, et de lancer de féroces sangliers sur l'ennemi. Le Parthe se fit précéder d'une horrible escorte de lions, guidés par des maîtres terribles qui, les captivant dans leurs chaînes, modéraient ou enflammaient leur courroux; mais trop souvent ces redoutables auxiliaires, affamés de carnage et de sang, s'abandonnaient indistinctement à leur rage, et, secouant leur monstrueuse et mouvante crinière, ils portaient dans l'un et l'autre parti, leur indomptable fureur. Aucun effort du frein ne ramenait vers l'ennemi le coursier frémissant; rien ne calniait son effroi : les lionnes furieuses; bondissaient de rang en rang, présentaient partout leur gueule sanglante, se retournaient tout à coup, indistinctement saisissaient leur proie, la renversaient, la déchiraient de leurs griffes tranchantes, et de leurs féroces dents. Les taureaux soulevaient et foulaient à leurs pieds les sangliers rugissans, plongeaient leurs cornes dans les flancs des coursiers, et les foulaient sous leurs pieds poudreux. Les sangliers courroucés faisaient éprouver la force de leurs défenses terribles aux maîtres qui les avaient domptés; ils rougissaient de leur sang les traits brisés dans leurs blessures; plus irrités encore, ils s'élançaient par bonds, renversaient confondus le guerrier qui combat à pied et le cavalier rapide. Les chevaux vainement se détournaient, évitaient l'atteinte de leur terrible dent, et se dressaient : leurs jarrets, rapidement tranchés, abandonnaient leur vaste corps à une chute lourde et retentissante. Ainsi ces monstres furieux que l'homme avait cru soumettre par des soins domestiques, au milieu des combats, parmi les cris, le carnage, le tumulte, le désordre et l'effroi, reprenaient leur férocité, et trompaient un maître barbare. Nul pouvoir ne les ramenait; ils erraient dispersés. C'est ainsi qu'aujourd'hui même nous voyons dans nos combats des éléphans, irrités de leurs blessures, fuir après avoir accru le carnage du parti qu'ils étaient destinés à défendre. Certes, je ne croirai pas que les hommes n'aient pas prévu, avant d'en être les victimes, les malheurs qu'ils se préparaient mutuellement par cet horrible usage, qui ne fut pas même inventé par l'espoir de vaincre, mais par ceux qui, se défiant de leur faible nombre, voulurent au moins en succombant rendre leur perte funeste au vainqueur. J'aime mieux penser enfin que la nature fit de cette erreur une loi commune à tous les mondes, que de l'attribuer à notre coupable univers.
LES vêtemens étaient formés de noeuds, avant de s'étendre en tissus. L'art de tisser fut précédé par la découverte du fer; le fer seul pouvait se prêter à la délicatesse de la lame, de la navette mobile, du fuseau léger, de la verge retentissante.
LA nature d'abord contraignit l'homme à préparer la laine avant de confier ce soin à la femme; car l'esprit de l'hoinme plus inventif se livre plus facilement à la découverte des arts. Mais l'agreste laboureur, honteux de la mollesse, endurcit par de pénibles travaux ses membres vigoureux, s'imposa la tâche la plus rude, et relégua les exercices frivoles aux faibles mains des femmes.
L'ART de la greffe et du plant fut aussi révélé à l'homme par la nature, qui environnait les arbres de glands et de graines, changés au retour de la saison nouvelle en une foule d'arbrisseaux. Guidé par cet exemple, dans la fente d'un jeune arbre on inséra une branche étrangère qui se nourrit sur le tronc adoptif; on transplanta dans un champ les arbustes d'une terre voisine. Ainsi chaque jour l'homme tenta de soumettre le sol à de fertiles et douces conquêtes. Les soins industrieux d'une prévoyante culture corrigeaient l'âpreté des fruits sauvages ; de jour en jour on contraignit les forêts à se reléguer sur la cime des montagnes, et à céder la terre qu'elles envahissaient au soc agriculteur. Les plaines, les collines, les vallons n'offrirent plus que des prairies, des ruisseaux, des lacs, de riches moissons et de rians vignobles,partagés par de longs rangs d'oliviers qui serpentaient sur les collines montueuses ou dans les plaines: telle nous voyons encore cette agréable variété, lorsque les arbres féconds ornent les champs qu'ils divisent, et les environnent de leurs doux fruits.
ON imita avec la voix le chant flexible des oiseaux, longtemps avant qu'une suave mélodie s'unît aux charmes des vers, pour enchanter l'oreille des humains. L'haleine des zéphyrs, résonnant dans le creux des roseaux, apprit à enfler d'agrestes pipeaux; de progrès en progrès, la flûte, pressée entre des doigts agiles, mêla ses douces plaintes aux chants harmonieux. Son docte usage naquit du loisir des bergers, au milieu des solitudes et des sombres forêts. Le temps enfante en secret les différens arts, et le génie les fait briller à la clarté du jour : ainsi les bergers adoucissaient leurs peines, lorsqu'un repas savoureux avait fait passer la joie dans leur coeur. Souvent, étendus encercle sur la molle épaisseur des gazons, au bord d'un frais ruisseau, ou sous les rameaux d'un arbre antique, sans richesse, ils obtenaient un plaisir simple et pur, surtout quand le temps leur souriait, et dans cette saison qui étale sur l'herbe naissante le doux éclat des fleurs. Alors, au milieu des ris, des jeux, des propos joyeux, leur muse agreste s'animait; la gaîté folâtre les invitait à ceindre leur front et leurs robustes épaules de couronnés de feuillages et de guirlandes fleuries. Leurs pas rustiques et lourds frappaient durement et sans mesurer la terre maternelle; ils se livraient à des ris intarissables et à de douces agaceries; la nouveauté pour eux rendait ces plaisirs piquans ; ils charmaient l'insomnie en asservissant leur voix à des tons:variés, ou en promenant leurs lèvres mobiles sur des chalumeaux. Tels nous cherchons encore le plaisir dans nos brillantes veillées. Nous savourons une plus suave harmonie; l'art ennoblit le plaisir, et ne nous rend pas plus heureux que ces agrestes habitans des bois, ces premiers enfans de la terre.
LE bien présent sans doute est préféré, si des sensations plus douces nous sont inconnues; mais une découverte nouvelle désenchante la première, elle change nos goûts émoussés. Ainsi le gland fut dédaigné, ainsi on abandonna les tapis de mousse et les lits de feuillage; la dépouille des bêtes féroces éprouva bientôt le même dédain. Cependant, je ne doute pas que l'inventeur de ces grossiers vêtemens, accablé par la haine,et l'envie, n'ait trouvé la mort dans un piège cruel, et que les ravisseurs de sa dépouille sanglante ne se la partageassent avidement, sansen jouir eux-mêmes.
C'ÉTAIENT alors de simples peaux, c'est aujourd'hui la pourpre et l'or qui consument la vie de l'homme dans de cruels combats. Nous sommes les plus criminels; ces enfans de la terre, nus encore, opposaient les toisons à la rigueur des frimats; mais, pour nous, qu'importent la pourpre dorée et les pompeux ornemens qui la surchargent, quand nous trouvons la santé sous un humble tissu? Ainsi, l'homme se tourmente sans cesse, sans jouir du fruit de ses travaux; il consume sa vie en de vains et pénibles soins. Sans mesure dans son avidité, il ignore la limite où ne croît plus le bonheur. C'est ainsi que la vie est précipitée d'orage en orage, jusque dans ce gouffre où elle flotte assaillie par d'interminables combats.
LES changemens ordonnés dans le grand édifice du monde, le cours brillant et régulier des flambeaux du jour et de la nuit, ont révélé aux hommes le changement annuel des saisons, et comment l'univers subit l'ordre invariable de la nature.
DÉJÀ les hommes réunis vivaient protégés par des tours et des remparts ; ils se partageaient et cultivaient la terre; des voiles innombrables couvraient les mers ouvertes à leurs vaisseaux; un pacte tutélaire unissait les nations. Lorsque les vers du poète commencèrent à transmettre les évènemens à la postérité, l'art de donner un corps à la pensée venait à peine de naître; aussi, ne nous reste-t-il de cet âge antique que des vestiges, entrevus par la raison à travers les ombres du temps.
L'ART de dompter les mers, de rendre le sol fertile, d'élever de pompeux monumens, de combiner les lois, de forger les armes, de s'ouvrir des chemins, de préparer les tissus; toutes les découvertes utiles, celles même destinées seulement à nous charmer, la poésie, le secret d'animer le marbre et la toile, sont nés avec lenteur du besoin et de l'expérience : le temps les révèle peu à peu ; l'industrie les fait briller à la lumière du jour; le génie les perfectionne, les élève sans cesse, et les empreint d'un éclat immortel.

LIVRE SIXIEME,

ATHÈNES, cette illustre cité, la première révéla aux agrestes mortels les fruits et les moissons; elle protégea leur existence sous l'abri des lois; la première elle répandit sur eux les douces consolations de la vie, en donnant le jour à ce sage qui, dans son coeur, enfanta les nobles vérités, et les fit jaillir à grands flots de sa bouche éloquente. Il éclaira le monde ; ses écrits divins, triomphans de la mort et du temps Relevèrent sa gloire jusqu'au plus haut des cieux.

- L'on croyait que les habitans d'Athènes avaient découvert l'art de l'agriculture. Diodore de Sicile nous apprend que ces peuples se vantaient d'avoir, les premiers, formé une société régie par des lois : telle était du moins l'opinion commune; mais, à l'époque de la fondation d'Atliènes, plusieurs peuples orientaux étaient civilisés dès longtemps, et peut-être ces Athéniens faisaient-ils partie d'une colonie envoyée d'Asie pour s'établir dans les plus riantes contrées de l'Europe.

CE sage; abaissant ses regards sur les hommes, vit que, doués de toutes les ressources qu'exige la vie, comblés de biens et d'honneurs, riches d'enfans dans lesquels revivrait leur gloire, ces mortels n'en restaient pas moins la proie de chagrins secrets ; quoiqu'environnés de plaisirs, ils gémissaient comme des esclaves accablés de chaînes. Il découvrit que la source du mal était, dans le coeur même, qui, vicié, corrompait les flots précieux dont on l'abreuvait; soit que, vase sans fond, il reçût ces intarissables flots sans se remplir jamais, soit que, intérieurement souillé, il infectât la pure liqueur qu'il recelait. LE sage commença donc par purifier le coeur humain, en y versant la vérité ; il imposa des limites aux désirs de l'homme, l'affranchit de ses terreurs, lui révéla la nature de ce bien suprême, objet de nos constans désirs, et comment il peut l'atteindre, en se dirigeant dans un sentier droit et rapide; il signala les maux que nous impose l'irrésistible pouvoir de la nature, ces maux qui nous assiègent, soit par une irruption soudaine, soit par le cours nécessaire de la nature. Il apprit comment on peut fortifier l'âme contré ces nombreux assauts, et combien sont vaines ces terreurs, qui font bouillonner dans le coeur les flots des noirs soucis. Car, si les enfans frémissent et s'alarment daus les ténèbres nocturnes, l'homme, à la clarté du jour, s'épouvante de vains fantômes. Comment l'arracher à ces ténèbres, et dissiper ses alarmes? faut-il l'éclat de la lumière et les rayons du soleil? non, c'est à la nature de désiller ses yeux. O Meminius, continuons donc de prêter à sa voix une oreille attentive.
JE te l'ai enseigné, l'édifice du monde doit s'écrouler un jour; le ciel a reçu la naissance; tous les corps qui resplendissent ou qui resplendiront dans sa vaste enceinte, doivent subir la destruction. Sois attentif; il me reste des vérités à te dévoiler. Porté par l'espérance sur le char de la gloire, je me plais à contempler les obstacles que j'ai franchis : ils sont devenus les aiguillons de ma poétique ardeur.
LE spectacle du monde et des cieux, en frappant les regards de l'homme accable son esprit épouvanté; avili sous le joug terrible des dieux, il se courbe vers la terre : ignorant les causes de la nature, il la livre à l'empire des dieux; il les arme du sceptre de l'univers, et les phénomènes qu'il ne peut concevoir, il en attribue la cause à la divinité. Celui même qui semble persuadé que les dieux coulent leur vie dans une douce et profonde incurie, s'il porte ses regards émerveillés vers les scènes imposantes de la voûte éthérée, il retombe épouvanté sous le joug des antiques superstitions ; il érige les dieux en tyrans inflexibles, et leur attribue la puissance universelle : malheureux, il ignore ce qui peut ou ne peut point exister, et quelles limites invariables la nature assigne à ses oeuvres diverses. Cette première cause l'entraîne dans les régions de l'erreur, et l'égare chaque jour davantage.
AH! si vous ne bannissez point de votre esprit ce honteux préjugé, si vous dégradez les dieux, en leur attribuant des soins indignes de leur repos céleste, ces divinités saintes, que vous aurez arrachées à l'éternel équilibre de leur bonheur, vous apparaîtront sans cesse : non que ces êtres augustes daignent signaler sur vous leur courroux, par un châtiment terrible ; mais, tandis que ces dieux se plongent dans un calme inaltérable, vous croirez que dans leur âme bouillonnent les vastes flots de la colère. Vous n'entrerez plus avec un front serein dans leurs temples ; les images de leurs corps sacrés ne pénétreront plus dans votre âme sans en bannir la paix; de quelle source de tourmens votre vie sera abreuvée !
DÉJÀ, pour écarter tant de maux, la raison répandit par ma bouche ses précieux trésors, mais il me reste ençore à parer des charmes de la poésie de nombreuses vérités : je vais dévoiler le spectacle des cieux, explorer les causes et le fracas de la foudre et de la tempête, de peur qu'en un délire superstitieux, divisant les régions célestes, tu n'interroges d'un regard épouvanté le point d'où la flamme est partie, la direction de son vol, sa trace dans l'enceinte des murs qu'elle pénètre, et l'issue qu'elle ouvre en s'échappant victorieuse. Nécessaire effet de la nature, que l'aveugle ignorance attribue à la divinité. Brillante Muse, ô toi qui entrouvris la carrière à mon premier essor, ingénieuse Calliope, suave volupté des hommes et des dieux, soutiens mes pas jusqu'au qu'au terme de ma carrière, viens, ô mon guide, et ceins mon front glorieux d'une couronne immortelle.

- Lucrèce parle ici de la division que les prêtres devins, appelés fulguratores, assignaient à la voûte céleste, afin de déterminer les différens effets du tonnerre, d'après lesquels ces imposteurs rendaient leurs oracles.

LE tonnerre ébranle les voûtes azurées du ciel, lorsque les nuages impétueux, poussés par des vents rivaux s'entrechoquent dans les régions éthérées. Où le ciel est serein le bruit ne se fait point entendre; mais dans l'espace aérien, où d'épais nuages s'amassent, se condensent, un bruit terrible éclate, là roule un long murmure.
LES nuages n'ont ni la densité du bois et des rochers, ni la mobile fluidité de la fumée ondoyante, car ils tomberaient comme les pierres attirées par leur propre pesanteur; ou, s'ils n'avaient que la consistance vaporeuse de la fumée, pourraient-ils captiver dans leurs flancs les frimats, la neige et la grêle impétueuse?
LES nuages quelquefois font retentir les champs de l'air d'un bruit semblable au froissement de ces voiles immenses qui flottent, jetés sur les combles et les poutres de nos théâtres. Quelquefois brisés par le choc des vents, ils imitent (tu peux le remarquer quand le tonnerre éclate) l'aigre cri du papier qui se déchire, les ondulations des replis d'une robe flottante, ou le froissement des feuilles détachées, que le fouet des vents, par des coups répétés, soulève en l'air, et roule en tourbillons.
QUELQUEFOIS les nuages, sans se heurter de front, se pressenten glissant dans un cours opposé, et leurs flancs s'effleurent dans toute leur étendue; il en sort un bruit sec qui froisse l'oreille, se propage jusqu'à l'instant où ils se sont dégagés de cet étroit passage.
LA foudre quelquefois fait tressaillir le globe par un choc si violent, que les immenses voûtes du monde semblent se dissoudre et s'écrouler en éclats. Alors un orage furieux, irrité par la violence des vents, en roulant sur lui-même, s'engouffre dans les nuages; emprisonné, il rassemble ses forces, les accroît sans cesse, et creuse les vastes flancs du nuage qu'il épaissit. Son courroux impétueux brise enfin sa prison, il éclate et s'élance avec un horrible fracas. N'en sois pas surpris, car une simple vessie remplie d'air, en se brisant par un choc soudain, fait retentir un semblable bruit. ON peut assigner une autre cause au souffle des vents, qui gronde dans les nues. Ne vois-tu pas les nuages inégaux en surface, s'étendre et se diriger en rameaux ; le son doit donc ressembler au bruyant murmure des feuillages quand l'Aquilon impétueux agite et brise la cime des forêts. PEUT-ÊTRE aussi le choc des vents fougueux crève le nuage en le frappant directement ; tout nous atteste leur force irrésistible dans les hautes régions des cieux, puisque, à la surface de la terre, où leur fureur s'adoucit, ils arrachent dans leurs profondes racines et renversent les arbres qui dominaient les airs.
LES nuages aussi renferment des flots qui luttent avec effort; leur choc, en se rompant, gronde comme un fleuve impétueux, ou comme l'Océan qui bouillonne et se brise.
- IL se peut que la foudre ardente, précipitée de nuage en nuage, s'engloutisse dans une humide vapeur, et s'éteigne tout à coup, avec un bruit horrible : semblable au fer rougi dans la brûlante fournaise, et qui, plongé rapidement dans l'onde, rend un long sifflement. Au contraire, si la foudre pénètre dans un nuage aride, son ardeur s'accroît, elle s'embrase, éclate et gronde : ainsi, lorsque le vent impétueux rassemble dans ses tourbillons le feu errant sur la cime d'un mont à la chevelure de lauriers, soudain il les embrase, car rien n'attire plus promptement la voracité de la flamme bruyante, que l'arbre consacré au dieu de Délos.
ENFIN, îa grêle et les glaçons, en se brisant dans les flancs des nuages, les font retentir avec fracas; condensés par le souffle des vents, ces nuages comme des montagnes entassées, se rompent, et leurs débris se précipitent vers la terre, mêlés au torrent de grêle qu'ils renfermaient.
L'ÉCLAIR brille dès que le choc des nuages exprime les semences ignées renfermées dans leur sein. Tel en frappant la pierre avec la pierre ou le fer, la lumière jaillit, se dissipe en étincelles pétillantes. Notre oreille ne reçoit le bruit du tonnerre que quand nos yeux ont vu briller sa flamme; car la course des images vers nos yeux est rapide, et le son arrive à l'ouie avec lenteur. J'en atteste l'expérience : vois de loin le fer de l'émondeur retrancher à cet arbre des rameaux superflus. Le ccup part, tu l'aperçois, cependant le bruit tardif n'a point encore atteint ton oreille. Quoique formés au même instant et par le même choc, la flamme du tonnerre nous parvient plus tôt que son fracas.
PAR un autre moyen, la lueur rapide des nuages peut colorer l'espace, et faire jaillir impétueusement de l'ombre des tempêtes les feux scintillans. Dès que le vent envahit un nuage, et que, par ses chocs répétés, il en creuse le centre, il en épaissit les flancs; (je le répète ) lui-même il s'embrase par son rapide essor, car tous les corps, par la vélocité de leur mouvement, s'échauffent et s'enflamment. Vois une balle de plomb rouler dans un long espace ; elle devient ardente et se liquéfie : quand le tourbillon brûlant a crevé le sombre nuage, il disperse les semences de feux contenues dans ses cavités, et l'éclat de la foudre fait cligner notre vue. Le bruit suit le choc, mais il vole moins rapidement à notre ouie que la lumière à nos yeux. Ces grands résultats attestent l'énorme opacité des nuages, qui se pressent entassés, et roulent avec une incroyable impétuosité dans les célestes plaines.
N'EN croyons pas le rapport infidèle de nos yeux : de ces lieux inférieurs, ils ne nous découvrent que la surface apparenté des nuages, et non leur vaste amas et leur profondeur. Pour te désabuser, contemple ces sombres nuages, semblables à des montagnes flottantes que les vents, dans des routes opposées, roulent aux champs aériens ; ou, quand les vents sommeillent, contemple au sommet des plus hautes cimes les nuages s'amonceler sur des nuages, s'accumuler, s'étendre, se dresser vers les cieux. Alors tu connaîtras l'étendue de leurs masses immenses, à l'aspect de ces vastes cavernes, creusées dans des rochers suspendus ; quand les vents impétueux s'engouffrent dans ces profondés cavités et les remplissent, la tempête éclate; prisonniers indignés dans les nués, ils les font retentir d'un horrible murmure, ils grondent dans leurs cachots, comme des monstres rugissans dans leurs chaînes ; de tous côtés leurs longs mugissemens retentissent ; ils s'agitent en tous sens, et cherchent une issue ; ils arrachent du nuage des semences de feu, les amassent, les roulent dans de profondes et brûlantes fournaises ; la nue enfin se rompt, les vents libres s'échappent, se précipitent au milieu d'un torrent de flammes.
ENFIN, ces éclairs rapides qui jaillissent sur la terre, ces reflets dorés d'un feu liquide, sont enfantés dans les flancs mêmes du nuage où couvent des semences ignées. Tu le vois, quand ces nuages sont dégagés de leurs vapeurs les plus humides, ils brillent de l'éclatante couleur des flammes; et les rayons du soleil, en les pénétrant, les inondent et les rougissent de leurs feux et, sitôt que le vent rassemble ces feux et les frappe, il en fait jaillir ces ardentes semences, étincelantes de l'éclat des flammes. SOUVENT aussi le nuage, en se raréfiant, exhale des éclairs. Lorsque de légers flots aériens agitent mollement le nuage, ils le divisent en courant; les semences des feux qu'il recelait s'échappent d'elles-mêmes, et d'innocens éclairs s'évanouissent en silence, et ne causent ni trouble ni terreur.
APRÈS tant d'exemples, la nature de la foudre nous est assez révélée par ses terribles coups. Ses sillons, empreints sur les corps qu'elle a frappés, les flots sulfureux, répandus dans les airs qu'elle parcourt, attestent que la foudre est formée par le feu et non par le souffle des vents, ni par des vapeurs nuageuses. D'ailleurs, les toits qu'elle a frappés se consument, et sa flamme ardente s'élève au faîte du palais qu'elle embrase. La nature se plut à composer ce feu terrible de ses feux les plus rapides et les plus dévorans, afin que nul obstacle ne lui résistât. Avec plus de vélocité que le son ou la voix, la foudre s'ouvre un rapide passage au fond de nos demeures; elle traverse les rochers et l'airain; l'or et le bronze qu'elle a frappés coulent en ruisseaux bouillonnans. En épargnant l'amphore, elle en dissipe la liqueur. Sa chaleur, insinuée dans les pores du vase, amollit, raréfie son tissu, et chasse en vapeur les élémens du vin qu'elle soulève. Non, les rayons du soleil, dardés pendant un siècle, ne pourraient égaler sa dévorante ardeur, tant la foudre surpasse en force, en impétuosité, les traits du dieu de la lumière.
MAIS, comment se forme la foudre? comment s'arme- t-elle de ce puissant courroux qui, d'un seul choc, renverse les murailles, arrache, brise les poutres et les solives de nos demeures? ébranle, renverse les monumens des arts, écrase les hommes, les troupeaux, étend ses ravages sur toute la nature? Poursuis, ô Memmius, je vais t'en dévoiler les causes.
LA foudre ne prend naissance que dans l'amas énorme des nuages, l'un sur l'autre entassés à une hauteur immense. Ne crains point ses coups sous un ciel serein ou voilé de légères vapeurs; rejette le doute, et crois-en l'expérience : au moment de l'orage couve dans leurs flancs, les nuages s'amassent épaissis, et remplissent les vastes plaines de l'air; il semble que toutes les ténèbres de l'Achéron coulent à grands flots pour envahir les cavités des cieux : une nuit funèbre nous enveloppe de ses voiles, et la terreur hideuse plane sur nos têtes.
QUELQUEFOIS un nuage noir, semblable à un fleuve de poix roulant du haut des cieux, tombe, mêle son onde aux ondes des mers, et verse au loin les ténèbres; au milieu des feux dévorans et des vents impétueux, il traîne dans les airs l'ouragan, les foudres, la tempête, qui jusque sur la surface de la terre menacent les hommes, et les forcent de chercher en tremblant un asile sous leurs toits. Quel espace profond envahit donc ces nuages orageux qui volent sur nos têtes ? La terre ne serait point ensevelie sous de semblables ténèbres, si des nuages épais n'opposaient un rempart impénétrable aux rayons du soleil ; si les régions éthérées ne les accumulaient point à une prodigieuse hauteur, ces nuages pourraient-ils verser ces intarissables torrens qui font gonfler les fleuves, les arrachent de leurs lits, et les égarent dans les campagnes inondées? L'ESPACE aérien est rempli, de feux et de vents : aussi, de toute part, les éclairs brillent et les tonnerres grondent. Déjà je te l'ai enseigné; dans les concavités des nuages s'entassent des semences de feu; elles s'accroissent en se pénétrant des ardens rayons du soleil; et,lorsque le vent les presse, les rassemble, exprime et fait jaillir les molécules enflammées dont il s'environne soudain, le tourbillon captif bouillonne, et, dans cette humide et profonde fournaise, il aiguise les brûlantes flèches, du tonnerre. Ainsi, le vent peut s'enflammer, ou par sa propre rapidité, ou par le contact du feu; ainsi, lorsqu'il s'est embrasé lui-même, ou par le choc de l flamme, la foudre atteint sa maturité, crève le nuage, et verse par torrens sa lumière brillante; un bruit horrible éclate; il semble que la voûte des cieux se rompt, et s'écrcule sur nos têtes en brûlans débris. Un vaste tremblement ébranle le monde, et, d'un pôle à l'autre, un affreux murmure parcourt le firmament. Car tous les nuages agités retentissent à la fois, et ce choc universel précipite des torrens de pluie; ils tombent si abondans, qu'on croirait que le ciel va se résoudre en onde, et, par un nouveau déluge, submerger la terre; tant le fracas des nuages, le choc des vents qui grondent, et le bruit de la foudre qui déchire les airs, inspirent d'épouvante et d'horreur.
PEUT-ÊTRE aussi, lorsqu'un vent impétueux vient de l'extérieur fondre sur l'épais nuage où la foudre est déjà dans sa maturité, le nuage se crève, et lance, en roulant, ces tourbillons enflammés, que nous nommons la foudre. Ce même phénomène peut se reproduire dans chaque nuage, selon la force et la direction du vent.
PEUT-ÊTRE, le vent, sans être d'abord mêlé de feu, s'enflamme, en froissant l'air dans un long espace, se dépouille dans son cours de ses grossiers élémens, enchaînés par le fluide aérien ; le vent détache de l'air même qu'il presse les principes les plus subtils, les entraîne, et, par ce mélange, leur activité, redoublant sa pétulance, l'échauffe et l'embrase. Ainsi la balle de plomb devient brûlante dans un trajet long et rapide, parce qu'en se dépouillant de ses élémens les plus froids, elle recueille le feu de l'air qu'elle froisse.
PEUT-ÊTRE enfin, ces feux naissent du choc même du vent; quoique privé de semences ignées, quoique froid; à l'instant où il s'élance, sa prompte violence exprime et fait jaillir de sa propre substance, ou du corps qu'il frappe, des feux étincelans. Ainsi du caillou froissé par le fer s'échappent des étincelles pétillantes; et, quoique dépouillés de chaleur, ces corps, par une vive pression, font jaillir des flammes : ainsi le souffle glacé des vents, par son choc rapide, peut embraser les corps qui recèlent des semences de feu. Qui nous révélera d'ailleurs si le vent précipité si rapidement des célestes hauteurs est absolument glacé; s'il ne s'est pas attiédi en recueillant des molécules ignées dans son prompt essor ?
LA force, la rapidité de la foudre, la violence de ses coups, naissent de son essence impétueuse qui, captivée dans les nuages, accroît sa véhémence, en s'efforçant de briser sa prison ; par ses forces redoublées, le nuage se rompt, et le feu destructeur s'élance impétueux, comme les pierres, poussées par la baliste, volent avec une incroyable vitesse.
SONGE que la foudre se compose d'élémens lisses et menus, et que, sous cette forme déliée, ils trouvent peu d'obstacles; elle s'introduit rapidement dans les plus étroits passages. Peu de corps sont doués de la puissance de résister à son choc, et de ralentir son cours impétueux; d'ailleurs, tout fardeau est entraîné dans les régions inférieures : ainsi, sa pesanteur et son impulsion réunies accroissent sa rapide vitesse. La foudre, mue par ces deux puissances, écarte en un moment les obstacles qu'elle frappe, et sans retard poursuit sa libre carrière.
ENFIN, par l'immensité de sa chute, sa vitesse redouble et s'accroît sans cesse ; elle augmente sa force et son impétupsité, car tous ses élémens divers réunissent vers un but commun leurs efforts mutuels.
PEUT-ÊTRE aussi, en se précipitant vers nous, la foudre envahit des flots d'air, des élémens qui redoublent son choc et sa vélocité.

- On ne peut assez admirer le discernement de Lucrèce, qui pressentit une partie des propriétés de l'air. L'expérience a confirmé plusieurs de ses hypothèses sur l'action de ce fluide, dont les effets restèrent ignorés jusqu'au moment où Pascal, Torricelli, Boyle, Otto et autres, démontrèrent sa pesanteur, sa compressibilité et ses ressorts; mais on ne savait pas encore que l'atmosphère est un mélange de deux fluides qui, pris séparément, sont transparens, compressibles, pesans, élastiques à peu près comme l'air atmosphérique, et qui néanmoins ont des qualités physiques très différentes.

QUELQUEFOIS, la foudre frappe des corps sans les dissoudre; dans leur vol, ses feux liquides en traversent les tissus poreux ; d'autres sont dissous par son choc, qui, frappe directement et brise les liens de ces corps. Sans peine elle liquéfie l'airain, et fait bouillonner l'or, parce que ses élémens lisses et subtils, aisément introduits dans les veines de ces métaux, en rompent tous les noeuds, en relâchent tous les liens.
QUAND l'automne paraît, quand le printemps se couronne de fleurs, c'est alors que la foudre ébranle avec plus de fureur la surface de la terre, et la voûte où roulent les astres resplendissans : l'hiver n'a point assez de feux; l'été n'excite point assez l'haleine des vents, et n'amasse point assez de vapeurs nuageuses. Ce n'est donc qu'entre l'une et l'autre saison que la nature réunit les élémens qui couvent la foudre. Le froid et le chaud s'y réunissent comme dans un intervalle commun, et leur mélange enfante ce foyer de désordres, qui bouleverse le monde, allume en grondant les feux de la tempête, et, dans les airs troublés, déchaîne lesvents furieux. En effet, le printemps se forme de la fin de l'hiver, et des premiers jours de l'été et le froid et le chaud, rivaux implacables, s'entrechoquent dans cette saison. Ainsi leur lutte recommence dans l'automne, mitoyen intervalle entre l'été et l'hiver : on peut nommer ces deux époques de l'année les temps de guerre de la nature. Ne soyons donc pas surpris que les foudres grondent, et que le ciel soit ébranlé par les orages, dans les jours où la discorde est excitée, là par les feux ardens, ici par les vents et les nuages.
C'EST en approfondissant ces secrets, ô Memmius, que la nature et les effets de la foudre nous sont révélés. Ne va donc plus demander aux fourbes sacrés d'Etrurie de chercher dans les traces de la foudre la secrète votante des dieux, ni d'observer le lieu d'où elle part, la région où elle s'élance, comment elle pénètre l'épaisseur de nos murailles, s'en échappe triomphante, et quels désastres sa chute présage au monde. Si Jupiter ou les autres dieux ébranlent du fracas terrible de la foudre le temple des cieux resplendissans, si leur volonté divine en dirige les traits, que ne frappent- ils ces monstres souillés de forfaits odieux? que n'enfoncent-iîs les traits du tonnerre jusqu'au fond de leurs coeurs criminels, comme un exemple redoutable pour le reste des hommes? Mais des mortels, purs de toute faute, qui n'ont à expier aucune action honteuse, innocens, vont rouler dévorés dans les tourbillons du feu céleste.
ET pourquoi les dieux perdraient-ils leurs efforts en frappant des lieux solitaires? voudraient-ils aguerrir leur bras, afin de porter des coups plus assurés? pourquoi souffrent-ils que les traits vengeurs du père des Immortels s'éinoussent sur la terre, insensible? et ce dieu, pourquoi se dépouille-t-il vainement de ses traits? que ne les réserve-t-il pour l'ennemi qui l'outrage?
ENFIN, pourquoi l'Immortel ne lance-t-il jamais ses foudres sur la terre quand le ciel est serein ? descend-il entouré de nuages qui s'amoncellent, afin de porter de plus près des coups plus inévitables? mais pourquoi les lancer sur la mer impassible, et gourmander le sommet liquide de ses campagnes flottantes ?
VEUT-IL, en nous prévenant ainsi, que nous évitions sa foudre? pourquoi rend-il donc son trait invisible à nos yeux? veut-il au contraire nous surprendre par sa foudre rapide? pourquoi révéler par le bruit; le lieu d'où son courroux la déchaîne? pourquoi ces longs frémissemens, ces murmures, ces voiles ténébreux, avant-coureurs du tonnerre?
CONCOIT-ON qu'il divise son trait, et le lance à la fois dans des lieux divers? vérité qu'on ne peut révoquer sans combattre l'expérience. En un même instant il frappe dans des directions opposées comme les flots de la pluie, la foudre peut souvent se disperser dans l'espace.
ENFIN, pourquoi le tonnerre frappe-t-il surtout les temples, ces pompeux édifices consacrés, à la divinité ? pourquoi brise-t-il ces marbres où l'art fait respirer la majesté des dieux? Quoi ! les coups indiscrets de leur immortel souverain flétrissent et suppriment les honneurs voués à leurs propres images. Pourquoi ne semblent-ils attaquer que les lieux les plus élevés ? et pourquoi précipiter ses traits les plus nombreux sur la cime des montagnes ?
APRÈS avoir exploré les phénomènes du tonnerre, il est plus facile de connaître comment, du haut des cieux, fondent sur les mers ces trombes? que leur violente rapidité fit nommer presters par les Grecs. La trombe se précipite sur les eaux, et du haut des cieux pend en immense colonne ; autour d'elle, soulevés par un souffle impétueux, les flots bouillonnent. Quel péril menace les vaisseaux surpris et enveloppés dans cette masse orageuse! le vent, faible à sa naissance, l'environne, rugit, la presse sans pouvoir la rompre; il redouble d'efforts, abaisse par degrés le nuage, le contourne comme une colonne dirigée des cieux sur les mers, ou comme une masse précipitée par des bras vigoureux, et prolongée sur les ondes. Enfin, par sa violence, le vent crève le nuage, l'entraîne au fond de la mer qui se soulève en bouillonnant; car le tourbillon agité fait descendre la nue assujettie à sa rapidité, et la mer orageuse ouvre un passage au vent furieux, qui tout entier s'engouffre dans l'océan, dont les flots à la fois se soulèvent, roulent et grondent.
QUELQUEFOIS aussi, le vent s'enveloppe lui-même dans les élémens nuageux qu'il condense, en courant se roule, et, comme la mer, la terre craint la trombe. Le nuage, abaissé sur la plaine, se brise, et fait jaillir de ses flancs d'horribles tourbillons. La terre éprouve plus rarement ces terribles fléaux : les montagnes brisent le vol de l'ouragan, l'affaiblissent et le dissipent; mais, sur la surface aplanie de l'océan, un immense horizon s'ouvre à sa fureur.
LES nuages se forment des nombreux corpuscules anguleux qui nagent dans l'atmosphère, s'accrochent, se lient par leurs aspérités, et, malgré l'insensible finesse de leurs liens, parviennent à se condenser. D'abord légers nuages, ils se joignent, s'accroissent, s'accumulent, et demeurent soutenus par les vents, jusqu'à l'instant où de leur sein noirci se déchaînent les tempêtes furrieuses. Tu le vois, plus les cimes des montagnes sont voisines des cieux plus elles s'environnent de brouillards jaunissans, et des flots fumeux de vapeurs épaissies; parce qu'à l'instant où les nuages encore imperceptibles commencent à se condenser, les vents les poussent et les amoncellent sur le sommet des monts; bientôt ils se rapprochent, s'épaississent; on les voit, en accumulant leurs flots, s'élancer des cimes humides vers les hautes régions célestes. En effet, nous l'éprouvons nous-mêmes en parcourant les monts, les lieux les plus élevés sont le théâtre du combat des vents.
D'AILLEURS, la nature enlève sans cesse de toute la surface des mers d'innombrables corpuscules liquides. Suspendez des vêtemens sur la rive des eaux; ils s'humectent à l'instant. Ainsi des émanations continues, s'élevant des plaines amères, vont alimenter les nuages. Ne vois-tu pas aussi du lit des fleuves, du sein même de la terre, s'exhaler des vapeurs chaudes et nébuleuses, dont les ondulations, élancées dans les airs, forment insensiblement des nuages épais qui obscurcissent les cieux? Ils s'agglomèrent rapidement, car des flots éthérés les pressent des hautes régions, les épaississent, et voilent, pour ainsi dire, sous leur tissu nébuleux l'azur du firmament.
PEUT-ÊTRE enfin, ces corps humides et déliés, qui accroissent les nuages, et forment les tempêtes, sont-ils par leur vol rapide apportés d'un monde étranger. Je te l'ai enseigné, le nombre des parties élémentaires est innombrable, et l'univers est infini; tu connais l'agilité des élémens de la matière, et dans quels courts instans ils traversent les interminables espaces de la nature. Ne sois donc pas surpris que les nuages, en volant dans les airs, enveloppent de ténèbres les plus hautes montagnes, envahissent et l'océan et la terre puisque de tous côtés, leurs élémens trouvent pour circuler, de vastes issues dans les conduits du fluide éthéré, immenses soupiraux de l'enceinte du monde.
POURSUIS, apprends comment la vapeur pluvieuse s'épaissit en nuages, et du ciel retombe sur la terre. Tu n'en peux douter, de tous les corps s'élèvent, en même temps que le fluide nuageux, une infinité de molécules aqueuses, qui s'accroissent en même temps que la substance des nues, et s'unissent avec elle, comme on voit le sang, la sueur, et les différens fluides de nos corps s'accroître avec les membres. Les nuages recueillent aussi la vapeur de la mer, lorsque, pareils à des flocons laineux, ils volent suspendus sur les flots. Des torrens et des fleuves les tributs humides alimentent aussi les nuages; quand ces vapeurs humides, émanées par les corps divers, et réunies de tous les coints de l'espace sont agglomérées par les vents qui les poussent, ces moites tourbillons, pressés en flottant, abaissés par leur poids, et divisés par l'attaque des vents, s'écoulent en flots de pluie.
ET lorsque les vents raréfient les nuages, ou lorsque les rayons du soleil les dissolvent, l'humide pluvieux s'échappe et tombe, et, comme la cire liquéfiée sur le feu, il coule goutte à goutte. Si les nuages sont soumis à la pression de leur propre pesanteur, et de l'impulsion des vents, la pluie alors tombe à grands flots: quand ces nuages contiennent un amas énorme de semences aqueuses, s'accumulent les uns sur les autres, et remplissent de tous côtés la voûte céleste, et quand ia terre, par ses exhalaisons, leur restitue les humides flots dont ils l'ont abreuvée, la pluie prolonge sa durée, et longtemps nous emprisonne sous nos toits.
LORSQUE le soleil, opposé au nuage, lance ses rayons éclatans à travers l'orageuse opacité, au milieu des ténèbres de la tempête, s'étend l'arc aux brillantes couleurs.

- Cette définition de l'arc-en-ciel est assez heureuse; la véritable cause de ce phénomène fut pour les anciens un problème insoluble. Les modernes ne l'ont devinée qu'après de longues et minutieuses recherches.

AINSI, après avoir exploré la nature des élémens, il est facile d'approfondir les causes et de dévoiler les effets des nombreux météores qui naissent et s'accroissent dans les flancs des nuages, les flocons neigeux, les vents, la grêle, les frimats, la gelée, dont le pouvoir durcit les vastes flots, et comprime sous un frein la rapidité des fleuves.
MAINTENANT, apprenons quelles causes font trembler la terre; comme à sa surface le globe enferme dans ses flancs des cavernes, des lacs, des gouffres qu'habitent des vents impétueux, des pierres, des rochers, des fleuves souterrains, dont les rapides torrens roulent des rocs submergés. Car, la raison l'atteste, la terre, dans ses profondeurs, ou à sa superficie, est partout semblable à elle-même. Si cette supposition est confirmée par sa vérité, les tremblemens qui bouleversent la surface du globe sont dûs à l'écroulement souterrain de quelques immenses cavernes, que le temps parvient enfin à renverser. N'en doute pas, des montagnes entières se brisent, tombent, et leur choc horrible et prompt propage au loin ses longs ébranlemens. Tu le conçois, puisqu'un char, dont le poids n'est pas énorme, fait trembler en roulant les édifices voisins de son passage, et que d'impétueux coursiers, en traînant rapidement les orbes de fer des roues étincelantes, ébranlent et font retentir tous les monumens d'alentour.
PEUT-ÊTRE aussi, lorsqu'une énorme masse de terre arrachée par le temps s'écroule dans de vastes et profondes cavités remplies d'eau, l'oscillation des ondes souterraines agite la surface du globe; tel un vase, plein d'une eau bouillonnante, vacille comme elle, et ne reprend son immobilité, que quand la liqueur a cessé ses ondulations.
QUAND l'ouragan, couvé dans les flancs caverneux de la terre, se précipite et tombe sur l'un de ses côtés, réunit toutes ses forces dans de profondes cavités, du côté que le vent presse de sa violence la terre penche; soudain les édifices qui surchargent sa surface s'inclinent avec elle ; leur cime est d'autant plus vacillante qu'elle avoisine plus les cieux. Les poutres s'ébranlent, crient, se détachent, nous menacent de leur chute; quand ces masses énormes semblent prêtes à nous engloutir, on doute si la nature n'a point enfin prescrit l'instant de la destruction du monde. Et si les vents furieux n'étaient, pour ainsi dire, contraints de reprendre haleine, aucun frein ne pourrait captiver leur courroux destructeur; mais, toujours agresseurs et toujours repoussés, ils respirent, et passent alternativement de la lutte au repos. La terre s'incline, et soudain se relève; perd l'équilibre, et le retrouve par son ppids. Aussi, lorsqu'elle semble prête à s'écrouler son courroux se borne à la menace ; c'est par cet entraînement que les édifices vacillent : l'oscillation est considérable à leur sommet, moins grande à leur centre, insensible à leur base.
PEUT-ÊTRE ces horribles ébranlemens sont-ils causés par un vent impétueux, un souffle violent d'une force irrésistible, introduit tout coup des régions extérieures, ou enfanté dans le sein même de la terre ; le tourbillon s'engouffre dans de profondes cavités, envahit en tous sens les antres souterrains, s'y roule et gronde impétueux, presse le globe qui l'emprisonne, le brise, et s'échappe en ouvrant d'immenses abîmes. Ainsi furent jadis englouties Sidon dans les champs tyriens, Egine dans le Péloponnèse.

- Ce que Lucrèce rapporte de l'engloutissement d'Egine et de Sidon est confirmé en partie par Posidonius. Ovide raconte un événement semblable ; de pareils désastres se sont renouvelés depuis, et se reproduisent aujourd'hui même dans plusieurs parties de l'Italie.

Eh! combien de cités furent renversées par ces terribles combats des vents qui bouleversent la terre! que de villes populeuses, englouties par ces horribles déchiremens de la terre, rentrèrent dans ses entrailles, ou s'abimèrent avec leurs citoyens dans les profondeurs des mers? Si le vent n'a pu rompre sa captivité, sa masse tumultueuse se divise, et envahit les conduits sinueux de la terre, qui, saisie d'un âpre frisson, tremble dans toute sa surface. C'est ainsi que le froid en pénétrant jusqu'au fond de nos corps, les contraint de frissonner. Alors la terreur, sous divers aspects, épouvante les habitans des cités; le toit qui les couvre, le. sol qui les porte, les menacent à la fois; ils appréhendent que la nature ne brise tout à coup l'édifice du monde, n'entr'ouvre des gouffres immenses, et ne les comble des débris de la terre et des cieux. La croyance de l'immortelle et indestructible existence du monde les rassure vainement; à l'aspect d'un péril si menaçant, ils craignent que la nature ne soit déchue de sa puissance ; que la terre, en se dérobant sous leurs pas, ne s'écroule en tombant de gouffre en gouffre; que sa chute n'entraîne, la destruction du grand tout et que le monde entier ne devienne un amas confus de ruines.
MAINTENANT, apprenons pourquoi les eaux de la mer ne s'accroissent jamais. Quoi ! tant de torrens, de fleuves divers s'y précipitent sans cesse; tant de flots pluvieux, et d'orages, qui dans leur vol traversent les airs, et fondent à la fois sur la terre et sur l'océan; quoi ! les sources qu'elle-même recèle n'augmentent jamais la masse de ses ondes ! Cesse de t'étonner : ces eaux réunies ne sont dans les immenses gouffres des mers qu'une goutte insensible. LE soleil, par son ardeur, pompe une immense partie de ces eaux. Ses rayons brûlans, qui sèchent en un moment les étoffes humectées, ne doivent-ils pas puiser des flots de vapeurs, sur la vaste surface qu'embrasse le soleil? A chaque place, sans doute, le tribut est modique, mais, répétée sans cesse, cette évaporatipn devient immense avec l'iminense espace; D'AILLEURS, les vents peuvent, en balayant la plaine liquide, emporter une grande partie de son onde, puisque une nuit suffit à leur souffle, pour dessécher les chemins, et durcir la fange humide. DÉJÀ je te l'ai enseigné, les nuages attirent vers eux la vapeur de la mer, et bientôt la dispersent de tous côtés, en versant des flots de pluie; sur le globe, ou en transportant leurs tourbillons nuageux dans les champs aériens ENFIN, la terre, dont la substance est poreuse, environne la mer, et la mer la ceint de toutes parts; ainsi la mer, qui reçoit les ondes de la terre, lui restitué les flots qui lui sont versés; ils s'infiltrent dans des conduits souterrains, se dégagent de leur amertume; ils refluent rassemblés vers la source des fleuves, et leurs ondes adoucies, reparaissant à la surface de la terre, s'écoulent dans les voies sinueuses que le sol entr'ouvre à leurs pas liquides. MAINTENANT, pourquoi les bouches de l'Etna exhalent-elles, par intervalle, d'épais tourbillons de flamme? je vais le révéler. Ne crois pas que, environné par la terreur et la destruction, un orage de feu, déchaîné sur les champs de la Sicile, ait jadis, épouvanté les regards des peuples d'alentour, et qu'à l'aspect de ces torrens de flamme et de fumée jaillissant vers le temple des cieux, prosternés, ils aient attendu, l'effroi dans le coeur, le nouveau désastre que méditait là nature. POUR sonder un tel sujet, il faut d'un coup d'oeil pénétrant embrasser les immenses parties de la nature; songer que son ensemble est infini; que, dans son sein, tout paraît s'effacer et se perdre; que ce vaste ciel n'est qu'un point dans l'univers, et que, sur ce globe qu'il habite, l'homme n'est qu'un atome imperceptible. Quand ces vérités auront dessillé tes yeux, combien de phénomènes cesseront de te paraître admirables !
AINSI, qui de nous s'étonne de voir la fièvre ardente dévorer un faible mortel, ou la maladie accabler ses membres endoloris ? Soudain ses pieds se gonflent, sa dent est ébranlée par la douleur aiguë, la douleur envahit les yeux, le feu sacré s'embrase dans son sein, il dévore ses membres. On voit ces maux sans surprise ; l'habitude nous révèle les émanations dangereuses qui s'échappent d'un grand nombre d'objets, et que des exhalaisons de la plaine des airs ou d'un sol pernicieux répandent et développent les germes des maux les plus meurtriers. Crois donc que des confins de l'espace infini, d'intarissables sources d'élémens funestes répandus dans le ciel et sur la terre peuvent ébranler le globe par des secousses soudaines, couvrir les champs et les ondes de tourbillons destructeurs, entretenir les feux, de l'Etna, et l'éternel embrasement de la voûte du monde. Oui, le temple céleste peut aussi facilement s'embraser en réunissant les semences de feu, qu'il peut receler les torrens pluvieux dont il inonde la terre, quand il a rassemblé sous sa vaste rotonde les flots d'humides vapeurs.
CES ardens incendies sonttrop immenses, me diras-tu? Mais compare, pour juger : le premier fleuve qui frappe nos yeux nous paraît le plus vaste des fleuves; un arbre, un homme, tous les corps divers, quand nous n'avons jamais rien connu de plus grand, nous semblent toujours immenses et cependant, les plus vastes objets, le ciel même, la terre, anéantissent leur immensité dans l'immensité de l'univers.
MAIS, révélons par quel pouvoir la flamme en sa fureur s'élance des brûlantes fournaises de l'Etna. Les flancs de la montagne se creusent, et sa base presse des cavernes remplies de rocs et de pierres ; ces antres creux sont habités pas les vents ; l'air circule, les parcourt sans cesse; car le vent n'est que l'air agité. Quand cet élémeut redoutable s'est enflammé, et a transmis son ardeur à la terre, aux rochers qui l'emprisonnent, il se roule, les presse, en fait jaillir des flammes pétillantes, des feux dévorans; furieux, il monte, s'élance dans les vastes gorges de la montagne; de là, verse des torrens de flammes et de cendres, et, parmi les tourbillons d'une épaisse et noire fumée, il lance vers les cieux de brûlans rochers, dont la pesanteur atteste la force et la violence des vents.
D'AILLEURS, une partie de l'Etna est baignée par la mer ; dans les profondes racines de la montagne elle brise ses flots, les y précipite, et les ramène en bouillonnant. Les cavernes s'étendent du rivage aux sommités du mont ; quand les flots se retirent, les vents s'engouffrent dans ces vastes soupiraux, et remontent jusqu'aux cimes, c'est ainsi qu'ils lancent dans les airs des flammes, des rocs embrasés, et répandent de tous côtés des nuages d'un sable brûlant, qui s'échappe avec eux du haut de ces vastes cratères (ainsi nommés par les anciens), de ces gorges enfin, de ces bouches redoutables. IL est des secrets de la nature, que l'on ne peut pénétrer en n'indiquant qu'une seule cause ; il faut en offrir plusieurs, pour y chercher la vérité. Ainsi, de loin, tu vois cet homme inanimé étendu sur le sable : est-ce le fer, la maladie, le poison, qui lui portèrent la mort? Il est nécessaire d'énumérer toutes les causes mortelles, pour trouver la véritable; la raison nous dit qu'une seule a dû suffire : mais le témoin oculaire peut seul nous la révéler avec certitude. Le même doute nous suit dans l'explication d'un grand nombre de phénomènes. UNIQUE fleuve de l'Egypte, le Nil, chaque été, s'accroît et l'inonde. C'est au milieu de la saison brûlante qu'il submerge les champs. Dans ce temps, les vents Etésiens raniment leur souffle, et peut-être, les Aquilons, se précipitant à l'embouchure du fleuve, s'opposent à son cours, l'enchaînent, envahissent son lit, et le contraignent à remonter vers sa source. Oui, l'haleine de ces vents rapides s'oppose à la pente du fleuve, puisqu'ils s'élancent constamment des cieux hyperborées, et que les flots du Nil sortent du fond des régions brûlantes où le Soleil atteint la moitié de sa course, et verse à leurs noirs habitans les torrens du feu qui les dévore.
PEUT-ÊTRE, dans ces temps où la mer, soulevée par l'Aquilon, roule des sables, un vaste amas limoneux à l'embouchure du fleuve lui oppose une barrière mouvante ; et dans leur lit, dont la pente est moins inclinée, ses flotsi moins libres, s'amassent et s'épanchent sur leurs rives.
PEUT-ÊTRE la pluie tombe plus abondante à la source du fleuve, quand les vents Etésiens chassent les nuages, et les rassemblent dans les régions du midi: ces nuages s'entassent épaissis au sommet des hautes montagnes; pressés par leur propre pesanteur, ils cèdent à cette force, et tombent à grands flots.
PEUT-ÊTRE enfin, ces flots s'accroissënt-ils dans le fond de l'Ethiopie : quand le soleil embrase toute la terre de ses rayons dévorans, il fait descendre dans les vallons les blancs tapis de neige qui couvraient les montagnes.

- Lucrèce assigne au débordement du Nil plusieurs causes, parmi lesquelles se trouve la véritable : les découvertes intéressantes,faites par les derniers voyageurs, prouvent que les débordemens de ce fleuve sont dus aux pluies considérables qui tombentà des époques fixes dans le vaste continent de l'Ethiopie. Cette digression sur le Nil offre des rapprochemens avec un passage de l'éloquent discours historique sur l'Egypte, dû au talent de M. Agoub.

POURSUIS, et maintenant interrogeons ces sombres lieux, ces lacs, ces Avernes, que la nature a doués d'une pernicieuse influence. Ce nom d'Averne leur est imposé par leur funeste effet sur les oiseaux. Quand les habitans de l'air sont portés sur ces lieux, ils semblent oublier la rame de leurs ailes, et replier leur voile emplumée. Sans force, le cou amolli et penché, ils tombent précipités sur la terre, si telle est la nature des lieux, ou dans l'onde, si l'Averne contient un lac.
SUR le mont Vésuve, Cumes offre un lieu semblable. Là des fontaines exhalent sans cesse en fumée la chaleur de leurs ondes. Telles, d'autres fontaines jaillissent dans les murs d'Athènes, au sommet de la citadelle, près du temple de la sage déesse née du front de Jupiter : jamais les rauques corneilles n'approchent de ces lieux, les sacrifices fumant sur les autels, les invitent vainement; elles ne redoutent point l'âpre colère de la déesse que mérita leur perfide vigilance, chantée par les poètes de la Grèce; mais la force de ces funestes exhalaisons suffit pour les en écarter. On dit qu'aux champ de la Syrie il est un autre Averne, que les quadrupèdes mêmes ne peuvent aborder sans que la vapeur ne les étende sans vie, comme des victimes immolées aux dieux Mânes. La nature nous cache ces mystérieux effets, mais on peut en dévoiler la cause. Le vulgaire voit dans ces antres les portes des régions infernales; c'est par ces portes que les sombres divinités attirent les âmes, qu'elles conduisent aux rives de l'Achéron, comme le cerf aux pieds ailés attire, dit-on, par son aspiratin rapide, les serpens de leur repaire obscur. Mais, que la raison bannisse loin de nous ces vaines erreurs, et mes efforts vont te dévoiler ce sujet profond.

- Le mont Vésuve, à l'époque où écrivait Lucrèce, échauffait les sources voisines ; déjà il exhalait en fumée les matières volcaniques qu'il renfermait; il semblait préluder aux terribles éruptions qui, dans le siècle suivant, ensevelirent sous des torrens de lave et de cendre Herculanum, Pompeia et tant d'autres habitations, et donnèrent à Pline une mort qui a ajouté à la célébrité de son nom.

- La propriété que Lucrèce attribue ici au cerf, Pline l'accorde à l'éléphant, liv. II, c. 53.

SOUVENT,je l'ai dit, je dois te le répéter : dans les flancs de la terre sont renfermés d'innombrables élémens d'une forme variée. Les uns alimentent la vie des humains, les autres causent leurs maux, ou hâtent leur trépas. Ces nombreux élémens ont avec les divers animaux ou de la sympathie ou de l'aversion selon leurs rapports avec la conformation des êtres animés, et la forme et la figure des principes qui les composent. Les uns, ennemis de l'ouie, en déchirent le canal sinueux; les autres, par leurs émanations corrosives, offensent, l'organe de l'odorat; quelques-uns portent la douleur par la rudesse de leur contact, leur aspect repoussant, ou leur âcre saveur. Enfin, l'expérience nous l'atteste, une foule d'objets divers imposent à nos corps des sensations pénibles ou douloureuses. AINSI, il est des végétaux dont l'épais feuillage exhale des miasmes si pernicieux, que le voyageur ne peut s'étendre sur le gazon, abrité sous leur ombrage, sans qu'une vive douleur n'affaisse sa tête. Sur les hautes cimes de l'Helicon, il croît un arbre dont la fleur tue à l'instant l'imprudent qui la respire. Ces productions sont enfantées dans les flancs de la terre ; c'est là que se combinent une multitude de germes sous des formes innombrables; ils présentent des alimens divers à l'instinct de chaque espèce.
UNE lampe nocturne récemment éteinte affecte péniblement les nerfs de l'odorat; sa vapeur assoupit l'homme, le renverse comme frappé d'une secousse épileptique; la femme tombe défaillante, son ouvrage imparfait s'échappe de ses débiles mains, si elle respire le baume du castor, dans le moment où elle paie le tribut mensuel que lui impose la nature. Combien d'autres substances, par leur action secrète, rendent les membres lauguissans, et viennent ébranler l'âme jusqu'au fond de sa retraite. Enfin, si tu braves trop longtemps la chaleur du bain, ou si tu t'y plonges lorsque ton sein est surchargé d'alimens, crains de tomber évanoui dans cette onde fatale. Avec quelle pénétrante activité la vapeur du charbon s'insinue jusqu'au cerveau, si son ardent contact n'est éteint par les flots d'une eau pure ! La saveur du vin porte un coup mortel à l'homme dont une fièvre ardente dévore les membres. Ne vois-tu pas fermenter dans le sein de la terre la maligne vapeur du bitume et du soufre? Vois-tu ces infortunés exilés de la lumière? ils vont, chargés d'un fer mordant, déchirer les entrailles de la terre; ils suivent d'un pas pénible les veines de l'or et de l'argent; dans ces profondeurs, ils sont environnés de mortelles vapeurs, qu'exhale le séjour des riches métaux; leur visage est creux et livide, et de noirs venins consument rapidement leur vie douloureuse : tant la terre expulse sans cesse de ses flancs ces malignes vapeurs dont elle remplit la surface et les plaines de l'air !
AINSI les Avernes exercent un pouvoir mortel sur les oiseaux, parce que, du fond de la terre, d'impures exhalaisons s'élèvent dans une partie de l'air qu'elles enveniment. Dès que l'oiseau traverse cette région aérienne, dans les lacs invisibles son aile s'embarrasse; par le bouillonuement entraîné dans le gouffre impur, il tombe étendu; l'infecte exhalaison, plus proche et plus active, chasse de tous ses membres les restes de la vie: il n'éprouve, à la première attaque, qu'un choc convulsif, mais, une fois plongé dans, la source du poison, suffoque par les émanations qui l'environnent, l'âpre douleur lui arrache la vie.
PEUT-ÊTRE le bouillonnement de l'Averne raréfie tellement l'air, entre sa surface et l'oiseau, que l'intervalle n'est plus qu'un vide. Quand l'hôte aérien s'élance perpendiculairement sur le gouffre, son aile s'ébat en vain dans l'espace vide, l'air ne réagit plus, et ses efforts sont impuissans. L'air, cessant de le soutenir, et son aile de le diriger, il cède à son poids qui l'entraîné; il tombe, et, plonge dans le vide, son âme par tous les pores se dissipe et s'enfuit.
PENDANT l'été, l'eau des puits devient plus froide, parce que la terre, raréfiée par la chaleur, dissipe largement les semences des feux qu'elle renferme: ainsi, plus sa surface s'échauffe et, plus les eaux qu'elle emprisonne se refroidissent. Mais, quand sa superficie est resserrée et durcie par le froid, chassées par cette pression, les semences de feu, éparses dans le sol, se concentrent et s'amassent aux sources des puits.
PRÈS du temple d'Ammon, il est, dit-on, une fontaine dont l'onde, froide pendant le jour, s'échauffe dans le cours de la nuit. L'ignorance lui accorde une admiration imméritée : le vulgaire croit qu'à l'instant où la nuit enveloppe la terre de ses voiles lugubres, le soleil, de l'autre côté du globe, la pénètre de ses rayons ardens. Combien cette erreur outrage la saine raison ! Quoi! ce soleil dont les rayons embrasent les cieux, sans échauffer la surface des ondes, pourrait, sous nos pieds, à travers l'immense épaisseur de la terre, plonger ses traits brûlans, et faire bouillonner la source des ondes? mais, à peine ses rayons ardens pénètrent-ils à travers les murs de nos demeures.
QUELLE en est donc la cause? écoute. La terre autour de cette fontaine, est plus poreuse que dans les autres lieux, et se charge plus abondamment.de semences de feux. Lorsque la nuit enveloppe le globe de ses ombres humides, la terre refroidie se contracte, comme si son argile se comprimait sous la main; cette pression fait refluer dans l'intérieur de la fontaine toutes les particules du feu souterrain qui empreint l'onde de cette chaleur que nous révèlent le goût et le toucher; et, dès que les premiers rayons du jour entr'ouvrent les pores de la terre raréfient son tissu qu'ils échauffent, les semences de feu reprennent leur place acccutumée, et la chaleur de l'eau passe dans la terre épanouie. Telle est la cause du refroidissement de la fontaine pendant que le jour brille.

- Cette fontaine est celle de Jupiter Dodonien, et que Pline décrit en ces termes. Hit. nat., liv. 11, ch. 103 :
« La fontaine de Jupiter, à Dodone, quoiqu'assez froide pour éteindre les flambeaux allumés qu'on y plonge, a pourtant la propriété de les rallumer quand on les en rapproche. »

D'AILLEURS, la vapeur de l'eau frappée par les rayons du soleil, et raréfiée par leurs traits étincelans, laisse évaporer les semences ignées qu'elle enferme; telle on la voit souvent expulser la froidure de ses flots, et briser le frein de glace qui les captivait. IL est aussi une fontaine froide au toucher, et qui enflamme l'étoupe qu'on jette dans ses eaux ; elle allume ainsi un flambeau: il resplendit en flottant, partout où l'air nourrit sa lumière. Sans doute l'onde de cette source amasse de nombreuses semences de feu, et surtout reçoit du sol qui environne son lit une foule de molécules embrasées qui s'élèvent, se dégagent de l'eau où elles étaient dispersées, remplissent l'air d'alentour; dénuées de consistance, et faciles à s'évaporer, elles sortent de l'onde sans l'échauffer.
UNE impulsion secrète contraint sans doute ces semences disséminées à s'élever en s'agglomérant à la surface de l'onde. C'est ainsi que la source Aradienne, en jaillissant de la profondeur des mers, écarte de ses flots toujours purs l'amertume qui les environne. C'est ainsi que, dans différentes régions, surgissent, au milieu même des flots salés, des ondes douces et pures, qui s'offrent à l'ardente soif des nautonniers. C'est par un semblable jeu de la nature que les semences de feu filtrent à travers les ondes et s'élancent au dehors, se réunissent, et dévorent la substance étoupeuse, et les flambeaux où elles s'attachent; elles les embrasent avec rapidité, car l'étoupe et les flambeaux renferment un grand nombre de germes inflammables.
RAPPROCHE de la lumière la lampe nocturne qui s'éteint à peine, elle ressaisit la flamme avant même de la toucher. Un flambeau produit le même effet. Eh ! combien d'autres corps, avant d'avoir éprouvé le contact du feu, s'enflamment en éprouvant de loin l'impression de la chaleur ! C'est par de semblables exemples que l'on peut révéler le phénomène de cette onde.
RECHERCHONS maintenant par quel attrait constant la nature unit le fer à la pierre magnétique; c'est ainsi que l'appellent les Grecs du nom des Magnésiens, qui la possèdent dans leurs champs.
CETTE pierre nous inspire de l'admiration ; elle forme une chaîne d'anneaux attaches sans aucun lien. Au nombre de cinq, quelquefois plus, les chaînons, descendus directement, et suspendus les uns sur les autres, flottent mollement agités, en se communiquant la puissance sympathique de l'aimant, tant il leur insinue sa force attractive.

- L'aimant fut et dut être longtemps une merveille pour les hommes. Les anciens n'avaient trouvé cependant qu'une partie de ses propriétés; elles sont si connues, qu'il est inutile d'en offrir l'explication; je remarquerai seulement qu'au temps de Lucrèce, une partie de l'enthousiasme pour cette pierre existait encore ; c'est à cette raison qu'on doit attribuer la peine qu'il se donne d'en expliquer si longuement la nature et les effets. Cependant les commentateurs reconnaissent qu'une partie de ce passage a été supprimée; et en effet Lucrèce, après avoir accumulé tant de notions préliminaires, semble atteindre la conclusion un peu brusquement. Le Blanc de Guiîlet, s'appuyant sur les réflexions de Gassendi, a imaginé de suppléer à la lacune qu'il croyait remarquer dans Lucrèce par des vers latins de sa façon, qu'il a interpolés dans le texte pubbé en 1788. L'entreprise était bizarre et hardie; malheureusement Apollon ne favorisait pas plus ce poète en latin qu'en français. Loin de chercher à ajouter des vers à cette partie du poëme, il faudrait souhaiter que Lucrèce fût arrivé plus promptement aux admirables passages qui terminent ce dernier chant. Epicure, dit Creech, expliquait la force magnétique de deux manières. Il est étonnant que Lucrèce n'en donne qu'une. Il se peut pourtant qu'ilies ait données toutes les deux, et qu'il s'en soit perdu une par la négligence des copistes. Gassendi développa l'idée de Lucrèce sur le magnétisme.

AVANT de dévoiler de semblables phénomènes, il faut en approfondir toutes les causes possibles; il faut suivre de longs détours à pas douteux, avant de pénétrer jusqu'à la vérité. Viens donc, avec une nouvelle ardeur, Memmius, me prêter une oreille attentive.
SOUVIENS-TOI que, de tous les corps visibles à nos regards, d'abondantes émanations s'échappent, coulent sans cesse, et nous font éprouver le sentiment de la vue. Les odeurs ne sont aussi que les émissions continuelles de certains corps. Le froid naît des eaux, la chaleur du soleil; une vapeur saline, émanée de la surface de la mer, ronge les édifices voisins. Si nous portons nos pas sur ses rivages, une humide amertume vient irriter nos lèvres. Des sons divers, exhalés de tous les corps, sans cesse voltigent dans l'espace, et frappent notre oreille. Si, près de nous, on broie l'absinthe, nous en ressentons l'âcreté. Il s'écoule donc de tous les corps une inépuisable source d'émanations diverses; elles se répandent de tous côtés, et jamais ne tarissent ni ne se reposent. Puisque nos sensations sont incessables, nous pouvons en tous temps voir, entendre, odorer.
RAPPELONS-NOUS à quel point tous les corps sont poreux, car maintenant je reviens au principe que déjà ma Muse t'a révélé ; seul, il peut nous conduire aux grandes vérités que nous cherchons ; il se lie si étroitement au phénomène magnétique, que je dois affirmer une seconde fois que de tous les corps, il n'en est aucun dont le tissu ne soit mêlé de vide. Vois d'abord la voûte pierreuse des grottes distiller goutte à goutte l'eau qui s'infiltre dans les rochers ; de même la sueur, pour s'échapper, se fraie une issue dans toutes les parties de nos corps. La barbe et le poil végètent et croissent en de secrets canaux; les alimens, infiltrés de veine en veine, nourrissent les parties les plus extrêmes de nos corps, et font croître même le tissu des ongles. La chaleur et le froid pénètrent l'airain; nous éprouvons leur atteinte à travers l'or et l'argent, quand notre main presse la coupe pleine. Le bruit vole à travers les pierres de nos demeures; les odeurs, les exhalaisons, la froidure, la chaleur, pénètrent nos murailles ; leur aiguillon perce l'armure de fer qui protège le corps du guerrier. Et les germes de nos maladies ne nous sont-ils point transmis des lieux lointains? enfantée dans les flancs de la terre, dans les champs aériens, la foule des maux contagieux s'élève, parcourt et les cieux et la terre; formées en un moment, ces tempêtes grondent, frappent, et soudain se dissipent. Tant les corps, tu le vois donc, renferment le vide dans leur tissu.
LES émanations des corps diffèrent dans leurs qualités et leurs effets ; ils n'ont point la même analogie avec les objets qu'ils affectent. Si le soleil brûle et durcit la terre, il fond la glace, et précipite en torrens les neiges qui couronnent les montagnes; la cire se liquéfie sous ses rayons ardens. Le feu transforme l'or et l'airain en de brûlans liquides ; il contracte et dessèche les chairs et la peau ; le fer sort amolli de la fournaise, il acquiert une dureté nouvelle en se plongeant dans l'onde. Au contraire, le feu durcit les chairs et la peau, et l'eau les assouplit. L'olivier plaît aux chèvres barbues ; son suc semble les abreuver d'ambroisie et, de nectar, et rien ne révolte plus le palais de l'homme que l'amertume de ses feuilles. Le pourceau fuît la marjolaine; il craint son doux parfum qui pour lui se change en poison, tandis que son odeur suave ranime souvent nos forces défaillantes; et, dans celle fange qui nous inspire de l'horreur, l'immonde quadrupède se roule insatiable, et semble se délecter dans un bain voluptueux.
AVANT d'atteindre mon but, je dois te révéler une utile vérité. Tous les corps renferment des interstices nombreux, mais ces interstices ne sont pas uniformes; chacun d'eux reçoit de la nature des emplois divers ; elle façonne les sens de l'être animé, selon l'usage qu'elle leur destine. Les sens se transmettent par de sinueux conduits; les parfums, les saveurs trouvent des voies analogues à leur essence; il est des émanations qui transpercent les rochers, la pierre et le bois : les uns traversent l'or, s'insinuent dans l'argent; d'autres se fraient un passage, et coulent à travers les pores du vrerre. Car tu vois les images s'introduire par les interstices du verre, et la chaleur à travers les métaux. Enfin, les émanations pénètrent les corps avec une vitesse inégale; je l'ai déjà prouvé, cette différence est due à la variété infinie que la nature établit entre les tissus poreux de tous les corps.
CES premières vérités ainsi posées sur de solides fondemens, il est facile d'y découvrir la vérité que nous cherchons. Le secret de la sympathie du fer et de l'aimant se révèle ainsi de lui-même. D'abord, de la substance même de la pierre il émane sans cesse d'innombrables corpuscules, ils forment une vapeur qui, par ses coups fréquens, raréfie l'air contenu entre le fer et l'aimant. Par ce combat, l'intervalle reste vide; soudain les élémens du fer s'y précipitent sans se désunir, le corps de l'anneau est souvent entraîné tout entier dans la même direction. Car il n'est point de corps dont les élémens se lient, s'entrelacent plus étroitement que ceux du fer; inaccessible à la chaleur, le solide tissu du métal le laisse toujours glacé. Ne sois donc pas surpris que l'essor de ses nombreux élémens vers le vide communique l'impulsion au chaînon entier. Le premier anneau s'élance jusqu'à la pierre même, il s'unit avec elle par d'invisibles liens. Les émanations de l'aimant jaillissant dans toutes les directions, forment le vide dans la sphère qui l'entoure; les anneaux voisins, chassés par des impulsions extérieures, s'élancent aussitôt dans l'espace raréfié, car leur propre tendance ne les élèverait point ainsi dans l'air. Une autre cause favorise leur direction, accélère, leur essor : à peine l'air est-il raréfié et le vide formé au dessus de l'anneau, que l'air inférieur de l'autre côté presse et chasse l'anneau. En effet, tous les corps sont incessamment battus par l'air qui les environne ; mais ces chocs font avancer l'anneau ; chassé d'en bas, il trouve au dessus de lui un vide pour le recevoir; quand l'air s'est insinué dans tous les pores du métal et qu'il a pénétré ses élémens les plus subtils, il le pousse et le dirige, comme le vent enfle et, presse la voile des vaisseaux. Tous les corps enfin doivent renfermer le vide, parce que tous sont poreux et environnés de l'air qui les frappe sans cesse. Ce fluide subtil, caché dans le fer même, lui communique le mouvement continuel dont il est agité, il ébranle donc l'anneau intérieurement, et facilite son essor en se portant ensemble vers le vide où tendent ses efforts.
QUELQUEFOIS le fer s'éloigne de l'aimant, quelquefois par un mouvement alternatif il l'évite et le suit. J'ai vu les menus fragmens d'un fer de Samothrace s'agiter dans un vase d'airain suspendu sur l'aimant. Le fer tressaillait, semblait impatient de fuir la pierre. Tant la seule interposition de l'airain excitait leur antipathie. La cause en est simple : les émanations de l'airain s'emparent alors les premières de tous les pores du fer ; en leur succédant, les émanations de l'aimant trouvent les issues remplies; elles en disputent l'entrée, et contrariées dans leur essor, elles sont contraintes de se précipiter sur la superficie du fer, de le heurter, et de le soulever par des efforts tumultueux. Telle est la cause de l'agitation, que l'aimant fait au métal à travers l'airain qui s'oppose à leur union.
ENFIN, cesse de t'étonner si l'aimant n'exerce point son pouvoir magnétique sur tous les corps : il est des corps que leur poids rend immobiles, tel est l'or. Dans les larges, interstices du bois, les émanations s'insinuent et s'échappent sans l'agiter. Moins pesant que l'or, plus resserré que le bois, le fer seul peut être ému par les émanations de l'aimant, quand les corpuscules de l'airain en l'emplissent les issues.
D'AILLEURS, cet attrait sympathique n'est point rare dans la nature, il est facile de citer de nombreux exemples de l'intime union des corps. Vois les pierres unies par la seule force de la chaux. Les nerfs glutineux du taureau mis en fusion lient si étroitement de légères pièces de bois, que ses parties ligneuses se rompraient plutôt que ce factice assemblage ne briserait ses liens. Le nectar de la vigne se plaît à se confondre au cristal des fontaines; pour s'y mélanger, la poix est trop pesante, l'huile est trop légère. Quand la laine s'est empreinte de l'éclat de la pourpre, pour lui rendre sa couleur primitive, en vain Neptune lui prêterait le secours de ses flots, en vain l'océan lui verserait toutes ses ondes. Enfin, l'or, par la fusion, s'incorpore à l'argent; aidés par l'étain, le cuivre et l'airain s'identifient. Combien de semblables mélanges pourrais-je te citer? Mais pourquoi donc poursuivrais-je? pourquoi consumer le temps pour une oeuvre inutile? le terme approche, un seul principe me tiendra lieu de faits nombreux. Quand deux corps divers dans leurs tissus et dans leurs formes se rencontrent, et que les éminences de l'un répondent aux cavités de l'autre, ils contractent une intime union, et se lient, pour ainsi dire, par de nombreux anneaux, par des crochets repliés : tels sent les liens qui tiennent le métal suspendu à l'aimant.
J'ABORDE maintenant les causes de ces maux contagieux, de ces fléaux meurtriers qui tout à coup frappent la terre et livrent à la mort la foule des hommes et des troupeaux. Souviens-toi qu'un nombre infini d'élémens variés flottent dans l'atmosphère; les uns sont les réparateurs de la vie, les autres enfantent les douleurs et la mort : quand ces funestes élémens se rassemblent, ils corrompent les airs. Alors des maux contagieux, des miasmes empestés volent comme les nuages qui couvent les tempêtes, et, des climats étrangers, s'élancent vers nous sur les ailes des vents; ou bien ils s'exhalent de la terre fangeuse quand la pluie surabonde et fermente avec l'ardente chaleur du soleil dans les glèbes putréfiées.
NE vois-tu pas aussi combien le changement de l'air et des eaux exerce d'empire sur nos corps. Vois-tu ce voyageur languir exilé des champs paternels? c'est que loin de la patrie il ne respire plus l'air accoutumé. Quelle diversité de climats ! du rivage des Bretons au ciel de l'Egypte où claudique l'essieu du monde,

- Lucrèce fait entendre que l'axe du monde, qui s'élève, selon lui, dans la partie septentrionale et s'abaisse dans la méridionale, commence à s'incliner en Egypte.

des rives de l'Euxin à ces vastes régions qui s'étendent de Gades jusqu'aux nations noircies par les rayons dévorans du soleil ! quel contraste entre ces climats éclairés par des cieux divers, soumis à des vents opppsés, et qui diffèrent à la fois par le sol, par la forme, ou la couleur des habitans, et par les maux divers que la nature leur impose!
L'HORRIBLE éléphantiasis est enfanté sur les bords du Nil, au milieu de l'Egypte, et n'apparaît dans nul autre climat; l'Attique glace la vigueur des jambes; sous le ciel achéen la vue s'affaiblit : chaque organe dans d'autres contrées trouve d'autres ennemis ; les champs aériens produisent ces maux divers lorsque rempli de miasmes pernicieux, l'air d'un. climat étranger se déplace, s'avance vers nous ; ses flots, comme d'épais nuages, se traînent lentement ; ils corrompent les régions aériennes, qu'ils traversent, ils envahissent enfin notre ciel, se mêlent à l'air que nous respirons, le souillent de leur venin. Tout à coup ce fléau empesté se répand sur les eaux, s'attache aux moissons, se mêle aux alimens des hommes, aux pâturages des troupeaux; quelquefois, son vol le retient suspendu dans les airs : alors dans le fluide qu'il a corrompu nous respirons la mort. La contagion frappe à la fois le boeuf laborieux et les troupeaux bêlans. Il importe donc peu à nos destins de nous transporter sous un ciel inconnu, de parcourir des climats dangereux, si la nature livre notre sol paternel à ces soudaines irruptions qui enfantent la douleur et le trépas. TELLE jadis, enfantée par ces mortelles vapeurs, la contagion frappa les champs malheureux où régna Cécrops, rendit les chemins déserts et dépeupla les cités : s'élançant des derniers confins de l'Egypte, elle s'éleva dans les airs, franchit les campagnes flottantes des mers, et tomba sur le peuple de Pandion. Tout devint en un moment la proie de la douleur et de la mort. Avant-coureur du mal, un feu dévorant embrase la tête, les yeux rougissent étincelans, le gosier est inondé d'une sueur de sang noir, le chemin de la voix se resserre, fermé par de brûlans ulcères; la langue, cette agile interprète de la pensée, immobile, pesante, souillée de sang, roidie par la douleur, est rude au toucher. Mais lorsque du gosier le venin rongeur s'est précipité dans la poitrine, et bouillonne autour du coeur endolori, tous les ressorts de la vie se brisent à la fois : un souffle infect, semblable à l'odeur d'un cadavre putréfié, s'exhale de la bouche. L'esprit perdait toutes ses forces, et le corps, abattu, déjà touchait au seuil de la mort. A ces intolérables douleurs s'unissait une anxiété continuelle; le jour, la nuit, des cris, des gémissemens, des sanglots convulsifs irritaient les nerfs, raidissaient les membres, en détendaient les ressorts, et déjà les malheureux succombaient harassés. Cependant l'extrémité des membres n'était point brûlante, et ne laissait qu'une impression de tiédeur à la main qui les touchait, mais le corps tout entier était rouge : il semblait que ses ulcères renfermaient des flammes, ou que le feu sacré s'allumait dans les membres. Une active chaleur calcinait et brûlait les os, la flamme rugissait dans la poitrine comme dans une vivante fournaise. Les tissus les plus légers étaient de pesans fardeaux pour leurs membres; sans cesse ils s'exposaient à l'air et à la froidure. Poussés par l'ardente douleur, les uns plongent leurs membres dans une onde froide ou se précipitent nus dans les fleuves glacés ; les autres, se roulant vers les fontaines, tendent une bouche béante, mais une goutte insensible ou des flots abondans trompent également leur inextinguible soif. Toujours la douleur, jamais de repos : leurs membres ne peuvent suffire à ces assauts redoublés. L'art, près d'eux, balbutiant, reste muet d'effroi. Leurs jeux ardens, que le sommeil ne ferme jamais pendant les nuits, roulent dans leurs sanglans orbites. La mort leur apparaît sous toutes les formes les plus hideuses ; leur âme est bouleversée par la crainte et le désespoir. Sur les yeux hagards et furieux, le sourcil hérissé se fronce, l'oreille est sans cesse déchirée par d'aigres tintemens ; leur haleine tantôt s'exhale lentement, tantôt sort brusque et précipitée. Sur le cou ruisselle une gluante sueur; la salive appauvrie, amère et jaunissante, s'arrache péniblement du gosier déchiré par une toux convulsive; les nerfs de leurs mains s'étendent, se raidissent; leurs membres frissonnent, et par degrés le froid mortel, des pieds qu'il a glacés, s'étend sur le corps entier ; les narines se resserrent affilées; la peau est froide, et rude, les tempes s'enfoncent, le front tendu se gonfle, les yeux se creusent, les lèvres se contractent par un rire hideux : bientôt ils expirent, et le huitième ou le neuvième soleil voit éteindre la dernière lueur du flambeau de leur vie. Si par les profonds ulcères s'échappaient les flots du noir venin, la victime écartait le péril présent, mais la mort demeurait pour la ressaisir. Un sang fétide à gros bouillons s'écoulait des narines, et la tête éprouvait d'affreuses douleurs; avec ces flots impurs, toutes leurs forces s'échappaient. Mais si l'horrible maladie, prenant un autre cours, ne se résolvait point en humeurs sanglantes, elle frappait les nerfs, s'emparait des membres, et pénéirait jusqu'aux organes propagateurs de la vie. Les uns, pour s'éloigner du seuil de la mort, livraient au fer tranchant la plus noble partie de leur être. Les autres sacrifiaient leurs yeux, gisaient les pieds et les mains tranchés; cependant, ils s'attachaient encore à la vie : tant est puissante la crainte de la mort .Pour quelques-uns, le souvenir s'éteignait; le passé s'effaçait; eux-mêmes, ils s'ignoraient, ne se connaissaient plus. Privés de sépulture, les cadavres amoncelés couvraient en vain la terre : les oiseaux dévorans, les quadrupèdes voraces fuyaient leur vapeur immonde; s'ils osaient y toucher, la langueur et la mort succédaient au repas infecté. Jamais les oiseaux ne sortaient impunément de leur profonde solitude. La nuit, les bêtes féroces ne s'arrachaient point à leurs forêts. Tous, frappés par la contagion, languissaient et mouraient. Les chiens surtout, ces serviteurs fidèles, sur les pavés des rues déposaient leur vigueur souffrante, jusqu'à ce que l'âpre douleur, frappant leurs membres convulsifs, en arrachât la vie. Sans ordre, sans pompe, se pressaient de vastes funérailles. L'art, toujours incertain, se trompait dans ses secours : le même breuvage qui avait permis à celui-ci de contempler encore l'aspect du temple des cieux/précipitait celui-là vers les portes de la mort.
MAIS ce qui rendait plus déplorables les tourmens; de ces malheureux, l'espérance s'exilait de leur coeur. Dès que le mal affreux les saisissait, comme des criminels condamnés, leur âme et leur coeur, plongés dans un sombre abattement, n'attendaient que la mort : toujours ils la voyaient; leur âme s'enfuyait en la redoutant. Les funérailles sans cesse suivent les funérailles. L'insatiable contagion rapide, vole de corps en corps. Ceux que la soif de la vie éloigne de leurs amis souffrans, en vain se dérobent au trépas; bientôt subissant une mort honteuse, abandonnés à leur tour, privés de soins, ils meurent oubliés comme les vils troupeaux. Hélas ! ils succombaient aussi, ceux qui, bravant le monstre contagieu , supportaient la fatigue du devoir, mêlaient des mots consolans et doux aux plaintes de leurs anus mourans. Tel était le sort des hommes les plus vertueux : après, avoir confié à la terre la foule nombreuse de leurs parens, de leurs amis, sous leur toit solitaire ils rentraient les larmes dans les yeux, la douleur dans le coeur, s'étendaient sur leur couche, se désolaient et mouraient. Partout des morts, des mourans, des malheureux qui gémissaient. Le gardien des troupeaux, le robuste laboureur sont aussi frappés par l'horrible fléau ; il les poursuit jusqu'au fond de leur chaumière : la pauvreté rend les maux plus, douloureux et la mort plus inévitable. Là , sur les cadavres de leurs fils, s'entassent les corps des pères expirans ; ici, les faibles enfans exhalent leur dernier souffle en pressant le sein d'un père ou d'une mère qui ne sont plus, La contagion semble s'élancer du fond des campagnes avec la foule des villageois qui se précipitent vers la cité pour implorer un asile. Ils remplissent tous les lieux, les vastes édifices et les toits domestiques ; ils semblent s'amonceler pour mieux assurer les coups de la mort. Un grand nombre expire étendu sur le pavé, dévoré de soif. Les uns en se roulant se traînent jusqu'aux fontaines, hument l'eau qui coule entre les pierres, et meurent suffoqués par cette onde trompeuse. Les places publiques, les chemins sont couverts de corps demi vivans, dont les membres affaissés, à peine enveloppés de grossiers lambeaux, se résolvent en humeurs fétides et sanglantes; les os ne sont recouverts que d'une peau livide, et parsemée d'ulcères noirs semblables à ceux dont la corruptipn couvre les cadavres arrachés aux sépulcres.
LES édifices sacrés, les autels des dieux sont encombrés des impures dépouilles de la mort. C'est là que les gardiens des temples ameneèlent les cadavres : les soins, les respects religieux sont bannis par l'effroi. La douleur est le seul sentiment qui reste dans ces lieux; les antiques solennités des funérailles sont dédaignées ;tout frémit d'horreur, tout s'abandonne au trouble. Au milieu du désastre, chacun se hâte d'ensevelir au hasard les cadavres qui l'entourent. L'indigence et la nécessité inspirent d'horribles violences. En poussant des clameurs menaçantes, on jette sur les bûchers préparés par des mains étrangères lés corps de ses parens, on y porte la flamme, on l'entretient en combattant : le sang coule, et le meurtre souille les pompes de la mort.

- Les symptômes de cette affreuse maladie n'ont presque aucune analogie avec les maux contagieux dont le globe éprouve encore le ravage ni avec l'espèce de peste, vulgairement appelée fièvre jaune jaune. Le docteur Bailly, dans son excellent ouvrage sur la maladie analogue qui règne en Amérique, compare méthodiquement la peste de l'Attique, décrite par Thucydide, et la maladie qui se manifesta aux Antilles, et dont le savant Français, que nous citons, a été longtemps témoin. Thucydidene parle ni d'hémorrhagie, ni de jaunisse, ni de lombago, ni de déjections noires, symptômes marquans qu'il n'aurait pas omis s'ils avaient existé.

FIN DE L'OUVRAGE

sommaire