De la Nature des choses
de
Lucrèce
traduction en prose par de Pongerville.
C. L. F. PANCKOUCKE, EDITEUR.. M DCCC XXIX.
Mère des Romains, volupté des hommes et des dieu,
ô Vénus, sous la voûte où les astres resplendissent, sur
les mers que sillonnent nos vaisseaux, sur les terres que
dorent les moissons, tu verses tes bienfaits. Tu donnes la
vie à tous les êtres; toi seule ouvres leurs yeux à la lumière.
O Déesse! à ton aspect les aquilons se taisent,
les nuages se dissipent, la terre se pare de l'éclat de ses
fleurs, l'Océan te sourit, et, dans l'azur du ciel serein,
la lumière épurée se répand à grands flots. Dès que le
doux printemps: rouvre la carrière aux Zéphirs légers,
ils parfument les airs de leur féconde haleine ; les oiseaux
t'annoncent par leurs chants voluptueux; les troupeaux
boudissans dans les prés fleuris, traversent les rapides
torrens. Embrasé de tes feux, tout est entraîné vers toi;
au fond des mers, sur les montagnes, dans les fleuves
profonds, sous la feuillée naissante, dans les vertes campagnes,
tous les êtres brûlent d'épancher les flots d'amour
qui repeuplent la terre. Unique souveraine de la
nature, puisque toi seule nous guides aux champs lumineux de la vie, puisque sans toi nul n'obtient le don de
plaire, source de grâce et de beautéy daigne, ô Vénus !
t'associer à mes travaux; inspire-moi, je révèle les secrets
de la nature à notre illustre Memmius (1), que tu comblas
de tes dons les plus précieux ; ô Déesse ! prête à mes
écrits un charme que le temps ne flétrisse jamais.
(1) Memmius était d'une famille.illustre chez les Romains; c'est de
sa race que Virgile parle dans ce vers :
Mox italus Mlnestheus, genus a quo nomine Memmi.
Memmius, après avoir rendu des services à sa patrie, fut exilé
et mourut dans la Grèce.
Cependant impose le repos à la guerre, dont la fureur homicide ensanglante la terre et l'Océan, car tu peux seule faire régner la concorde parmi les malheureux mortels. Quand le terrible Mars,du milieu des combats, lassé de sa gloire, se rejette, sur ton sein, vaincu lui-même par la blessure d'un amour immortel, soutenu sur tes genoux sacrés, immobile, le dieu repaît d'amour ses avides regards, et son âme se suspend à tes lèvres de rose; lorsque tu presses ses membres divins sur ton sein palpitant, ô Vénus! insinue tes suaves paroles jusqu'au fond de son coeur : parle, et que le dieu accorde la douce paix aux voeux des Romains. Car dans ces jours funestes où la patrie est déchirée par ses fils (1), je ne puis moi-même apporter un esprit libre au culte des Muses, et Memmius, livré tout entier au salut de l'état, ne doit pas être distrait par mes chants.
(1) Lucrèce composait son poème à l'époque des conspirations de Catilina et de Clodius.
O Memmius, puisses-tu bientôt, affranchi de tes soins, prêter une oreille attentive aux leçons de la philosophie, et chercher d'un pas libre la route de la vérité ! Garde-toi surtout de méconnaître le but de mes travaux. Je te dévoilerai les grands secrets des cieux et l'essence des immortels. Je t'ouvrirai les sources des élémens dont la nature a tiré les êtres, et dans lesquelles elle les replonge un jour. Ma muse donnera à ces élémens créateurs les noms de matière, de eorps générateurs, et de premiers principes, parce qu'ils ont tout précédé et tout produit. Les dieux, en effet, ont le noble privilège de couler dans une paix profonde leur immortalité : séparés par un immense intervalle des évènemens de la terre, affranchis de douleurs et de crainte, indépendans des mortels, suffisant eux-mêmes à leur bonheur, les dieux: ne sont ni touchés de nos vertus, ni courroucés de nos vices. Cependant l'homme avili, le front courbé, les yeux attachés à la terre, gémissait sous le joug pesant de la religion. Ce monstre, du haut des régions célestes, montrait aux hommes épouvantés sa tête horrible. Un noble fils de la Grèce, le premier, porta sur lui ses regards audacieux, et refusa de s'incliner. Ni l'effrayante renommée des dieux, ni la foudre, ni les éclats de l'Olympe menaçant ne l'arrêtèrent. L'obstacle irrite son courage; il brise les barrières de l'étroite enceinte du monde ; son génie triomphant s'élance au delà des voûtes enflammées, et d'un vol intrépide traverse l'espacé infini (1).
(1) Cette expression désigne l'ensemble de toutes les choses, le grand tout.
Victorieux, il revient enseigner à la
terre ce qui peut et ce qui ne peut pas être admis à l'existence,
quelle est la limite et la durée de tous les objets,
et comment leur pouvoir est borné par leur propre essence.
Alors le fanatisme, vaincu à son tour, fut honteusement foulé aux pieds des mortels, et ce triomphe
les fit monter au rang des dieux.
Mais je crains, Memmius, que tu ne m'accuses d'établir
le règne de l'impiété, et d'ouvrir à tes pas la route
des crimes. Ah ! plutôt c'est l'erreur religieuse qui est
impie et féconde en forfaits; c'est elle qui, dans l'Aulide,
força les illustres chefs de la Grèce à souiller les autels
de Diane du sang d'Iphigénie. A peine le bandeau mortel
environne le front de la victime et flotte sur ses
joues virginales, elle aperçoit son père debout près l'autel,
l'oeil morne et baissé; les sacrificateurs dérobent à
ses regards le couteau sacré, et le peuple l'entoure avidement
en répandant des larmes : muette d'effroi, elle
tombe sur ses genoux tremblans. Vierge infortunée, c'est
donc en vain que ta bouche, la première; donna le tendre
nom de père au roi des rois. Des prêtres la soulèvent,
l'entraînent à l'autel, éplorée et tremblante, non pour y
consacrer les noeuds formés par l'amour, et la reconduire
triomphante au milieu du brillant cortège de l'hyménée,
mais pour la massacrer sous les yeux paternels, afin
d'obtenir des dieux le belliqueux départ, des vaisseaux
de la Grèce : tant la religion peut enfanter de malheurs!
O Memmius fatigué des antiques et terribles récits
des poètes de tous les siècles, tu me fuiras, peut-être!
tu craindras que je ne ramène ces songes lugubres qui,
détrônant la raison, privent la vie de son guide et l'abandonnent
aux déceptions de la terreur. Crédule, moi-même
je t'approuverais ; car l'homme n'apercevant point de terme fixe à ses maux, ne petit rien opposer aux fantastiques
menaces de la religion; Il ne lui reste aucun moyen
de se mettre à l'abri des;peines éternelles dont il est menacé dans la înort, parce qu'il ignore la nature de son
âme; il ne sait si elle naît avec lui et s'insinue dans son
corps lorsqu'il reçoit le jour, si elle meurt quand l'instrument
de la vie est brisé, si elle lui survit et va visiter
les sombres et vastes cavernes du Tartare, ou si l'ordre
des dieux, dans chaque espèce différente, la fait errer de
corps en corps, système célébré par notre Ennius (1), qui,
le premier, couronné des fleurs renaissantes de l'Hélicon,
est descendu triomphant parmi les peuples de l'Ausonîe,
qu'il charma par son luth divin.
(1) Ennius composa des annales, des satires, des comédies, des tragédies; il était contemporain de Scipion l'Africain.
Cependant Ennius, dans
ses vers, immortels, nous retrace ce temple achérusien
que n'habite ni l'âme ni le corps, mais où s'agitent et se pressent de pâles et légers simulacres; c'est dans leur
foule que lui apparut Homère resplendissant d'une gloire
toujours nouvelle, quand ce chantre divin, répandant
des larmes amèrës, lui dévoila les grands secrets de la
nature.
O Memmius! avant de porter des regards scrutateurs
sur la divinité, d'approfondir les causes du mouvement
des astres et des phénomènes de la terre, nous devons explorer
les principes créateurs de l'âme et de l'esprit, la
nature des objets qui les frappent pendant le jour et les
assiègent encore dans le sommeil, et rechercher pourquoi,
dans les songes douloureux de la maladie, nous
revoyons, nous entendons encore ceux dont la mort nous
a privés, et dont les restes sont enfermés au tombeau.
Mais je ne m'abuse point, je sais combien il est difficile de reproduire avec élégance, dans l'idiome de nos
pères, les systèmes profonds de la Grèce. La pauvreté
de notre langue, la nouveauté du sujet, me contraindront
à créer des expressions nouvelles. Mais, ô mon ami! tu
soutiens mon courage. Le charme de ta douce amitié me
fera vaincre les plus pénibles obstacles : c'est pour toi que
dans le calme imposant des nuits je cherche des traits
brillans qui portent la clarté dans ton âme, et m'efforce
de dévoiler la profondeur dés secrets de l'univers; car
pour dissiper la terreur et les ténèbres de l'esprit humain,
la lumière de la raison est préférable à la splendeur
d'un jour pur et aux rayons du soleil.
Ecoute donc sa voix : jamais la Divinité même n'a
rien tiré du néant. Sans doute la crainte dispose tellement
du coeur de l'homme, qu'à l'aspect des phénomènes
du ciel et de la terre, dont il ne pouvait pénétrer les
causes, il a supposé que la Divinité régissait la nature.
Quand nous serons convaincus que rien ne s'est fait de
rien, nous connaîtrons la route que nous devons suivre,
la source dont tous les corps sont sortis, et comment
tous les êtres qui peuplent le monde ont reçu l'existence
sans le secours des dieux.
Car si chaque objet était tiré du néant, les êtres pourraient
naître sans choix de tous les corps indifféremment,
sans germe pour eux destiné; l'homme pourrait se former
au sein des mers; les poissons et les oiseaux sortiraient des
entrailles de la terre ; les troupeaux voltigeraient dans les
airs; les monstres féroces, nés du hasard, se plairaient également dans les lieux habités ou dans les solitudes.
Les arbres inconstans offriraient chaque saison des fruits
variés ; tous les corps indistinctement produiraient des
fruits divers. Enfin, si tous les corps n'étaient point le
résultat d'une combinaison qui leur est propre, comment
les générations se renouvelleraient-elles avec une régularité
invariable? Mais comme tout est formé avec le secours
de germes certains, chaque être n'aborde les champs
de la vie qu'au lieu où ses élémens créateurs étaient préparés, et cette force requise par l'analogie des principes,
marque les limites des générations et entretient l'ordre
immuable de la nature.
Enfin, ne vois-tu pas la rose s'épanouir au printemps,
la moisson se dorer au soleil de l'été, la grappe se colorer,
rougir dans l'humide automne? Leurs germes réunis
fermentent dans un temps fixe, ils se développent à l'instant
qui leur est propice, et la terre, ranimée au retour
de la saison, enfante et confie à l'air ses jeunes et tendres
nourrissons. Mais si la source des êtres était le néant, ils
naîtraient dans des temps indéterminés, dans des saisons
ennemies, puisque des élémens mus au hasard ne craindraient
pas la lutte des saisons rigoureuses.
Que dis-je? les corps sortis du néant n'auraient pas
besoin pour se développer de la disposition du temps et
de leurs germes. Sans avoir traversé l'enfance, l'adulte
brillerait tout à coup; le chêne, à peine sorti du gland,
porterait son front dans les nues : tel n'est pas l'ordre de
la nature. Résultats d'une combinaison certaine, tous les
corps s'augmentent par degrés, et conservent en croissant
le caractère natif; on ne peut donc en douter, chaque être se nourrit et se développe selon l'espèce d'élémens qui
l'ont formé.
RECONNAISSONS d'ailleurs que sans les pluies qui fécondent
l'année, la terre ne se couvrirait point de ses
riantes productions, les animaux seraient donc privés des
doux alimens qui leur font conserver et propager la vie.
Ah! loin de refuser des principes élémentaires aux corps,
convenons qu'il est des élémens communs à plusieurs
êtres ; c'est ainsi que les mots différens que je vous trace
se composent quelquefois des mêmes caractères.
ET pourquoi la nature ne peut-elle enfanter des hommes
gigantesques, qui de leur pied foulant le lit de
l'Océan,
le traverseraient en dominant ses flots, dont la
robuste main déracinerait les montagnes, et dont la vie
triompherait d'un grand nombre de siècles, sinon que la
nature fixe les élémens et les propriétés des êtres. Non,
rien n'est fait de rien, puisque tout corps a besoin pour
naître d'un choix de principes qui le développent et le
défendent des attaques lorsque, d'un pas faible encore, il
s'avance dans les champs de la vie.
ENFIN
, nous voyons le sol tourmenté devenir plus
fécond que le sol inculte, et l'art du laboureur perfectionner
les dons de la nature. Le soc, en soulevant les
glèbes, excite donc l'énergie des principes élémentaires,
et fait, surgir les germes que la terre renfermait dans son
sein. S'il n'en était ainsi, pourquoi chercherait-on par de
pénibles travaux une perfection que tous les objets obtiendraient
d'eux-mêmes?
RÉVÉLONS une vérité non moins importante ; c'est
que la nature en dissolvant les parties élémentaires des corps, ne les anéantit point : car si elles pouvaient être
détruites, un rapide instant suffirait à la destruction de
chaque objet. L'action lente du temps ne serait pas nécessaire
pour troubler l'harmonie de ses parties et pour
en briser les liens. Mais la nature a rendu éternels les
agens de sa puissance, et ne permet la dissolution des
corps que lorsqu'une force agressive a frappé leur masse
et pénétré leur tissu.
Si, en effet, tout ce qui disparaît à nos yeux s'anéantissait, dans quelle source puiserait donc la nature? comment
toutes les espèces seraient-elles ramenées par Vénus
à la lumière de la vie? comment la terre se couvrirait-elle
chaque saison des fruits qui nourrissent ses hôtes?
comment les ruisseaux, les fleuves renouvelleraient-ils
les flots qu'ils épanchent au sein de l'Océan ? quel serait
lé foyer enflammé où les astres pourraient se repaître?
Si la matière était périssable, après avoir fourni à la révolution
de tant de siècles, sa source serait tarie. Si, au
contraire, de toute éternité, elle fournit aux reproductions
de la nature, la matière est immortelle, et nul pouvoir
ne peut la plonger au néant.
ENFIN, si leurs principes n'étaient éternels et réunis
par différens liens, la même cause ferait périr tous les
corps simultanément, l'agression la plus légère suffirait
à leur dissolution. Comment pourrait résister le frêle assemblage
de parties destructibles? Mais comme la matière
est éternelle et que les aggrégats des corps sont dissemblables,
chaque être subsiste jusqu'à l'instant où il
reçoit un choc égal à la puissance qui unit ses principes. Rien ne s'anéantit, et la destruction ne produit, que la
séparation des élémens,
LORSQUE le firmament verse la pluie à grands flots
dans le sein maternel de la terre, les arbres verdissent
et croissent, leurs rameaux brillans se surchargent de
fruits. Ces pluies fécondés fournissent les alimens des
hommes et de tous les hôtes de la terre. Nous voyons la
jeunesse florissante peupler les joyeuses cités. Tous les
bois refleuris retentissent du chant des oiseaux. Les troupeaux,
fatigués d'embonpoint, pressent de leur poids
les herbes épaissies ; leurs mamelles s'enflent et contiennent
à peine les flots d'un lait embaumé, et les
jeunes nourrissons, ranimés par ce doux breuvage, essayant
leurs forces naissantes, exercent leurs membres
délicats sur la molle verdure. En se dérobant à nos yeux,
les corps ne se sont donc pas anéantis. De leurs débris
la nature forme de nouveaux êtres; elle trouve dans la
mort des uns le moyen d'accorder la vie aux autres.
Tu le vois donc, rien n'est sorti du néant, rien ne doit
s'y engloutir : mais pour écarter le doute de ton esprit
sur la manière dont les élémens:échappent à notre
vue, apprends qu'il est des corps dont la raison seule atteste
l'existence, et que nos sens n'aperçoivent pas.
AINSI le vent fougueux soulève les flots de l'Océan,
fracasse les vaisseaux, amasse et disperse les nuages; ses
tourbillons rapides, en grondant, roulent dans les plaines,
renversent l'arbre majestueux, arrachent le sommet des monts, bouleversent les forêts et font mugir les ondes.
Ces principes du vent, quoique invisibles, sont donc des
corps, puisqu'ils troublent la terre et les flots, et chassent
rapidement les nuages. Le vent est alors semblable
au fleuve qui promenait mollement une onde paisible,
et qui, tout à coup gonflé par les torrens pluvieux descendus
de la cime des montagnes, entraîne en bondissant
les débris des coteaux et des forêts. Le pont qui dominait
les flots ne peut soutenir leur choc impétueux :
déchaînés, écumans, ils s'élèvent, s'irritent, brisent en
grondant les bords qui les captivent, et avec un bruit
horrible s'échappent, roulent les arbres, les rochers, et
renversent les obstacles opposés à leur courroux. C'est
ainsi que le vent, non moins puissant que le fleuve,
donne l'essor à sa bruyante haleine, renverse tous les
objets, chasse sa proie, la terrasse, l'enveloppe dans ses
tourbillons, la presse à coups redoublés, et la fait tournoyer
dans les airs agités. Ce fluide, quoique invisible,
je le répète, est donc un corps, puisque ses effets terribles
ressemblent aux ravages des fleuves, dont les flots
courroucés sont sensibles à nos regards.
Nous sentons constamment les différens parfums, et
cependant nous n'apercevon pas les principes légers qui
affectent l'odorat. Nos yeux ne saisissent ni les émanations
de la chaleur, ni le froid, ni le son qui traversent
les airs : on ne peut nier, toutefois, leur essence corporelle,
puisqu'ils se révèlent à nos sens, puisque, hormis
les corps, rien n' a le don de toucher et d'être touché. SUR la rive d'un fleuve, suspendez ce voile, il s'humecte
aussitôt : présentez-îe au soleil, son humidité s'évapore. Vous n'avez point aperçu le fluide pénétrer le tissu
et s'en dégager attiré par la chaleur; car les molécules,
aqueuses, par leur extrême division, ont échappé, à
l'oeil le plus perçant. Quand de nombreux soleils ont parcouru
le cercle de l'année, ton anneau s'amincit au doigt,
dont il est l'ornement. Les gouttes de pluie, en tombant
des toits, creusent la pierre; le soc s'émousse en traçant
les sillons ; le pavé s'use sous les pas de la foule;
aux portes de la ville, la main, droite de nos divinités
d'airain s'atténue sous les baisers continus du peuple,
qui, à son entrée et à sa sortie, leur donne le salut pieux (1).
(1) Aux portes de Rome étaient placées les statues des dieux tutélàires, Lucrèce est le seul auteur de l'antiquité qui rappelle ce fait.
Le temps nous révèle les pertes éprouvées par ces corps,
mais la nature jalouse nous interdit la vue des faibles
parties qui s'en détachent successivement. Elle dérobe
aussi à nos regards les parties insensibles qui peu à peu
font croître nos corps dans l'enfance, et celles qui s'en
détachent avec la débile vieillesse. Sur le rivage, nous
ne voyons pas les particules de rochers que le sel clés mers
ronge sans cesse. La nature n'agit donc qu'en se dérobant
à nos regards.
GARDE-TOI cependant de croire que la matière remplisse l'univers
: partout existe le vide. Plus d'une fois
cette vérité importante t'empêchera d'errer dans le doute,
ô! Memmius, t'inspirera la confiance dans mes écrits, et
te fera surmonter les obstacles.
IL existe donc un vide, un espace impalpable sans lequel aucun objet ne pourrait se mouvoir. Car la propriété
des corps étant la résistance, ils ne cesseraient de
s'opposer de mutuels obstacles en tous temps et en tous
lieux : le mouvement, serait impossible, puisqu'aucun
corps ne pourrait commencer à sortir de l'inaction. Cependant,
au sein des mers, sur la terre, dans la plaine
céleste, une foule de corps s'agitent à nos yeux et, sans
vide, nonseulement ils seraient privés de l'agitation continuelle,
mais ils n'auraient pas même reçu l'existence;
car la matière comprimée en tous sens aurait subi une
inertie éternelle.
QUE dis-je? les corps les plus solides iront-ils point
des pores.qui les rendent pënétrables? à travers les roehers
et les voûtes des grottes, l'eau, s'infiltre goutte à
goutte. Le suc des aliments se distribue dans toutes les
parties du corps. Les arbres croissent et ,se couvrent,
alternativement de fleurs et de fruits, parce que, dans des canaux inaperçus, la sève amenée de la terre aux racines,
traverse la tige et porte la vie dans tous les rameaux.
La voix vole franchit les murs et les portes de nos demeures. A travers les os pénètre l'aiguillon du froid. Si
nous n'admettions l'existence d'un vide introduit dans les
corps, pourrions-nous concevoir ces phénomènes?
ENFIN, d'où naît cette différence de pesanteur entre
deux objets égaux en volume? Si un flocon de laine renfermait
autant de parties solides qu'une masse égale de
plomb, leur poids serait le même, puisque le propre de
tout corps est de descendre, tandis que le vide seul dépourvu
de pesanteur, est exempt de cette loi. Ainsi, lorsque vous balancez deux objets dont l'étendue est pareille, le plus léger est celui qui contient le plus de vide, et le
plus lourd celui qui, étant moins poreux, acquiert ainsi
plus de densité. La raison nous l'atteste, il existe un vide
disséminé dans les corps.
JE m'empresse de combattre d'avance un raisonnement
captieux dont s'appuient quelques doctes : comme l'onde
ouvre au poisson une liquide voie en s'emparant du lieu
qu'il abandonne et qu'il laisse vide, les corps, disent-ils,
peuvent se mouvoir ainsi et se remplacer mutuellement
dans le plein.
MAIS combien ce raisonnement est futile! Cette fluctuation
de l'onde suppose un premier déplacement; car
comment l'habitant de l'onde pourrait-il la traverser s'il
n'existait un premier vide au sein des flots ; et si le poisson
était contraint.de rester immobile, où donc refluerait
le liquide? Il faut ou.priver la nature du mouvement,
ou reconnaître le vide qui en permettra les effets.
SÉPARE rapidement deux surfaces planes, étroitement
unies : entre elles se forme à l'instant un vide dont l'air
ne peut s'emparer tout entier à la fois. Quelle que soit la
subtilité de cet élément, il ne peut envahir l'espace laissé
vide qu'après s'être emparé successivement des extrémités.
VAINEMENT prétendrait-on qu'après la séparation des
deux surfaces le vide intermédiaire ne se remplit que
par une condensation antérieure: car s'il se forme un espace qui n'existait pas,
l'espace déjà existant se remplit.
L'air ne peu se condenser à ce point : et quand il serait
vrai, il ne pourrait sans vide rapprocher, ses parties et les resserrer sous un moindre volume. Par ces objections
captieuses, on tenterait en vain d'altérer la vérité,
il faut reconnaître l'existence du vide,
II: me serait facile de joindre à ces preuves des argumens
non moins victorieux. Mais ces clartés légères suffisent à ta sagacité ; et tu pourras sans mon secours parvenir
vers le but. Ainsi lorsque le chien, vigilant chasseur,
reçoit du vent qu'il interroge la trace de sa proie;
il s'élance de détour en détour, et va la saisir sous la
sombre épaisseur des ramées. En marchant ainsi de principe
en principe, tu dévoileras les plus profonds secrets
de la nature, et tu arracheras la vérité à son obscur réduit.
Maissi, trop, tôt rebuté, tu abandonnais ta noble
entreprise, apprends ce que l'amitié m'inspire, je ferai
jaillir les paroles suaves de la vérité qui siège dans mon
coeur ; j'ouvrirai pour toi les sources abondantes où s'âbreuva
mon génie, elles s'épancheront à grands flots
et pourtant je crains que la vieillesse n'engourdisse nos
membres et ne brise, peut-être, des ressorts de nôtre vie,
avant, que mes vers, interprètes de la raison, ne soient
confiés à ton oreille attentive;
MAIS reprenons, ô Memmius! l'ordre de nos raisonnemens.
Existante par elle-même, la nature se compose
de deux principes :la matière solide, et le vide où sont
balancés les corps, et qui se prêté à leurs mouvemens.
L'existence des uns est démontrée par le témoignage des
sens, des sens, irréfragables arbitres de la vérité : la raison
sans leur appui erre incertaine dans un gouffre d'absurdités. Quant à l'espace appelé vide, sans lui les corps
n'auraient aucune place, et languiraient dans une éternelle
immobilité : utile vérité dont je t'ai déjà soumis la
preuve irrécusable.
OUTRE la matière et le vide, la nature ne reconnaît
pas une troisième substance indépendante de ces deux
principes; car, tout objet existant possède une étendue,
grande ou petite : cette étendue est-elle sensible au toucher,
quelque déliée qu'elle soit, elle se range parmi les
corps. Au contraire, est-elle impalpable, ses parties sont-elles
inaccessibles à nos sens; elle fait partie du vide.
Tous les êtres sont actifs ou soumis à l'action des autres, ou fournissent un espace à la vie et au mouvement.
Les corps seuls ont cet attribut : il n'est que le vide qui
puisse servir au développement de leur activité. Je le répète,
il n'existé pas dans la nature un troisième ordre,
puisqu'il ne peut être saisi par nos sens ni conçu par
notre esprit.
EN un mot, ce qui n'est ni vidé ni matière est propriété
et dérivé de l'un ou de l'autre. Les conséquences sont inséparables
du sujet, et ne s'anéantissent qu'avec lui. Telle
est la pesanteur dans le rocher, la chaleur dans le feu,
la fluidité dans l'eau, la tangibllité dans les corps; la négation
dans le vide.Mais la manière d'être, comme la liberté, l'esclavage, la richesse, l'indigence, la paix, la
guerre, nous les nommons accidens parce que leur présence ou leur absence n'altère pas les objets principaux
ou réels.
LE temps n'est pas non plus un être (1): c'est par la
durée des corps que nous distinguons le passé, le présent,
l'avenir; la durée ne peut être conçue isolée, indépendante
de l'action et du repos de la matière.
(1) Les anciens ont-été jusqu'à examiner si le temps n'était pas un être réel. Lucrèce, dans ces vers, imite Homère.
ENFIN, lorsqu'on nons raconte l'enlèvement d'Hélène
et la destruction de l'empire troyen, il ne s'agit pas d'êtres
présents ; le temps a englouti le siècle témoin de ces grands
évènemens, et la mémoire qui nous les conserve ne se
rapporte qu'aux corps et à l'espace, qui ne sont plus.
SANS la matière et sans le vide qui la contient, jamais
le Coeur du Phrygienne se fût enflammé pour la beauté dont le fatal amour arma la Grèce et l'Asie. Jamais le
cheval monstrueux qui dominait les remparts de Troye
n'eût enfanté le nocturne essaim de guerriers armés
ponr la détruire. Tu le vois, ô Memmius! ces catastrophes
qui bouleversent le monde n'ont ni une existence
réelle et durable, comme la matière, ni comme le vide,
mais ils sont les modifications de ces deux principes.
Sous le nom de corps nous désignons tous les élémens
constitutifs de la nature, ou les parties qui en sont composées ; mais les élémens inaltérables sont doués d'une
solidité qui triomphe de toutes les agressions.
AVEC peine, peut-être, coucevra-t-on des corps parfaitement
solides, en considérant que les traits de la foudre
et le bruit traversent l'épaisseur des murailles, que
l'acier s'amollit dans la fournaise, que les volcans liquéfient
les pierres qu'ils embrasent, que l'or bouillonne et
devient fluide au creuset, que l'âpre airain embrasé fond
comme la glace, que la chaleur et le froid des liqueurs
traversent les pores de la coupe qui les renferme, et
qu'enfin l'expérience ne nous révèle la solidité absolue
d'aucun objet.
MAIS puisque la raison, ou plutôt la nature, nous entraîne
vers cette vérité, je t'apprendrai avec rapidité que
les principes constitutifs qui enfantent tous les objets,
et vers qui tous les corps doivent retourner après leur
dissolution, sont solides et éternels.
D'ABORD les corps et l'espace, absolument opposés par
leur essence, doivent exister purs et sans nul mélange;
il n'est point de matière où règne le vide, ni de vide
dans les lieux envahis par la matière. Les élémens constitutifs
ne renferment, donc point de vidé, et jouissent
ainsi d'une solidité inébranlable.
COMMENT dans les corps existerait-il un mélange de
vide, si ce même vide n'était environné de parties solides?
Ne serait-ce point outrager la raison, que d'admettre le vide dans les corps, et de refuser la solidité aux
enveloppes mêmes de ce vide? car quelles sont ces enveloppes?
L'assemblage des élémens de la matière ; et tandis que tout corps se détruit par la séparation des élémens,
ceux-ci,ipurs et solides, bravent l'éternité.
•ENFIN, sans l'existence du vide; la nature entièrement
solide languirait dans l'immobilité,et si les corpuscules
élémentaires ne remplissaient exactement les lieux qui
leur sont destinés, le grand tout ne serait qu'un vide infini. La matière et le vide sont distincts et limités l'un
par l'autre, et la solidité des élémens peut seule marquer
leurs limites.
LE tissu des corps premiers est à l'abri de tout choc
et de toute pénétration : je të l'ai déjà prouvé, aucune
action étrangère ne peut en triompher. En effet, dis-moi,
conçoit-on. que sans le vide aucun corps puisse se briser,
s'altérer, ou même se diviser ? Il est inaccessible à l'humidité,
à la froidure, à la chaleur, qui sont les instrumens
les plus actifs dé la destruction. Aussi plus les corps
renferment de vide en leur tissu, plus ils facilitent ces
agens de la destruction. L'immuable solidité des élémens
est l'irrécusable preuve de leur éternité.
S'ILS n'étaient immortels, ce monde se seraitdéjà dissout, et plus d'une fois aurait retrouvé son existence et
sa forme première. Mais, comme je t'en ai convaincu,
rien ne peut sortir du néant, rien ne peut y rentrer; les
élémens étant le principe de la reproduction et le terme de
la dissolution, ils doivent être purs, simples, solides;
car, loin de fournir: de toute éternité à la reproduction
des êtres, ils n'auraient pu eux-mêmes triompher des attaques
de tant de siècles.
Si la nature, n'avait prescrit des limites à la divisibilité
des premiers élémens, les principes, minés par la révolution
de siècles innombrables, se seraient atténués à un
tel degré, que les corps résultant de leur union: ne parviendraient
point à la fleur de l'âge, d'ailleurs, la dissolution
est rapide et la reproduction est lente; et les pertes
que les siècles écoulés auraient fait subir aux corps, ne
pourraient être réparées par les siècles à venir. Mais tu
vois que la nature proportionne les réparations aux tributs
qu'elle impose, et dirige, tous les êtres dans un temps
fixe à leur degré de perfection. Soit donc assuré que la
divisibilité de la matière a des limites nécessairement
invariables.
QUELLE que soit la solidité des élémens, comme le vide
réside dans tous les corps, il n'en est aucun qui ne puisse
s'amollir, se liquéfier, qui ne convertisse sa substance en
matière brûlante, terreuse ou aérienne. Au contraire, si la
mollesse était l'essence des élémens, comment formeraient-ils
et les âpres rochers et les durs métaux? Ils ne pourraient,
en un mot, servir de basé aux oeuvres de la nature;
ils sont donc simples et solides, et leur mélange,
le degré d'intimité de leur union, assigne à chaque objet
sa force et sa solidité. LEUR nombre, leurs combinaisons déterminent la régularité
de l'accroissement et de la durée des corps et
de l'étendue de leur pouvoir. Ainsi les êtres n'éprouvent
aucun changement; leurs races se succèdent sans altération.
Les oiseaux sont constammen trevêtus des couleurs
et des nuances qui distinguent leurs espèces. Les élémens
ne sont pas moins immuables ; si une force étrangère
pouvait les altérer, il serait impossible de reconnaître
les lois de la nature. On ne concevrait pas comment les
facultés des corps seraient limitées, ni comment la succession
des siècles reproduit les mêmes mouvemens, les
mêmes moyens d'exister? et les goûts et les plaisirs invariables
dans les générations des êtres.
LES fragmens d'un atome, c'est-à-dire, la division
d'une des parties des élémens constitutifs, échappant par
sa ténuité aux sens les plus exquis, doit être dépourvue
de parties; c'est le plus petit corps enfanté par la nature,
ou ce n'est pas même un corps, puisqu'il ne peut
exister isolé : c'est lorsque ses différentes parties analogues
se rassemblent qu'ils constituent, la masse de l'élément
corpusculaire. Ainsi, puisque les parties des élémens
ne sont rien sans leur aggrégat, il faut que leur
union soit intime pour que nulle force ne puisse le séparer.
Je le répète, les élémens constitutifs, dont les
parties, infiniment déliées, sont le fruit, non pas d'un
assemblage hétérogène, mais de l'éternelle simplicité de l'atome, sont simples et inaltérables ; et la nature n'a
point permis qu'aucune division altérât des corps dont
elle a fait la base de l'ouvrage de son éternel empire.
Ah! si dans la nature nous admettions un terme à la
division, il s'ensuivrait que les plus petits corps seraient
composés d'une infinilé de parties, et que ces parties,
de degré en degré, se subdiviseraient jusqu'à l'infini.
Le corps le plus grand, et le plus petit, seront dans
la même situation. Compare l'incommensurable univers
et l'invisible aiôme; l'infinité des parties existant pour
l'un et pour l'autre, tous deux en fourniront un nombre
égal. Mais la raison renverse de tels argumens, et nous
contraint de reconnaître des élémens simples que la nature
a produits comme le terme de la division, et ce principe
nous conduit à reconnaître leur inébranlable et
éternelles solidité.
Si, en détruisant les êtres, la nature divisait sans fin
leurs parties, ces débris insensibles ne serviraient plus
à ses nouvelles reproductions. A jamais soumis à la division,
ils seraient privés des liens, de la pesanteur, du
mouvement et de la force nécessaires,aux élémens créateurs.
MAIS j'y consens : supposé que les élémens soient susceptibles
d'une; divisibilité infinie, au moins tu reconnaîtras
que depuis l'éternité il existe des objets qui ont
triomphé de toutes les atteintes; mais, si les élémens qui
les composent étaient fragiles par leur propre essence,
comment auraient-ils : repoussé victorieusement les innombrables
assauts des siècles? COMBIEN ils se sont écartés du chemin de la vérité, ces
novateurs qui ont vu dans le feu seul le principe et l'agent
de l'univers. A leur tête Heraclite marche triomphant (1);
son langage obscur et captieux lui soumit les esprits
vains et légers, mais non ces doctes Hellènes, accoutumés
à l'étude de la sagesse.
(1) Heraclite enseignait la philosophie de Pythagore dépouillée de ses voiles, il exerça la première magistrature d'Éphèse, sa patrie. Il mourut exilé. Son langage obscur, que Lucrèce lui reproche, lui fit donner le surnom de le Ténébreux.
Le stupide vulgaire n'admire que
les objets entourés de voiles mystérieux et croit voir le
sceau de la vérité dans un adroit concert de mots brillants
et mélodieux.
HERACLITE, je te le demande, comment le feu, doué
des seules propriétés qu'ilnous révèle, peut-il enfanter
cette foule de corps dont la variété frappe nos regards ?
En vain le feu sera condensé ou raréfié si ses parties
sont invariablement analogues à sa masse; son ardeur
s'affaiblira ou s'augmentera mais ne pourra former, par
cette action, tous les objets qui constituent l'univers.
Si ces doctes du moins reconnaissaient le vide, ils
pourraient ainsi justifier la dilatation et les raréfactions
de l'élément igné. Mais comme cette concession renverserait
l'édifice élevé par l'erreur, ils reculent, épouvantés
par les obstacles, et s'écartent du vrai chemin. Ils ne
voient pas qu'en bannissant le vide, tous les corps de
la nature ne formeraient plus qu'un corps unique, dont
les parties, étroitement liées, ne pourraient s'échapper :
comme on voit la lumière et la chaleur s'échapper du
feu, ainsi le feu n'est pas formé de parties dont la cohésion
soit invincible et absolue. ET d'ailleurs prétendre, que les parties du feu s'éteignent,
s'altèrent et changent d'essence en s'agglomérant,
c'est détruire la nature du feu, c'est donner le néant
pour principe à l'univers. Car l'être sorti des limites prescrites
à son essence, perd dans cette métamorphose les
qualités dont il jouissait : laissons donc au feu et à ses
élémens leur essence primitive, ou tout retombera au
néant, et du néant renaîtra le monde.
Tu le vois : la nature enferme des corpuscules dont
l'essence est inaltérable, dont la séparation ou la réunion,
enfin les combinaisons diverses, changent les formes et
les propriétés des corps, et en composent d'un ordre
nouveau; ces corpuscules ne sont donc pas le feu.: qu'importent les
modifications, les changemens que vous leur
attribuez, puisque, sous quelque forme qu'ils se cachent,
ils ne conservent pas moins leur nature brûlante, et ne
pourraient, engendrer que le feu.
Si j'en crois la raison qui m'éclaire, il est des corps
nombreux dont l'essor, la figure, l'ordre, le mouvement,
la direction, font naître le feu ou en modifient la nature
en variant eux-mêmes leur combinaison; et cependant
leurs élémens ne
participent ni à l'essence ignée, ni à
celle dont, l'émanation affecte nos organes et se révèle à
nos sens.
D'AILLEURS, supposer que le feu soit d'unique créateur
et la source infinie de tous les êtres, c'est le comble du
délire! Heraclite et nous trompe et s'abuse; il combat le
témoignage des sens par les sens mêmes: c'est ébranler les fondemens delà raison ; n'est-ce point à l'aide des
sens qu'il a connu l'objet que lui-même appelle le feu,
et dont il méconnaît la nature ? Et pourquoi, en croit-il
alors le témoignage de ses sens, et le.récuse-t-il lorsqu'il
explore l'essence des autres corps? Dans quelle route
faut-il donc chercher la vérité? Qui, mieux que les sens,
nous fera mesurer l'intervalle du faux et du vrai?
POURQUOI douer le feu d'un semblable privilège? pourquoi
proclamer son existence et le néant des autres corps?
L'absurdité ne serait pas plus grande en réclamant,
pour les divers élémens, le privilège exclusif que vous
accordez au feû. C'est outrager la vérité que de reconnaître
dans le feu le principe et la base de la nature.
Condamnons donc ces philosophes qui regardent l'air
comme le principe dé tous les corps; ceux qui ont attribué
le même pouvoir à l'onde ; ceux qui ont affirmé
que la terre, soumise à toutes les métamorphoses, revêtait
la forme de tous les êtres; enfin, ces.savaiis obscurs,
qui, doublant les élémens, unissent l'air au feu et la
terre à l'eau, ou qui, les joignant tous quatre, font éclore
d'un tel mélaneo tous les hôtes du monde.
A leur tête s'avance Empédocle (1) né aux murs d'Agrigente,
dans cette île, aux bords triangulaires, que les flots
azurés de la mer d'Ionie baignent en leur cours rapide
et sinueux, et qui, se resserrant en d'étroits canaux, séparent
cette terre féconde des champs italiens.
(1) Empédocle d'Agrigente, poète, philosophe et historien célèbre, florissait vers la quatre-vingt-quatrième olympiade. Il ne reste de lui que quelques légers fragmens cités par Aristote et Diogène Laerce.
Là, mugit
la vaste Charybde; là, le terrible Etna, rallumant sa
colère, menace sans cesse, en grondant, de vomir encore
des torrens de flammes, et de lancer vers le ciel ses entrailles brûlantes. Région en prodiges féconde, digne
de l'admiration des peuples, enrichie des biens les plus
précieux, et noblement défendue par un rempart de héros!
O Sicile! tu ne possédas rien de plus admirable, de
plus prodigieux que l'illustre Empédocle! Les vers enfantés
par son divin génie font encore retentir le monde
de ses triomphes glorieux, et laissent douter la postérité
de son origine mortelle. Cependant ce grand homme et
ses émules restés loin de son rang illustre, mais fameux
par de nobles découvertes, ces doctes qui, du fond de
leur coeur, comme d'un auguste sanctuaire, ont proclamé
des oracles plus sûrs et plus sacrés que les décrets
de la pythie couronnée de lauriers sur le trépied
d'Apollon; ont vu échouer leur sagesse en explorant les
principes de la nature, et leur chute est mesurée à leur
grandeur immense.
DANS leur fatale erreur, ils reconnaissent le.mouvement et
rejettent le vide : ils admettent des corps souples,
raréfiés et mous, tels que le feu, la terre, l'astre du jour,
les champs de l'air, les végétaux,les animaux divers; et,
dans ces corps, ils n'admettent point de vide.
ILS font plus, ils n'imposent aucune limite à la divisibilité
de la matière, ni de degré à la dissémination des
corps, auxquels ils nereconnaissent point de parties extrêmes.
Or, si l'extrémité des corps nous paraît le terme
de leur division, le dernier point de ce débri qui même
demeure inaperçu, a sans doute atteint la limite que la
nature laisse à la division. OBSERVE que les principes qu'ils accordent à la matière
sont dénués de consistance et que leur essence est
de naître et de périr. Si tel était l'ordre de la nature,
cet univers aurait déjà succombé aux efforts du temps,
aurait été plongé au néant et en serait ressorti de nouveau
et j'ai déjà combattu victorieusement ces deux erreurs.
CES élémens: ennemis se détruisent par une guerre
mutuelle; en s'entreehoquant, ils se briseraient ou se
.disperseraient, comme les vapeurs, les nuages et la pluie
se dispersent par le choc de la foudre.
ENFIN, si les quatre élémens seuls forment, les êtres,
et seuls reçoivent leurs débris, pourquoi les donnerait-on
pour principes des corps, au lieu de regarder les corps
mêmes comme des principes? S'engendrent-ils tour à tour
et changent-ils alternativement de nature,
de forme et
d'aspect?
Au contraire;affirmee-t-on que le feu, l'air et les corps
terrestres, et les principes aqueux se réunissent sans se
décomposer?
pourrait-il résulter de ce mélange aucun
être animé, aucune substance végétale? Vous n'obtiendrez
alors qu'un assemblage confus de ces substances
incompatibles, qui ne déployant chacune que leur propriété,
formeraient un tout infructueux : or, il est nécessaire
que lesprincipes élémentaires agissent d'une manière
secrète et invisible, de peur que la nature de l'un
d'eux, dominant trop, n'interdît, aux corps, qui en sont
formés; le caractère qui leur est propre.
EXPLORONS leur système : leur premier élément est le feu, qui prend sa source au ciel et se convertit en air; de
l'air se forme l'eau, qui bientôt se change en terre; de la
terre naissent ensuite, dans un ordre rétrograde, les autres élémens qui voyagent sans cesse de l'Olympe à la terre
et de la terre aux voûtes du monde. Mais ces ehangemens
sont incompatibles avec la nature des principes dont le
fonds doit être immuable; car tout corps périt en passant
les limites de son être. Ainsi les quatre élémens, pour reformer
les êtres, subissant, comme ces doctes le supposent,
de continuelles métamorphoses, doivent se composer
d'élémens fixes, ou dans le néant vous précipitez
l'univers. Reconnaissons plutôt des corps qui, après avoir
fourni le feu, en accroissant et en diminuant leur nombre,
en variant leur situation ou leur mouvement, engendrent
par cette nouvelle combinaison le fluide aérien,
les ondes et les autres substances.
MAIS il est évident, dis-tu ; que tous les corps naissent
de la terre, se repaissent de ses sucs, et que, si la douce
température de la saison ne fécondait l'air, si la cime des
végétaux n'était mollement agitée par la pluie rafraîchîssante,
si les rayons du soleil ne développaient les germes
renfermés dans le sein deda terre, ni les moissons, ni
les arbres, ni mêmé les aniniaux ne pourraient croître
et arriver à leur maturité. Tu le sais, et nous-mêmes,
si une nourriture: fortifiante, si un breuvage, salutaire
qui l'humecte, ne rendaient la vigueur à nos sens, nos membres s'épuiseraient bientôt,et la vie elle-même s'éteindrait
dans nos corps. Il faut à l'homme ainsi qu'à
tous les êtres, des alimens réparateurs, et si la moitié de
l'univers emprunte la vie à l'autre, c'est que chaque objet
renfermé en soi des principes communs à plusieurs autres.
Il faut donc considérer, non-seulement lanature des
élémens, mais encore leurs mélanges, leurs situations et
leurs mouvemens mutuels ; car les élémens créateurs du
ciel, de la terre et de l'onde, des fleuves, des monts et des
astres, sont les mêmes qui, soumis à d'autres lois,et diversement combinés,
forment les moissons, les animaux,
les plantes et les bois; c'est ainsi que dans ces vers tu vois
ces mêmes lettres communes à diverses pensées, quelle que
soit la différence des mots; soit pour l'harmonie, soit pour
les idées ;telle, est la différence qu'établit entre les corps
la combinaison seule des principes éîémentaires, qui, plus
que les pensées ont une varété infinie dans leur résultat.
APPROFONDISSONS maintenant, l'ingénieux système
d'Anaxagore (1), que les Grecs ont revêtu du nom d'Homoeomerie et pour lequel la stériliré de notre langue
n'en fournit point ;
(1) Anaxagore, philosophe, objet de l'enthousiasme et de la persécution de ses compatriotes, inventa son Homoeomérie, afin d'étonner par une hypothèse extraordinaire; ou peut-être est-elle le fruit de ces écarts d'imagination, dont les plus grands hommes ne sont pas toujours exempts : Newton commenta l'Apocalypse.
mais il est facile de donner une idée claire dé l'hypothèse de ce
philosophe grec : les corps
résultent de principes analogues; les os se forment d'un
nombre infini de petits os; pour former l'intestin, mille
intestins se rassemblent et la réunion de principes
sanguins donne naissance à ce fluide coloré qui coule
dans nos veines; des mollécules d'or forment ce métal;
le feu naît de particules ignées, et l'eau de principes
aqueux; tous les corps, en un mot, sont le résultat d'élémens similaires. MAIS cependant ce philosophe a banni le vide, et borne
la divisibilité des corps : deux erreurs qu'il partage avec
les philosophes que nous avons déjà combattus.
D'AILLEURS ses élémens sont trop fragiles, si toutefois
le nom d'élémens convient à des corpuscules d'une nature
absolument semblable aux objets qu'ils composent,
dont les ressorts sont aussi faibles, et dont le tissu
donne autant de prise à la destruction. Dans une attaque
violente, quel est celui de ces élémens qui résistera au
choc, repoussera les assauts de la mort? Sera-ce l'air,
l'onde, le feu, le sang, les os? Non, puisque tous ces
corps sont destructibles comme ceux que le temps fait
chaque jour disparaître à nos yeux. Admets donc cette
vérité, que j'ai déjà fait briller, pour toi :rien ne sort du
néant, rien ne s'y engloutit jamais.
D'AILLEURS, puisque les alimens accroissent le corps
qu'ils nourrissent, nos veines, notre sang, tous nos organes
sont formés de parties étrangères. Si tu prétends
que les alimens sont des substances mélangées qui contiennent
en petit des nerfs, des os, des veines et du sang,
notre nourriture et notre breuvage seront donc eux-mêmes
composés de parties hétérogènes.
ALORS,
si tous les objets enfantés par la terre ont toujours,
en peti, habité dans ses flancs, la terre se composera
donc d'autant de parties différentes qu'elle expose
de productions à sa surface. Appliquez les mêmes lois à
tous les autres corps, et si la flamme, la fumée et la cendre sont contenues dans le bois, il est donc composé
d'ëlémens ennemis.
ANAXAGOR en réchappe par un raisonnement captieux:
il prétend que tout corps renferme en soi les élémens
de tous les autres, mais que l'oeil découvre seulement ceux
qui, répandus en plus grand nombre dans les corps, et
placés à la surface, s'offrent ainsi à nos regards. La raison
repousse aisément ce subterfuge; il faudrait, s'il en était
ainsi, que dans les grains broyés sous la meule (1) apparussent
des germes de sang et de toutes les moindres parties
du corps que le blé alimente et auxquelles il s'incorpore.
(1) Ce vers est la répétition des précédens. La Grange a traduit ainsi: Il faudrait que deux cailloux heurtés fissent jaillir du sang. Ce sens est absurde. L'abbé de Marolles et Descoutures avaient au moins évité cette faute. Panckoueke, dans son estimable Essai de la traduction de Lucrèce, a rendu ce passage avec clarté.
Il faudrait que les gazons fleuris distillassent le lait pur
des brebis, que la glèbe divisée offrît des embryons d'arbustes,
de fruits, d'herbages et de rameaux, et que du
bois mis en éclat sortissent la flamme, la cendre et la
fumée.Mais rien de semblable ne se montre dans la nature;
avouons que, sans être ainsi renfermés d'avance dans
les corps, les élémens sont communs à tous, et qu'ïls se
placent et se modifient dans les êtres divers.
MAIS souvent, diras-tu, sur le faîte des monts les arbres,
battus par les vents impétueux, entrechoquent leur
cîme, se froissent, et bientôt des tourbillons de flamme,
en pétillant, s'élevent de leurs rameaux. Il est vrai, mais
le feu n'était pas enfermé sous l'écoree, et seulement des
parties inflammables se réunissent et, s:embrâsent par le frottement. Si le bois renfermait la flamme, ses canaux
ligneux ne pourraient un seul moment, l'emprisonner;
elle éclaterait sans cesse, et bientôt les arbres et les forêts
se réduiraient en cendre.
Si tu reconnais la vérité que ma muse proclame, observons
l'important mélange des principes élémentaires,
leurs rapports, leur dispositipn, leur nombre puisqu'une
légère variation dans les élémens du bois le convertit
en feu, comme dans ces mots presque semblables, auxquels
le changement d'une seule lettre donne un sens si
opposé.
ENFIN, si tu ne peux expliquer les phénomènes qu'en
donnant aux élémens les attributs des êtres qu'ils composent,
tu renverses l'ordre et les principes de la nature.
Il faudra donc que tes propres élémens fassent entendre
les éclats d'un rire joyeux, et s'abreuvent de larmes
amères.
MAINTENANT, Memmius, parcourons les vérités qu'il
me reste à faire éclater à tes yeux. Je ne m'abuse pas :
une nuit profonde les environne; mais, frappé du thyrse
divin, brûlant d'espérance et de gloire, mon coeur s'enivre
dé l'amour doux et sacré des muses ; il m'élève au
sommet du riant Hélicon, et je parcours un sol que nul
avant moi n'a foulé. J'aime à puiser aux sources vierges
encore; j'aime à cueillir des fleurs nouvelles, à me couronner
de palmes brillantes dont jamais les Muses n'ont
ombragé le front des poètes. Oui, mon sujet est grand :
je brise les fers pesans dont la religion flétrit les hommes.
Je répands sur dés mystères profonds les flots de la lumière, et je pare la raison des charmes de la poésie.
Mon projet est utile, est hardi; et comme l'habile médecin
qui présente à l'enfant l'absinthe amère, environne les bords du vase d'un miel doré afin que ses lèvres,
séduites par cette erreur bienfaisante, puisent sans
défiance le noir breuvage qui fait couler dans ses jeunes
membres la vie et la santé, ainsi le sujet que je chante,
trop sérieux pour les esprits qui ne l'ont point abordé,
et peut-être rebutant pour le vulgaire, me fait emprunter
le doux langage des Muses, afin que le miel suave de la
poésie corrige l'amertume de la vérité. Heureux, ô Menimius,
si, captivé par la mélodie des vers, tu ne les quittes
qu'après avoir dévoilé les grands secrets de la nature!
JE t'enseignai que les élémens, solides, depuis l'éternité, traversent les siècles à l'abri de la destruction, Examine
aujourd'hui si l'ensemble de ces élémens,
est infini
ou limité ; si ce vide dont j'ai révélé l'existence, ce libre
espace, théâtre éternel de la révolution des corps, voit
borner son étendue; Ou si son immensité et sa profondeur
s'ouvrent sans fin dans toutes les parties de l'univers.
SANS doute le grand tout,
dans aucune région de l'espace,
ne trouve de barrière; autrement il aurait une extrémité mais un corps ne peut avoir d'extrémité, s'il
ne trouve hors de lui-même quelque objet qui le borne, en sorte que notre regard reconnaisse qu'il ne peut se
porter plus loin sur ce même corps. Tu es contraint
d'avouer qu'il n'est rien au delà de ce grand tout, auquel
tu ne peux assigner d'extrémité ni prescrire de limites
ainsi qu'importe en quel lieu tu sois placé, en quelles
lointaines régions tu te transportes : l'espace infini de
tous côtés s'ouvre devant tes pas.
MAIS si l'espace interminable, était borné, et que tu
fusses parvenu à ses limites, lance une flèche rapide : ou
en fendant l'air elle suivra son vol, ou un obstacle lui
fermera l'espace; car il faut choisir dans cette alternative?
Or, dans l'un et l'autre parti tu reconnais l'infinité de
l'univers : soit que la flèche rencontre un obstacle extérieur
soit qu'elle le franchisse et s'élance dans le vide,
elle n'a point trouvé d'extrémité. Ainsi je te suivrai partout où tu fixeras des bornés et je te dernanderai ce que
deviendra ta flèche ? elle trouvera tour à tour le vide et
la matière, et pendant l'éternité son essor s'ouvrira l'espace
interminable.
D'AILLEURS, si la nature avait mis des bornes à son
éternel empire, la matière, par son propre poids, se serait
amassée dans les lieux inférieurs. .Dès lors plus de
productions sous la voûte des cieux ; l'azur du firmament
disparaît, ses flambeaux s'éteignent; les flots de la matière,
précipités depuis des siècles nombreux, ne forment
plus qu'un amas confus et sans énergie. Au contraire, les élémens créateurs sont étrangers au repos, parce qu'il
n'existe point de lieu où ils puissent tomber et s'engourdir
dans l'inaction; aussi, par un mouvement continuel,
ils produisent sans cesse, dans toutes les parties de l'espace,
des êtres nombreux :l'infini est la source inépuisable
qui fournit aux torrens d'une matière éternelle et
féconde.
ENFIN, tous les corps, à nos yeux, sont bornés, par
d'autres corps. Les montagnes le sont par l'air, et l'air par
les montagnes; la terre impose des barrières à l'océan,
qui lui-même l'emprisonne de ses flots. Mais le grand
tout n'a rien hors de lui qui puisse le limiter. Telle est
la nature des lieux et de l'espace, qu'un grand fleuve,
après avoir couru pendant l'éternité, loin d'atteindre les
bornes de l'univers, n'en serait pas plus près qu'en s'élançant
de sa source. Je le répète,dégagé de limites, l'univers
de tous côtés s'étend à l'infini.
TELLE est l'essence même de l'univers. La nature a
voulu que le vide et la matière se servissent mutuellement
de limites, afin de rendre infini son immortel empire.
Si le vide seul était sans bornes, s'il envahissait les lieux
destinés à la matière, ni les mers, ni la terre, ni les brillans
palais du ciel, ni les espèces mortelles, ni les augustes
dieux, ne pourraient exister un seul jour. La matière,
trop libre, se disperserait dans les gouffres du
vide, ou plutôt elle ne se fût jamais réunie ; jamais l'ensemble
des élémens créateurs n'eût acquis la puissance
nécessaire à là formation de l'univers. O MEMMIUS ! tu ne penseras point que, doués d'intelligence,
les principes de la matière aient sagement combiné
l'ordre qui les régit, et qu'ils aient concerté d'avance
leurs futurs destins. Non mais, après des mouvemens
innombrables de toute éternité, les élémens modifiés,
réunis par leur propre essor et par des chocs étrangers,
ont essayé, pris, quitté, repris, des combinaisons qui
ont fait éclore cet univers, et, fidèles à cet ordre, ils le
suivent pendant un grand nombre de siècles. Aussi nous
voyons sans cesse les fleuves et les torrens abreuver les
mers; le soleil, par sa chaleur féconde, développer et
mûrir les productions de la terre; la fleur de la santé
briller pour les races nouvelles, et les flambeaux éthérés,
en parcourant les cieux, repaître leur flamme éclatante.
Ce sublime concert de la nature finirait bientôt, si la
foule innombrable des élémens n'entretenait cette harmonie,
en contribuant à la reproduction des êtres. Ainsi
que les corps animés, privés de nourriture, s'affaiblissent
et meurent, cet univers périra, lorsque les flots d'élémens
qui l'alimentent, cédant à d'autres lois, auront changé
leur cours.
NE crois pas que la pression des élémens extérieurs
comprime la matière, et s'oppose à sa dispersion. Ils peuvent,
par des chocs fréquens, arrêter la désunion d'une
partie isolée, et donner à de nouveaux principes les
moyens de la réparer ; mais, forcés de rejaillir après ce
premier effort, ils laisseront aux corps élémentaires un
espace à envahir et le temps de se diviser. Il faut donc
que les élémens se pressent, se succèdent sans interruption. Tu le vois, ce combat même, cette pression étrangère,
atteste leur infinité et leur puissance.
CAR n'admets pas, ô Memmius, comme plusieurs philosophes,
que tous les corps soient attirés vers le centre
du monde, que cet univers, balancé dansle vide, ne soit
point soutenu par la pression des chocs extérieurs, et
que les objets qui l'environnent dans toute sa circonférence
ne puissent s'échapper, parce qu'ils éprouvent la
même tendance vers un centre commun. Conçoit-on,
Memmius, qu'une masse se soutienne par elle-même, et
que, sous nos pieds attirés dans une direction opposée
à la nôtre, des corps aient la faculté de se mouvoir,
comme on voit notre image se réfléchir dans l'onde?
Ainsi, on ose affirmer qu'un monde rempli d'êtres de
toute espèce s'agite sous la terre, sans être plus exposé
à s'engloutir dans les gouffres inférieurs, que nous ne
sommes menacés d'un entraînement vers les voûtes célestes;
on dit que ces peuples nouveaux sont éclairés par
le soleil quand nous le sommes par les flambeaux nocturnes,
et qu'une constante alternative leur partage avec
nous les nuits, les jours, les saisons et les années.
C'EST ainsi que les doctes qui ont einbrassé de faux
principes ont admis ces grossières erreurs. Ils ne comprenaient
pas qu'il n'existe point de centre dans une
étendue infinie. Ce centre existât-il, quelle loi contraindrait
les corps de s'y fixer plutôt que dans d'autres parties
de l'espace? La nature du vide est de céder aux corps
pesans, que leur direction tende vers le centre ou loin
de lui. Il n'est aucun lieu dans l'univers où les corps restent
immobiles, et perdent leur pesanteur. Le vide ouvrira sans cesse un facile passage à leur course. Ce centre
qu'on suppose ne suffit donc pas pour s'opposer à la dissolution
de l'univers.
QUELLE est la contradiction de ces mêmes philosophes
! ils affirment que la tendance vers le centre n'est
pas commune à tous les corps; ils la réservent à ceux
que l'eau ou la terre compose, tels que les flots amers,
les fleuves, les torrens qui se précipitent des montagnes,
et tous ces corps que la terre a nourris. Tandis que l'air
subtil, la flamme active, fuient le centre, et de toutes
parts s'amassent dans les plaines d'azur, les orbes éclatans,
l'astre pompeux du jour, s'en repaissent sans cesse,
ainsi que des sucs féconds sortis de la terre se nourrissent
les êtres animés, les fleurs et les végétaux. Par
delà la sphère étoilée, ils placent le firmament; enveloppe
impénétrable, il comprime les flammes fugitives,
qui, s'exhalant du centre, franchiraient sans lui les limites
du monde. Le même désordre envahirait la nature entière;
le temple des cieux, les foudres, les astres s'écrouleraient
sur nos têtes ; la terre ébranlée s'ouvrirait, et les
peuples, roulés avec les débris ardens des cieux, s'engloutiraient
vivans dans des gouffres sans fond. Bientôt il ne
resterait de cet univers qu'un amas de poussière et une
solitude éternelle. Car qu'importe le lieu où commencerait
le désordre? une porte fatale s'ouvrirait,pour la destruction, et les élémens en foule se hâteraient de s'y
précipiter. Si ton esprit a reçu ces premières vérités, la philosophie
pour toi paraîtra sans voile, la nature n'aura plus de
secrets, et tes principes ; mutuellement éclaircis, seront
les flambeaux qui te conduiront vers dés vérités nouvelles.
Il est doux de contempler du rivage les efforts des nochers
tourmentés par les vents furieux, sur le vaste
gouffre des mers. Non que leur infortune ait pour nous
des charmes mais il es| doux d'être affranchi de leur
effroi douloureux. Il est doux aussi d'observer, à l'abri
du danger, des légions homicides se heurtant dans la
plaine. Mais quel spectacle délicieux est réservé au sage
qui, du temple serein de la philosophie, voit les mortels égarés dans les chemins de la vie, s'arracher de
vains droits, où les palmes du génie, prétendre au chimérique
honneur de la naissance, et consumer les jours
et les nuits dans des combats honteux pour s'élever à
l'opulence et aux grandeurs !
AVEUGLES et malheureux humains! dans quelles ténèbres
dangereuses, dans quels longs tourmens consumez-vous
votre rapide existence? Hélas! vous ignorez à quel
prix la nature accorde le bonheur : un corps exempt de
souffrances, une âme calme, et l'absence de l'erreur.
MAIS la nature a borné nos besoins; elle nous permet
de jouir à peu de frais des voluptés et de nous préserver
des douleurs. La richesse n'est-elle pas dans nos plaisirs? Si, pour soutenir les flambeaux de tes nocturnes
festins, l'art n'a point transformé les métaux en
statues, si le pompeux éclat de l'or ne resplendit point
dans ton palais, si le son de la cithare mélodieuse ne
retentit pas sous tes vastes lambris; étendu mollement
au bords des ruisseaux, sous la fraîche épaisseur de la
feuillée naissante, pressant les verts gazons, tu savoures
de faciles et doux plaisirs, surtout lorsque de son sourire
le printemps écarte les tempêtes et parsème la prairie
du vif éclat des fleurs. La nature nous partage également.
Le prince, sous la pourpre qui le couvre, n'est
pas plus à l'abri des douleurs que le pâtre sous sa tunique
indigente.
SI le faste, l'opulence et le rang suprême ne préservent point nos corps de la douleur procurent-ils la
félicité de l'âme? Non, non ; quand les terribles légions font flotter leurs drapeaux dans nos champs,
quand la mer écmne sous le poids de nos vaisseaux gros
de guerriers, la superstition farouche propage la crainte
de la mort, et bannit la paix de ton âme consternée.
ABSURDE et vaine terreur ! Le fracas des armes n'impose
pas même aux soucis rongeurs; leur foule renaissante
marche fièrement à la suite des rois; et, sans
respecter ni la pourpre ni le diadème, ils siègent sur le
trône à côté des pâles tyrans. Qui peut douter que ces
maux ne soient le fruit d'une raison obscurcie dans les
épaisses ténèbres dont notre vie est entourée? AINSI que le timide enfant s'épouvantant dans l'ombre
de la nuit, l'homme est le jouet d'une crainte non moins
frivole pendant la clarté du jour. Pour, calmer ce vain
effroi, pour dissiper les ombres de l'erreur, n'empruntons
ni l'éclat du jour, ni les feux du soleil; mais livrons-nous à l'étude profonde de la nature.
MAINTENANT, ô Memmius! apprenons par quel pouvoir
les élémens forment les différens êtres, et comment
ils les détruisent en se séparant; par quelle impulsion rapide
ils traversent en tous sens les gouffres infinis de
l'espace et du vide.
Souviens-toi de mes premières leçons. La matière ne
peut, en s'amassant, rester immobile; car tous les corps
subissent une altération ; leurs émanations continuelles les
atténuent par degrés jusqu'au jour où ils disparaissent entièrement. Cependant la masse de l'univers ne souffre point
de ces pertes particulières : les élémens, en se séparant
de certains objets, vont en accroître d'autres, et ils ne
laissent paraître d'un côté l'empreinte de la décrépitude,
que pour faire éclater ailleurs la fleur de la jeunesse. lls
se livrent à une éternelle inconstance, qui sans cesse
renouvelle la nature. Les espèces mortelles se transmettent
rapidement l'existence, les unes se multiplient,
les autres s'appauvrissent; les générations se pressent et
n'assistent qu'un moment aux scènes du monde, ainsi
qu'à la course des jeux sacrés, nous nous transmettons
de main en main le fiambeau de la vie.
Tu t'abuses, ô Memmius! si tu crois que les principes
élémentaires se livrent un moment au repos et que cette inaction enfante, de nouveaux mouvemens ;
les élémens traversent le vide, soit en cédant à l'entraînement
de la pesanteur, soit en obéissant à l'impulsion
d'une cause étrangère. En se précipitant des hautes régions, ils rencontrent .d'autres élémens qui les écartent
de leur direction: ils sont pesans, solides, inaltérables,
et dans leur essor, ne trouvant aucun obstacle, ils parcourent
à jamais la profondeur de l'espace.
POUR mieux bannir ton doute, songe
qu'il n'existe
pas dans l'univers de lieu ou les corps, après leur arrivée,
puissent se fixer, parce que l'espace est sans borne,
et que partout s'ouvre l'immensité. Utile vérité dont
je t'ai déjà prouvé l'existence.
LES élémens ne ralentissent jamais leur essor, ils
cèdent sans cesse à une impulsion, variée dans ses effets,
les uns parcourent une énorme distance, les autres
moins écartés, s'unissent dans leurs cours. Quand leur
union est intime, leurs tissus analogues se lient étroitement
par d'invincibles noeuds; ils produisent les rochers,
les métaux et les corps solides. Au contraire, quand le
choc les disperse et les fait flotter sans liaison dans l'espace,
ils composent le fluide aérien, ou nourrissent la
lumière du jour. D'AUTRES nagent, incertains, dans le vide, ne pouvant
participer à aucun assemblage, ou s'en trouvant écartés comme étrangers au mouvement général. Chaque jour
tu peux en apercevoir l'image sensible. Lorsque dans un
lieu ténébreux s'introduit un rayon du soleil, dans le
cône brillant de légers corpuscules courent rapidement,
s'élèvent, retombent, se pressent, s'attirent, se
poursuivent. Tantôt rapprochés, tantôt désunis, ils semblent
se livrer d'éternels combats. Leurs intarissables
flots peuvent te donner l'idée des élémens créateurs qui
promènent leur lutte féconde dans la nature entière.
Ainsi les plus communs objets, médités par la raison,
nous révèlent souvent d'importantes vérités.
CES faibles corps, mus rapidement dans le rayon du soleil,
sont d'autant plus dignes de ton attention, que leurs
ébats mêmes naissent du choc invisible de la matière :
les particules élémentaires, par de faibles et imperceptibles
écarts dans leur route, les frappent, les entraînent,
les repoussent et les font tourbillonner sans fin.
EN effet, les premiers élémens dont l'essence est l'agitation,
impriment leurs mouvemens aux corps les plus
déliés et les plus aptes à recevoir leur contact, qui se
propageant et s'augmentant en raison de la force des objets
qu'il agite, dévient par degrés sensible comme dans
les molécules qui tourbillonnent dans le cône lumineux,
quoique la cause première du mouvement soit cachée à
nos yeux. APPRENDS, surtout, quelle est la mobilité des élémens
de la matière. Quand l'aurore verse ses feux nouveaux
sur la terre; quand les oiseaux, saluant son réveil, voltigent
sous les frais ombrages émus par les flots de leur
suave mélodie; avec quel prompt essor la lumière du
haut du firmament s'épanche sur la terre, et revêt la nature
d'un voile resplendissant! Pourtant ces feux lancés
du foyer du soleil ne se précipitent pas à travers un vide
impalpable; ils combattent le fluide aérien, et sont froissés
par un choc qui rallentit leur course. D'ailleurs ils ne
sont point, comme les premiers élémens, simples et isolés;
ils composent leur masse de différens faisceaux ; leur
propre masse, et le fluide qu'ils traversent, leur présentent des obstacles. Tandis que les purs élémens, simples
et inaltérables, formant une masse unique, à l'abri des
obstacles extérieurs, et réunissant leurs efforts vers le
but de leur première impulsion, sont plus actifs, et peuvent,
dans un temps égal, franchir un espace plus considérable
que les rayons du soleil, lorsqu'ils tombent de
la voûte céleste jusqu'à nos yeux. Car tu ne croiras pas
que les élémens s'arrêtent volontairement, ni qu'ils aient
concerté entre eux des lois invisibles qui les assujétissent. Des sages cependant ont cru que la matière ne pouvait, sans le secours des dieux, régler la marche des saisons, alimenter les humains, enrichir la terre de ses
fruits, la revêtir de sa parure, et r'ouvrir à chaque espèce
les portes de la vie. Insensés! ils ignorent que la
suave volupté est leur unique souveraine; qu'elle seule
convie les êtres au plaisir, et que Vénus, par ses douces
caresses, invite les espèces à repeupler le monde. C'est
ainsi qu'ils ont feint des dieux créateurs, vain systême, démenti par l'univers entier. Oui, si j'ignorais
encore les secrets de la nature, le spectacle du ciel et
de la terre, les vicissitudes du monde, son ordre imparfait,
tout m'aurait dit qu'il n'est point sorti de la
main des immortels. Mais réservons ces vérités. à un
autre temps, et reprenons l'examen des; premiers élémens.
C'EST ici qu'il faut te prouver, Memmius, que nul
corps, par sa propre essence, ne tend à s'élever. Ne te
laisse point abuser par la flamme qui sans cesse s'accroit;
et s'élance en pétillant. Les arbres, les moissons ne croissent
non plus qu'en s'éloignant du sol nourricier,
quoique
la nature des corps pesans les en rapproche nécessairement.
C'est donc en recevant l'impulsion d'un moteur
secret renfermé dans leur sein, que les flammes
de l'incendie élevées au faîte de nos demeures en dévorent
les combles comme le sang échappé de la veine
s'élance en jet de pourpre. Vois encore l'eau repousser
les énormes pilotis que mille bras vigoureux s'efforcent
de retenir sous les flots courroucés, qui se hâtent de revomir
ces masses étrangères; sans cesse on les entasse
et sans cesse l'onde les rejette, et les fait surnager plus
qu'à demi au dessus de sa surface écumante. Tu ne doutes pas cependant que par leur propre pesanteur, ces corps
ne descendent dans le vide. Il en est ainsi de la flamme
qui ne doit son essor qu'à une force étrangère, tandis
que sa propre masse la contraint à se rapprocher, du
sol. Ne vois-tu pas, quoique légers, les brillans météores
descendre du haut des airs à travers les voiles de
la nuit, partout où le vide leur ouvre le passage? Ne
vois-tu pas les flambeaux nocturnes se détacher du ciel
et se précipiter sur la terre ? Et le soleil lui-même, du
sommet de la voûte azurée, précipite des
torrens de
chaleur et de lumière dont il inonde l'espace. Enfin,
vois la foudre, à travers les nuages qu'elle brise, s'ouvrir
rapidement une route sur la terre ébranlée de son
fracas.
CEPENDANT, observons que les élémens, infidèles à
leurs cours perpendiculaires, en tombant vers les régions
inférieures, s'écartent insensiblement de leur ligne
verticale dans des temps et des espaces indéterminés;
mais ces déclinaisons sont si légères, qu'à peine ma
muse peut-elle leur trouver un nom.
LES élémens, sans ces déviations secrètes, n'étant
point repoussés, tomberaient comme les gouttes de la
pluie, et, ne se heurtant jamais, ne pourraient se livrer
aux luttes fécondes qui vivifient la nature.
Tu supposes peut-être que les élémens les plus pesans,
attirés plus rapidement dans leur chute directe,
tombent sur les plus légers, et par ce choc se procurent
mutuellement un pouvoir créateur. C'est, ô Memmius! s'écarter du chemin de la vérité. Il est vrai qu'en traversant
les fluides, les corps redoublent de vitesse à
raison de leur poids, parce qu'il est de la nature de
l'onde ou de l'air de céder plus facilement aux corps les
plus graves, et de n'opposer de résistance qu'en proportion
du choc qu'ils ont reçu. Mais telle n'est pas l'essence du
vide. Il ne résiste à aucun corps; il leur ouvre
un passage également libre. Ainsi les purs élémens, quelle
que soit l'inégalité de leur masse, se meuvent avec
une égale rapidité dans le vide, théâtre inactif de leur
éternelle fécondité. Les corps les plus pesans ne peuvent
donc, dans leur trajet, combattre ni se heurter avec les
plus légers, et animer au hasard, par leur mobilité,
la scène immense et variée de la nature.
JE le répète, ami, les élémens, par un oblique essor,
s'écartent de leur ligue: mais songe que ce détour est
tellement insensible, qu'il ne peut être aperçu que par
la pensée. Ne m'accuse pas, en établissant cette obliquité,
d'imposer des lois à l'univers. Il est évident, et
l'oeil seul nous le révèle, que les objets pesans tombent
en suivant une ligne perpendiculaire : mais l'organe le
plus exquis suffirait-il pour décider si, dans leur chute
immense, ils ne subissent pas une légère déviation?
DÈS l'éternité, si tous les mouvemens dans la nature
sont enchaînés, si la nécessité les fait naître régulièrement
les uns des autres, si la déclinaison des élémens
variant les combinaisons ne vient rompre l'enchaînement
éternel ;des causes et des effets, né d'un uniforme et
unique principe, d'où vient cette liberté dont jouissent
les êtres intelligens, ces déterminations soudaines et indépendantes, ce pouvoir d'éviter la douleur, d'appeler
le plaisir, et d'arracher ainsi la volonté au destin ? Car
nos actions ne sont dépendantes ni des temps, ni des
lieux déterminés, elles naissent de nôtre volonté propre;
c'est elle qui donne le signal et soumet les sens à
son empire. Vois les coursiers fougueux à l'instant où la
barrière s'ouvre; ils frémissent de ne pouvoir atteindre
le but au gré de leur bouillante ardeur. Il faut donc que
tous les feux épars dans leurs membres se réunissent
soudain pour obéir à l'âme. Tu le vois donc, le principe du mouvement, est dans le coeur, la volonté avertit
chaque organe, qui s'empresse d'obéir à sa loi souveraine.
IL n'en est pas ainsi quand une force étrangère nous
attaque et nous soumet; la masse du corps, entraînée
sans notre participation jusqu'au moment où la volonté
se manifeste, impose un frein au désordre, et comprime
ce mouvement étranger. Tu le vois, quelles que soient
ces causes extérieures qui agissent sur l'homme à son
insu, il règne au fond du coeur une puissance qui réprime
ces mouvemens involontaires, et détourne à son
gré le cours des choses, le modifié, ou l'anéantit.
CETTE vérité nous décèle, dans les principes de la matière, une affection différente de la pesanteur et du choc,
qui est la source de notre liberté, il faut en convenir; car le plus léger effet n'existe pas sans cause, j'avouerai que la pesanteur, régularise tous les mouvemens, et les
dispense d'être le fruit d'un choc et d'un pouvoir étrangers mais si l'âme n'a point pour mobile une force intime,
si elle n'est point passive, elle doit à la déclinaison,
au mouvement divergent de la matière, son intelligence
et sa liberté.
APPRENDS encore que la masse des élémens n'a jamais
été plus grande et plus faible qu'elle ne l'est aujourd'hui.
Les facultés, les mouvemens dont ils sont doués,
sont les mêmes que dans les siècles les plus reculés, et
ils les conserveront éternellement. Les objets que la nature
a coutume d'enfanter renaîtront d'âge en âge asservis
aux mêmes lois. Présens et cachés alternativement
aux scènes de la vie, ils recommenceront sans cesse leurs
rôles éternels. Ne crains pas que la dissolution partielle
des corps ébranle le grand Tout; aucune force ne peut en
triompher; infini dans son pouvoir et dans son espace,
il n'existe aucun lieu qui puisse recevoir les débris arrachés
à son ensemble, ni qui facilite l'incursion d'élémens
étrangers et ennemis. L'ordre et la puissance de la
nature sont immuables, et lasseront le temps.
NE sois pas surpris si, dans sa marche constante, l'univers
paraît être immobile, ou ne recevoir d'autre impulsion
que celle qui est propre à chaque individu. Car les élémens
créateurs se dérobent à nos sens. Leur mouvement
doit être non moins insensible que leur masse, puisque
la distance cache même à nos yeux l'essor des objets, les
plus sensibles. Vois sur les collines verdoyantes les brebis
attirées par une herbe épaisse où brillent encore les
perles de la rosée. Les folâtres agneaux, enivrés d'un lait pur, bondissent à côté de leur mère, et s'essaient
à des luttes innocentes. Ce mobile tableau se confond
dans un vague lointain, et permet à nos yeux de distinguer
le contraste de la verdure des gazons et de l'albâtre
des troupeaux. Sous ses étendards flottans, vois-tu
cette armée nombreuse franchir la plaine à grands pas ?
Tantôt des escadrons légers voltigent à côté des légions
tantôt ils s'élancent rapidement, en soulevant la poussière
des glèbes. Les brillantes armures, les glaives font
rejaillir les rayons du soleil; les champs se colorent du
reflet de l'airain ; le sol s'ébranle sous les pas tumultueux;
les cris guerriers, répétés dans les rochers ténébreux, retentissent
jusqu'aux voûtes du monde. Et cependant,
vue du sommet des montagnes, cette multitude agitée
semble se confondre avec les sillons de la plaine.
EXPLORONS maintenant la différence des corps et la
variété de leur configuration, non qu'ils présentent de
grandes différences dans leur forme, mais parce que les
êtres qu'ils enfantent n'ont jamais de ressemblance parfaite.
Cesse de t'étonner en te rappelant que la masse
des élémens est illimitée; je t'ai déjà prouvé cette vérité.
Tu concevras que la nature, en reproduisant les mêmes
formes, ne peut retracer tous leurs contours avec une
fidélité absolue.
OBSERVE les humains, les muets habitans de l'onde,
les reptiles armés d'écaillés, les féconds arbrisseaux, les
monstres des forêts, l'innombrable famille des oiseaux,
ceux qui habitent le bord des mers, des fleuves, des
fontaines, des lacs, et les chantres solitaires du bocage. Compare les individus de chaque espèce, et tu reconnaîtras
des différences sensibles. Et comment, sans le
secours de ces nuances utiles, les mères reconnaîtraient-elles
leur famille, et les enfans distingueraient-ils leur
mère? Jamais l'instinct éloquent de la nature ne les
trompe, et l'intelligence humaine ne peut rien de plus.
LORSQU'AUX autels du sacrifice, la hache sacrée frappe
un jeune taureau, et fait jaillir de son coeur expirant un
ruisseau de sang qui fume et bouillonne, sa mère (qui
déjà n'est plus mère) s'échappe, parcourt les sinueux
détours des bois, imprime la trace de ses pas rapides
sur le sol mouvant; son regard attentif interroge tous les
lieux ; elle leur demande le fils qu'on lui a ravi, et son cri
lugubre fait retentir la forêt solitaire; elle revient sans
cesse à l'étâble déserte; immobile, elle semble l'interroger.
Ni les tendres saules, ni l'herbe rafraîchie par la rosée,
ni les bords fleuris du fleuve accoutumé, ne la détournent
de ses soins douloureux. Les jeunes troupeaux bondissant
dans la prairie ne peuvent faire illusion à son coeur;
tant lui est connu l'objet de sa pénible recherche!
LE chevreau, dont la voix est encore tremblante, distingue
sa mère dans la foule, et vers la brebis bêlante
accourt le débile agneau. La nature leur apprend à connaître
le sein qui les nourrit.
DANS ces flots d'épis balancés par le zéphir, tu n'en
peux trouver aucun d'une ressemblance exacte.Ces différences
sont encore plus sensibles dans ces innombrables
coquillages qui colorent les flancs de la terre, aux lieux
où jadis l'Océan fit gronder ses flots. Pourquoi les élémens ne subiraient-ils pas la même variété ? Ils sont l'ouvrage
de la nature aveugle; l'art ne les a point façonnés
dans un moulé commun. Ils doivent donc, sous des
formes variées, nager balancés dans l'éternel espace.
Ainsi tu devines pourquoi les traits de la foudre sont
plus pénétrans que le feu sorti des corps terrestres
car, formés d'élémens plus subtils, ils traversent rapidement
les issues interdites à des feux lourds et grossiers.
POURQUOI la corne offre-t-elle un passage aux traits
de la lumière, tandis qu'elle l'interdit à l'onde? Sinon
que la lumière, se composant d'élémens plus déliés, acquiert
plus d'activité que le fluide aqueux.
LE vin s'ouvre un chemin facile à travers les pores
du filtre, et l'huile n'en sort que goutte à goutte parce
que les sucs du fruit de l'olivier, formés de principes
pesans, entrelacés, ne peuvent se diviser assez prontptement
pour envahir les veines tortueuses de la pierre,
et se frayer une issue.
Si la suavité du miel et du lait dilate délicieusement
les fibres du palais, et si l'âpre centaurée et l'amère absinthe
les irritent et les déchirent, tu reconnais que les
douces saveurs résultent d'élémens lissés et arrondis, et
que l'amertume et l'acreté naissent de la réunion de
principes recourbés qui, fortement enlacés dans leur forme angulaire, ne pénètrent au siège de la sensation
qu'en déchirant le chatouilleux organe.
EN un mot, la douleur et le plaisir que les objets nous
font éprouver par leur contact, dépendent de la configuration de
leurs élémens. A moins que tu ne penses que
l'aigre sifflement de la scie soit dû aux mêmes principes
que les accords légers et suaves qui, sous les doigts mobiles
et savans, s'exhalent avec mollesse des cordes de
la lyre.
PEUX-TU douer des mêmes élémens les exhalaisons
fétides d'un cadavre dévoré par le feu,
le safran doré de
Cilicie qui parfume nos théâtres, et le suave encens destiné
aux autels?
ACCORDERAS- TU les mêmes principes aux couleurs
complaisantes, amies de l'oeil, et à celles qui le fatiguent,
l'irritent et lui arrachent des larmes? Je le répète donc,
les corps destinés à nous procurer de douces sensations
sont formés d'élémens ronds et polis, et les objets qui
nous blessent renferment des élémens grossiers et anguleux.
IL existe aussi-des principes qui, n'étant point absolument
lisses ni recourbés, se hérissent de pointes saillantes
qui, sans le déchirer, peuvent irriter l'organe : telles
sont les saveurs de la fécule et de l'aulnée.
ENFIN les flammes de l'été et les glaces de l'hiver nous
attaquent avec des aiguillons d'une conformation différente, le tact seul nous prouve cette vérité ; le tact,
grands dieux! doux présent de la nature! sens bienfaiteur,
répandu dans l'être, entier, ému par l'objet étranger
qui s'insinue en nos corps, ou par l'action, extérieure
qui nous frappe et nous ébranle; soit par la crise
de la douleur et le désordre des principes; trop vivement
affectés; soit par l'aiguillon du plaisir, lorsque Vénus
épanche les flots de la volupté. L'expérience aussi peut
le convaincre à chaque instant de l'effet assuré du tact:
la main peut interroger toutes les parties de ton corps ;
ainsi, par, la jouissance qu'on éprouve, par la souffrance
qu'on endure, il est facile de deviner: la ferme des élémens.
LES corps compactes et solides sont doués de principes
recourbés, intimement unis, entrelacés comme des
faisceaux. Tels sont l'indissoluble diamant, les durs rochers,
les métaux inflexibles, et l'airain qui gémit sous
le dur frottement des portes qu'il soutient.
MAIS la forme lisse et sphériqueappartient aux fluides :
leurs globules liquides ne peuvent se lier ; et, plus libres,
ils roulent aisément sur un plan incliné.
LES élémens du fluide que tu vois se dissiper rapidement, comme la flamme, la fumée, les nuages mouvans,
ne sont pas absolument lisses et sphériques, et ne
sont pas non plus courbés et entrelacés; car, malgré leur
légèreté, ils affectent nos organes et pénètrent les rochers.
Arme-les de pointes plutôt que de crochets, et accorde leur une forme mitoyenne qui occupe l'intervalle entre
l'un et l'autre extrême.
NE sois pas surpris de rencontrer des corps à la fois
fluides et amers. Tels sont les flots de l'Océan, composés
d'élémeiis polis, souples, arrondis, auxquels se
mêlent des principes anguleux propres à exciter la douleur
: cependant ils ne sont armés d'aucun crochet aigu ;
leur forme sphéfique et raboteuse leur suffit pour se
rouler dans le lit des mers et blesser notre organe.
CHERCHES-TU la preuve de ce mélange qui donne à
l'Océan son amertume et sa fluidité? examine les parties
de ses élémens séparés. L'eau des mers s'adoucit en s'infiltrant
dans le sein de la terre pour retourner à la
source des fleuves; car ses principes amers, inégaux,
raboteux, s'accrochent dans les pores sinueux du sol, et
débarrassent l'onde de son âcreté.
UNE autre vérité,se lie à ce système, et le confirme
par une preuve nouvelle : les élémens sont toujours limités
dans leurs formes. Autrement leur grandeur pourrait
être infinie. Et ces corps, dans; leur ténuité extrême,
ne sont pas aptes à revêtir des figures nombreuses. Supposons
les divisés en trois; réduis-les en portions plus
petites encore; donne à ces parties toutes les dispositions
que l'imagination leur assignera; place-les dans
tous les sens, en ligne droite ou horizontale, debout ou
renversés: et si tu yeux varier leurs figures, il te faudra
supposer de nouvelles parties jusqu'à l'infini. Tu
ne peux donc multiplier les formes des élémens sans en
accroître le volume, ni leur attribuer une multitude
infinie d'aspects sans lui donner une grandeur incommensurable, et ma muse t'en a déjà prouvé l'impôssibilité.
En effet, les précieux tissus de l'Orient,
la pourpre
de Mélibée, que la Thessalie emprunte à de brillans
coquillages, la roue dorée qu'étale l'oiseau de Junon,
seraient bientôt effacés par un coloris plus éclatant. Séduits
par une perfection toujours croissante, tous les
goûts s'émousseraient; on dédaignerait le parfum de la
myrrhe et la douce saveur du miel. Le cygne mélodieux,
le dieu même de l'harmonie, seraient bientôt réduits à
un silence honteux, puisque des sensations toujours
plus agréables se succéderaient sans interruption. Mais
la progression des qualités désagréables devrait aussi
s' accroître à l'infini : les yeux, l'odorat, le goût et l'ouïe
devraient les redouter sans cesse. Mais comme l'expérience
dément ces écarts de la nature, et que les qualités
apparentes des corps ont des limites invariables, la
configuration des élémens doit aussi avoir les siennes.
DEPUIS la chaleur dévorante des étés jusqu'aux glaces
des hivers, un espace remplit l'intervalle; Le chaud et
le froid siègent à ses limites, la tiédeur habite le centre
commun. Ainsi les qualités sensibles des objets sont
finies, puisqu'ici elles ont d'un côté pour bornes les feux
brûlans, et de l'autre les âpres frimats. MAIS les figures des élémens étant limitées, leur nombre
est nécessairement infini dans chaque classe de figurres
semblables; et, s'il n'en était ainsi, l'univers (comme
je l'ai déjà prouvé) serait borné lui-même dans son immense
étendue. Apprends, Memmius, et peu de mots
me suffiront, apprends que les élémens ne doivent qu'à
leur infinité la puissance de renouveler éternellement
les chocs et les courses fécondes qui entretiennent la
scène vivante de l'univers.
Si tu remarques que là nature, semble ne pas distribuer également, ses largesses et paraît moins féconde
dans la reproduction dé piusieurs espèces songe que,
loin de nos yeux, dans d'autres climats, elle leur accorde
ce qu'elle leur refuse ici. Tel est l'énorme quadrupède
à la trompe adroite et flexible; à peine un seul
vient-il nous étonner par son aspect imprévu, tandis
que dans l'Inde leur foule est si nombreuse, qu'ils forment
autour des cités d'impénétrables remparts d'ivoire.
MAIS,
quand
il serait vrai que ia nature permît l'existence
d'un être dont le reste du monde n'offrît point le
semblable, si les principes destinés à le former ne sont
infinis dans leur nombre, comment cet être privilégié
peut-il avoir reçu la vie, peut-il s'accroître et s'alimenter
? étranger à l'ordre de la nature, elle serait inféconde
pour lui.
SUPPOSEZ, j'y consens, que les élémense de ce corps
unique soient bornés: après sa dissolution,
ces élémens, égarés, perdus dans le vaste océan des flots de la matière,
pourront-ils se rassembler et reparaître dans leur
premier état? Par quelle force, dans quel lieu se réuniront-ils? la nature s'y oppose. Au contraire, ainsi qu'on
voit, après la tempête, la mer grondant encore rejeter
des bancs, des gouvernails, des antennes, des mâts,
dispersés et flottant vers la vaste étendue de sa plaine
mouvante, comme pour avertir les mortels de se défier
de sa surface riante et de craindre l'orage, même quand
le ciel est serein; ainsi les principes élémentaires, si
leur nombre n'était infini, balancés, confondus, nageraient
éternellement dispersés dans les, gouffres de l'espace.
Quand le hasard les réunirait un moment, ce vain
assemblage ne pourrait ni s'accroître ni s'alimenter.
Mais, comme l'expérience te prouve chaque jour la
formation et le progrès de tous les corps, tu dois reconnaître
que chaque espèce ne s'entretient que par un
nombre infini d'élémens créateurs.
Aussi les mouvemens destructifs ne peuvent obtenir
un triomphe absolu sur les corps, ni ensevelir la vie
éternellement. L'ascendant créateur ne peut non plus
assurer à ses oeuvres une durée sans bornes. Entre ces
principes ennemis règne, depuis l'éternité, une guerre
active soutenue avec une chance égale de succès et de
revers. Au moment où l'existence s'allume pour les uns,
elle s'éteint pour les autres : aussi la tendre aurore
et la lugubre nuit ne visitent jamais la terre sans entendre
les cris de l'enfant qui passe le seuil de la vie, et les sanglots de la douleur qui se courbe sur un eercueil (1).
(1) Rien n'est plus touchant que cette réflexion si simple et si vraie :
Aussi la tendre aurore, aussi la nuit profonde,
Reverront à jamais; en visitant le monde,
L'enfant qui de la vie ose franchir le seuil;
Et la douleur plaintive à côté d'un cercueil.
DE PONGERVILLE, chant v, traduction en vers.
MAIS une importante vérité doit se graver dans ta
pensée : il n'existe aucun corps formé d'une seule espèce
de principes, aucun qui ne soit enfanté par un mélange
d'élémens : aussi plus un corps a de qualités diverses,
plus il abonde en principes de figures différentes.
D'ABORD,
interrogeons la terre; elle renferme les élémens
de ces grands, fleuves dont les flots rapides, alimentent
sans cesse les vastes mers ; elle emprisonne
aussi les principes de ces feux qui dévorent ses entrailles,
et qu'elle vomit en tourbillons ardens arrachés des
gouffres de l'impétueux Etna. C'est aussi dans ses flancs
que se nourrissent les germes de ces brillans végétaux
et des fruits dont elle nourrit les humains, et de ces
frais pâturages, aliment renaissant des troupeaux et de
la bête sauvage.
TELLE est l'illustre origine de son titre de mère des
dieux, de mère des hommes, et de tous les êtres. L'ingénieuse
fiction des poètes de l'antique Hellénie la place
sur un char traîné par des lions : c'est ainsi, disaient-ils,
que, suspendue dans les champs aériens, sa masse ne
repose sur aucune autre terre; à son joug apprivoisés,
les monstres furieux offrent l'emblème des soins bienfaisans
de l'amour paternel qui triomphent des caractères
les plus farouches. Le front de la déesse est couronné de tours et de murailles ; comme la surface de la terre est couverte de forteresses et de cités. Cette belliqueuse
image, promenée au milieu d'un peuple religieux,
inspire encore l'épouvante. Selon l'usage antique
et solennel, toutes les nations lui donnent le nom d'Idéenne,
et composent son cortège de Phrygiens, peuple
cultivateur à qui le genre humain doit les trésors des
moissons. Des prêtres mutilés l'environnent : leçon terrible
pour les mortels qui outragent la Divinité dans
leur mère, et opposent l'ingratitude aux bienfaits paternels;
ils ne verront jamais leur race se perpétuer dans
les champs de la vie. Ces vils prêtres frappent en mesure
des tambours et des cymbales retentissantes; ils font
mugir le sinueux cornet au son rauque et menaçant, et
les accens aigus de leur flûte phrygienne répandent la
terreur. Leurs bras furieux agitent des dards homicides,
afin que ce sinistre appareil, en imprimant l'effroi dans
le coeur du vulgaire impie, le ramène à la vertu par la
crainte divine.
TANDIS que, portée à travers les opulentes cités, la
muette déesse verse aux crédules mortels les bienfaits de
sa présence (1), les métaux précieux, les plus riches présens
s'entassent sur sa route.
(1) La Terre, selon Lucien, fut la première qui rendit des oracles à
Delphes. Le langage des oracles était obscur et énigmatique; Lucien
ne voudrait-il pas nous apprendre par là que ce fut la manière
secrète et mystérieuse dont la terre procède dans ses différentes
productions, qui porta les hommes à en faire une déesse, et à lui
adresser leurs hommages? N'est-ce pas là ce que veut dire Lucrèce
par ce beau vers:
Munificat tacita mortales muta salute ?
N'était-cepas là enfin, ditLa Grange, la cause de ce silence mystérieux qui régnait dans les cérémonies secrètes de la bonne déesse ?
En effet, en y réfléchissant, oà se convaincra que ce fut plus l'ignorance
que la crainte, qui multipliai si fort les dieux du paganisme.
L'homme, né orgueilleux, se console, pour ainsi dire, de sa faiblesse,
en regardant comme surnaturel tout ce qu'il ne eonçoit pas.
Les premiers hommes, barbares, grossiers, occupés de l'unique
soin de se procurer leur nourriture, jouissaient des productions
de la terre, sans lui demander par quel mécanisme intérieur elle
avait accru et développé les germes abandonnés à sa fécondité.
Ne voyons-nous ,pas encore aujourd'hui que les laboureurs, ces
hommes infatigables qui coopèrent tous les jours avec la terre
pour la subsistance du genre humain, sont de tous les hommes
ceux qui connaissent le mieux les résultats, et qui ignorent le plus
les procédés intérieurs ? Mais quand la philosophie, qui n'était dans
l'origine que la théologie méme, eût commencé l'étude de la nature par l'examen des objets les plus connus et les plus familiers ;
quand elle eut remarqué, dans toutes les productions terrestres,
un enchaînement de causes et d'effets concourans à un même but,
soumis à des lois constantes et invariables, et portant le caractère
d'un plan sage et réglé; quand, voulant sonder plus avant, elle se
fut aperçue que la faiblesse des organes humains ne pouvait suivre
une marche aussi fine et aussi délicate, ni suffire à tant de détails
compliqués, à tant de nuances imperceptibles, l'intelligence divine
devint alors, pour ainsi dire, le supplément de l'intelligence humaine.
On crut que la terre était douée d'une raison surnaturelle : on l'adora comme une divinité bienfaisante, qui daignait présider
à tant d'opérations admirables, pour le bonheur des mortels. Son
intelligence fut révérée sous les noms de formé, de nature plastique,
d'âme divine. Bientôt elle fut subdivisée en autant d'intelligences
particulières, qu'elle renfermait de différentes productions dont le
mécanisme était ignoré. De là les nymphes, les faunes, les sylvains,
etc. De là; enfin, les métamorphoses et la métempsycose
qui n'est elle-même qu'une métamorphose renouvelée.
Elle avance au milieu des roses et des fleurs dont le doux parfum s'élève en nuage odorant autour de l'image divine. ALORS, la main armée, s'avancent des Curètes (1), nés aux champs de la Phrygie; ils jouent avec des chaînes, bondissent, se frappent en mesure, et contemplent avec joie leur sang qui ruisselle ;
(1) Les Curètes étaient les plus anciens ministres de la religion; ils sont, dit-on, les inventeurs des arts.
une aigrette bnryante s'agite
sur leur front terrible ; ils rappellent ainsi ces antiques
Curètes dont les murmures, mêlés au choc de l'airain frappé, contre l'airain, retentissaient dans la Crète autour
du berceau de Jupiter, de peur que Saturne, averti
par les cris du divin enfant, ne découvrît le pieux larcin,
et, le dévorant de sa dent féroce, ne portât une éternelle
blessure au coeur de sa mère. Peut-être la déesse, environnée
ainsi de guerriers, annonce que tout mortel
doit être prêt à défendre sa patrie, et doit se rendre à
la fois le soutien et la gloire de ses parens.
QUEL que soit le charme de ces ingénieuses fictions,
l'austère raison les repousse loin d'elle : elle sait qu'il est
de l'essence des dieux de couler leur immortalité dans
un calme imperturbable. Loin de nous, étrangers à
notre sort, libres de douleurs, de périls, suffisant eux-mêmes
à leur félicité, n'attendant rien des mortels, ils
ne sont ni touchés de nos vertus, ni courroucés de nos
crimes.
QUANT à la terre personnifiée par la poésie, elle n'a
jamais été qu'un vaste amas de matière dépourvue de
sentiment : les productions dont elle se pare ne sont
dues qu'à la combinaison et à l'énergie féconde des élémens
divers renfermés dans son sein. Cependant, si tu
veux animer le monde, donné aux flots le nom de Neptune,
vois Cérès dans les moissons, Bacchus dans ton
breuvage; substitue ces litres à leurs simples noms ;
érige, s'il le faut, la terre en déité, mère des immortels :
j'y consens, pourvu que, sous l'allégorie, apparaisse la
vérité.
MAIS rentrons dans la carrière : le timide animal qui
porte la laine, le quadrupède belliqueux, les troupeaux
armés de cornes, respirant le même air, abreuvés aux mêmes ruisseaux, nourris dans les mêmes pâturages,
n'en conservent pas moins la différence de leurs espèces:
chacun d'eux garde héréditairement ses goûts, ses moeurs,
ses plaisirs; nul ne sort des limites tracées par la nature :
les eaux des sources, les herbes des prairies renfermaient
donc des molécules douées de différentes propriétés.
AJOUTE que tout être se compose de sang, d'os, de
veines, de fluide, de chaleur, de viscères, de nerfs,
dont la différence naît de la combinaison et de la diversité
de leurs principes élémentaires.
MAIS les objets combustibles ne renferment-ils point
les principes du feu, des étincelles, de la cendre, de la
fumée ? Examine attentivement ces substances déjà formées,
et tu les trouveras remplies de germes de mille
corps différens.
ENFIN il est des objets dont les émanations affectent
à la fois le goût et l'odorat : telles sont les victimes que
le coupable offre aux autels pour expier ses forfaits. Qui
peut douter de la diversité des élémens qui composent
ces corps ? car les parfums s'introduisent dans nos organes
par des issues différentes des voies destinées à la
saveur. La dissemblance entre l'odeur et la saveur naît
donc de la différence dans la combinaison et la configuration
de leurs principes. Ainsi le même corps renferme,
sous une apparence uniforme, des molécules opposées: il
n'est, en un mot, que le résultat d'un assemblage d'élémens
homogènes, mais différens dans leurs formes.
DANS ces vers que t'offre ma muse, tu vois des caractères communs à plusieurs mots cependant tu reconnais
quelle différence existe entre le sens des mots
et des vers : ils peuvent toutefois être composés des
mêmes syllabes et des mêmes types; mais leur masse
n'est point le résultat d'une même combinaison. Ainsi,
quoique les corps répandus dans la nature soient formés
de principes communs, leur assemblage diffère dans sa
forme et ses propriétés : avoue le donc; les hommes, les
forêts, les moissons, ne sont pas .produits, par une même
combinaison d'élémens.
GARDE-TOi de croire, cependant, que les élémens de
toute espèce puissent s'allier et tenter de prendre toutes
les formes ; car tu verrais l'univers se surcharger de
monstres; tu verrais des corps à la fois hommes et bêtes
féroces, de verts feuillages croître du sein de l'être
animé, les membres de l'hôte des flots se lier au corps
de l'habitant de la terre, et la chimère horrible, vomissant les feux de sa bouche envenimée, dévorer les fruits
et les moissons. Ces affreux prodiges n'affligent point
l'univers, parce que, asservie à des lois invariables,
chaque race conserve en s'accroissaut et transmet pour
toujours le type primitif qu'elle a reçu de la nature.
CET ordre est éternel, parce que chaque être ne se
repaît que d'alimens composés des sucs les plus analogues
à sa propre substance, qui s'identifient aisément à
son corps, lui prêtent la force, et répandent la vie dans
la machine entière : mais les parties étrangères qui ne
peuvent se lier, avec elle, recevoir l'impression vitale, et
concourir au but créateur, la nature s'en délivre par une action insensible, les éloigne ou les rend à la terre.
NE crois pas ; que cette loi ne régisse que les êtres
animés; elle s'étend à toutes les productions les plus insensibles.
Comme: les objets diffèrent entre eux, il faut
que leurs élémens présentent diverses configurations :
non parce que les principes constitutifs sont doués d'une
grande variété, mais parce que les masses qu'ils composent,
soumises à des modifications, ne peuvent être
d'une exacte ressemblance; leurs élémens, étant divers,
varient nécessairement dans leurs distances, leurs chocs,
leurs directions et leurs rencontres, leurs liens et leur rapidité : telles sont les qualités qui, séparant la chaîne des êtres, nous empêchent de confondre entre elles les
espèces animées, l'océan avec la terre, le globe avec les
cieux.
POURSUIS, ô Memmius ! et recueille les fruits de mes
doux travaux. Garde-toi de croire que la blancheur du
lis, la teinte sombre de l'ébène, ou les divers coloris
dont les objets
brillent à tes yeux, soient le résultat de
la couleur de leurs élémens : les élémens ne sont point
colorés, aucune nuance ne les distingue.
QUELLE est ton erreur, si tu penses que les élémens
ne peuvent exister sans cette qualité! Regarde l'infortuné qui n'a jamais entr'ouvert sa débile paupière à la
clarté des cieux : l'habitude pour lui enseigne au tact à
discerner les objets que l'oeil n'aperçoit pas. Ainsi, par
la pensée, nous pouvons nous représenter les élémens sans les douer de coloris. Enfin des corps que nous
touchons pendant la nuit, l'éclat est entièrement effacé.
MAIS joignons à l'expérience le pouvoir de la raison.
Il n'est point de couleur; toute couleur est apte à varier
ses reflets; à se changer entièrement. Ces variations ne
peuvent être subies par les élémens qui, s'ils n'étaient
inaltérables
précipiteraient l'univers dans le néant,
puisque les corps ne peuvent franchir les limites de leur
nature sans perdre leur première existence. Ne crois
donc pas que les principes de la matière soient colorés
sinon il faudrait admettre le désordre et la destruction
de l'univers.
CEPENDANT,
s'ils sont eux-mêmes privés de tout
coloris, ils sont doués de différentes propriétés qui produisent
et varient les
couleurs à l'infini, il faut donc
explorer attentivemrnt leur mélange, leur essor et leur
situation. Tu connais par quel secret moyen l'objet qui
naguère étalait la couleur de l'ébène, revêt tout à coup
l'éclat de l'ivoire, pourquoi le sombre azur des mers
enlevé par les vents se soulève en écume blanchissante.
Alors tu conviendras que, si les principes d'un corps qui
te paraît noir s'agitent, se confondent; s'ils altèrent leur
ordre primitif; si quelques élémens mobiles font place à
d'autres élémens, la surface de ce corps brille d'un coloris
nouveau : tandis ;que si les élémens des flots étaient
azurés,jamais ils ne blanchiraient; et, quelles que soient
les perturbations de leur rapide mobilité,jamais leur surface
ne se soulèverait en monceaux d'albâtre. PRÉTENDS-TU que la couleur des mers
quoique pure
résulte d'élémens de coloris: divers, comme, en, réunissant
des formes irrégulières, on peut obtenir un carré
exact? il faudrait aussi, puisque nous distinguons l'irrégularité
des figures qui composent: le carré, que l'on
discernât, soit dans la mer, soit dans d'autres objets dont
la couleur est sans mélange, ces fragmens. de couleurs,
si dissemblables et dont résulte la couleur dominante.
D'AILLEURS, la variété des parties rassemblées, sous
une forme carrée, n'altère point la régulârité de la
masse, tandis, que la moindre différence dans la couleur des
élémens dégraderait la couleur principale.
ENFIN si, convaincu par mes discours, tu cesses d'attribuer des couleurs aux élémens des corps colorés, la
raison qui, t'obligeait d'attribuer à la blancheur puis à la
noirceur des principes d'une couleur analogue, n'existe
plus, et tu le sens 1a blancheur sera plus facilement
produite par des élémens sans coloris que par des élémens
d'ébène ou revêtus d'une couleur non moins
opposée.
QUE dis-je? Puisque les couleurs n'existent que par la
lumière, et que les élémens ne sont point soumis à son
action, ils ne peuvent donc être doués d'aucun coloris :
comment les couleurs ëclateraîent-elles dans les ténèbres,
puisque, toujours mobiles, elles varient leurs
reflets selon l'obliquité ou la masse de la clarté qui les
frappe? Tel le brillant collier qui ceint la gorge de la
colombe, tantôt réfléchit les feux du rubis, et tantôt marie le vert de l'émeraude à l'azur céleste : telle la
queue épanouie du paon change ses riches couleurs
selon les différens points d'où jaillit la clarté. Les couleurs,
modifiées et ainsi asservies à la mobilité de la
lumière, ne peuvent donc exister sans les rayons lumineux.
OBSERVONS que l'organe de la vue reçoit des impressions
différentes, selon les diverses couleurs dont il est
affecté, et que le tact est sensible à la seule forme des
objets, et non à leur coloris (1).
(1) Épicure régardait la vision comme un tact.
Avoue, ô Memmius! que
les couleurs.ne sont pas inhérentes aux élémens, et qu'ils
n'ont besoin, pour produire des impressions diverses,
que de formes variées.
NE conviens-tu point d'ailleurs que la couleur des
élémens est indépendante de leur forme; que, quels que
soient leurs contours, leurs variétés, ils peuvent posséder,
toutes les couleurs? Pourquoi donc ce privilège
n'appartient-il point aux corps qu'ils ont produits?
Pourquoi leur espèce leur assigne-t-elle invariablement
leurs couleurs? Pourquoi le sombre corbeau ne réjouit-il
jamais la vue par un plumage argentin, et pourquoi les
élémens du cygne ne lui impriment-ils jamais le reflet
de l'ébène, ou le mélange de lugubres couleurs?
ENFIN, ne vois-tu pas qu'en divisant un objet, il se
décolore, et qu'en l'atténuant, son coloris décroît, s'efface
et s'évanouit? Tel l'or, réduit en poudre, perd son
lustre brillant, et la pourpre, plus éclatante encore,
pâlit en se réduisant en fils déliés. L'expérience, ami,
t'enseigne que les principes des corps se dépouillent de leur coloris, avant même d'être réduits à leur état primitif.
LA raison t'empêche d'attribuer le son et odeur à
tous les corps, parce que tous n'affectent point l'odorat
ou l'ouïe. Puisque plusieurs corps sont imperceptibles à
nos sens, quelques-uns, sans doute, existent dénués de
couleurs, comme il en est d'autres inaccessibles à l'ouïe
et à l'odorat. Ton esprit pénétrant peut donc concevoir
des corps privés de coloris, et appliquer ces lois aux
élémens de la matière.
NE crois pas que la couleur soit l'unique qualité refusée
aux élémens; ils sont étrangers au froid et à la
chaleur, dénués de saveur, de fluidité et d'émanation :
tel est l'ordre de la nature. Ainsi, pour composer un
doux parfum, en réunissant la myrrhe, la marjolaine et
le nard précieux, pour base on choisit l'essence de l'olive
la moins odorante, de peur que des sucs trop pénétrans
ne fermentent tout à coup, et n'altèrent la suavité de
l'esprit des fleurs.
ENFIN les élémens des corps n'ont ni odeur, ni son,
parce qu'indivisibles, ils n'exhalent aucune émanation :
de même, ils ne sont ni savoureux, ni glacés, ni brûlans,
ni tièdes; et, si tu leur accordais les autres propriétés, qui dissolvent les corps, tels que la mollesse, la fluidité,
la corruption, la fragilité, le mélange de matière
et de vide, si ces agens destructeurs étaient renfermés dans les élémens, ils ébranleraient les fondemens inébranlables
de la nature.
Tu me diras : les corps doués de sentimens sont
cependant composés d'élémens insensibles. Loin de combattre
cette vérité, l'expérience, ami, qui te conduit par
la main, te montre des êtres animés formés d'élémens
inertes. Vois-tu, quand la terre a été humectée par des
pluies abondantes, une peuplade de vermisseaux puiser
la vie dans une fange immonde : quels corps ne sont
soumis à de semblables métamorphoses? Le cristal des
fleuves, le feuillage, le gazon des prairies, se changent en
troupeaux; les troupeaux s'identifient aux corps humains
qu'ils repaissent, et nous-mêmes peut-être, en rassasiant
la faim du tigre et du vautour, nous accroîtrons la vigueur
de leurs membres robustes.
LA nature, toujours agissante, convertit les alimens
insensibles en corps intelligens; des objets les plus inertes
elle forme des êtres animés : c'est ainsi qu'elle convertit
le bois aride en flamme pétillante. Tu vois combien sont
importans au but de la nature la situation, le nombre,
le mélange, les mouvemens réciproques des élémens;
car, sans leurs combinaisons, d'où proviendraient les
constans résultats des sens et de l'intelligence, et de
quelle essence seraient les objets qui émeuvent notre
âme, si tu refusais à la matière là faculté de créer des
êtres sensibles?
NON, le mélange grossier du bois, du limon et des pierres ne peut produire la vie et l'intelligence. Eh !
je ne prétends pas que les élémens soient indistinctement
doués du privilège d'engendrer des corps sensibles
et intelligens. Ma muse, au contraire, te répète que,
loin de les produire au hasard, il faut que les élémens
unissent à leurs qualités retendue, l'ordre, la situation,
les liens propres à donner la vie; il leur faut d'autres
rapports, d'autres circonstances pour former les arbres
des forêts et les épis de nos champs ; cependant la recomposition
même de ces corps insensibles fait éclore
une foule d'insectes, parce que leurs élémens déplacés
retrouvent des combinaisons nouvelles propres à faire
briller la flamme de la vie.
NE crois pas que le sentiment ne soit du qu'à des élémens
sensibles, résultant eux-mêmes d'une matière analogue;
tu les ferais ainsi participer à la mollesse des
organes, puisque la sensibilité est liée intimement aux
veines, aux nerfs, en un met à toutes les parties du
corps susceptibles de sentiment, et que leur fragilité
condamne à la destruction.
QUAND ces principes inhérens aux organes seraient
doués de l'immortalité, ne posséderont-ils ce sentiment
que comme partie, ou seront-ils de faibles corps
animés? Mais une partie ne peut exister ni vivre indépendante;
elle ne partage pas le don de sentir en commun
avec les autres membres ; ainsi la main et les autres
organes séparés du corps deviennent étrangers à la
sensibilité. Tu pourras, pour dernier refuge, personnifier
les élémens,et leur accorder une entière sensibilité.
Alors le titre d'élémens leur appartient-il encore ? et s'ils sont semblables aux êtres que le temps dévore sans
cesse, les portes du trépas sont-elles fermées pour eux?
Si tu le veux, j'y consens; mais aussi leur union ne
pourra enfanter qu'une peuplade innombrable d'animaux
semblables à eux-mêmes. Ainsi qu'on voit les humains,
les monstres des forêts, les troupeaux unis par
l'amour renaître à jamais dans leur postérité.
SUPPOSES-TU que chaque élément, dans un intime assemblage,
se dépouille de sa propre sensibilité afin de se
revêtir de la sensibilité commune par un mutuel échange?
Pourquoi leur faire un tel don, qu'il faudra leur ravir?
D'ailleurs ce don est vain; car tu vois les oeufs de
l'oiseau se transformer en volatiles, et les objets corrompus
transmettre l'existence à des peuplades d'insectes.
Pèux-tu, après de tels exemples, douter que des
élémens insensibles ne fassent, par leur combinaison,
éclore la vie et le sentiment?
Tu prétendras, peut-être, que la matière insensible,
par une rapide métamorphose, obtient le sentiment,
comme l'animal pendant sa conception, et avant qu'il
ne soit entré dans la vie. Mais, tu ne peux en douter,
rien ne reçoit la naissance sans une formation antérieure,
et il ne s'opère aucun changement qu'à l'aide
d'un assemblage de parties ; ainsi la sensibilité n'a jamais
précédé les sens de l'être appelé à l'existence : tous
les élémens, avant de se réunir pour l'enfanter, erraient
épars dans le sein des eaux ou de la terre, dans le feu
ou dans le fluide aérien. Ils n'avaient point combiné
leur choc, leur union et tous ces rapports qui préparent
la vie et la confient à la garde des sens. SUPPOSE , en effet, une attaque dont la violence triompherait
de la force vitale; l'être est terrassé soudain,
ses ressorts n'agissent plus, les facultés de l'âme et du
corps sont, livrées au désordre, chaque élément se déplace,
la vie a perdu son empire, enfin la matière, ébranlée
dans tous les organes, se dissout, rompt les liens
de l'âme; disséminée, elle se précipite vers toutes les
issues, s'échappe et s'évaporea (1) ; ee choc terrible ébranle
la machine, la décompose et borne là ses ravages.
(1) On sait que Lucrèce prétend que l'âme ne périt qu'en liquéfiant ses principes.
QUAND l'attaque a moins de violence, l'équilibre se
rétablit bientôt, et des assauts de la douleur la vie sort
triomphante : elle apaise le désordre, rappelle chaque
sens à son emploi, enchaîne les mouvemens destructeurs,
presque maîtres de la machine, et rallume le
pâle flambeau du sentiment près de s'éteindre. Telle est
la cause qui termine la révolution des sens, et qui empêche
l'âme de céder aux tourmens qui l'assiégeaient, et
des portes du trépas la ramène à la vie.
COMME la douleur n'est ressentie que quand les élémens
qui nous constituent sont troublés par des chocs
ennemis, et s'agitent en désordre dans toute la machine,
et que la volupté n'est due qu'à l'heureuse disposition
qui entretient leur harmonie; tu le vois donc,
les élémens n'éprouvent jamais ni la douleur, ni le plaisir,
dont ils sont les auteurs, parce que, n'étant point
susceptibles de division ni de froissement, ils sont affranchis
des lois, du changement; rien ne les blesse ou ne
les flatte : le sentiment n'est donc pas fait pour eux.
SI pour sentir enfin, l'être animé doit se former d'élémens sensibles, les principes qui composent l'espèce
humaine seront donc tristes ou joyeux, feront
éclater le rire ou verseront des larmes, aborderont les
hauteurs de la philosophie, en un mot, ils analyseront
eux-mêmes la matière qui les enfante car si vous les
dotez de qualités pareilles à celle de l'homme ils devront,
comme lui, résulter de principes divers. Vainement
tu t'enfoncerais dans ce dédale de raisonnemens obscurs; mes pas suivront tes pas, rien ne me rebutera,
et lorsque tu me montreras les facultés d'un être, tu
devras les accorder à ses élémens : mais si tu apprécies
ces rêves du délire, si tu reconnais que l'on peut rire
sans principes rians, que l'on, peut rechercher la vérité
et se livrer à l'éloquence philosophique sans élémens
orateurs et doctes, tu conviendras, ô Memmius que
par leur empire et leur combinaison, les élémens peuvent,
sans la posséder, donner l'intelligence.
LA raison le proclame ; oui nous sommes tous les enfans
de l'air et de la terre, le sein amoureux de notre
mère commune, fécondé par les flots dont l'éther l'abreuve,
enfante à la fois les végétaux rians, les fruits
savoureux, les monstres féroces, les troupeaux, les hommes
et cette foule innombrable d'espèces à qui elle offre
sans cesse des alimens variés, et les ramène de race en
race au lumineux séjour de la vie. Aussi on l'honore du
nom sacré de Mère; les corps sortis de ses flancs dans
ses flancs doivent rentrer; l'essence descendue de la plaine
éthérée retourne vers les cieux (1).
(1) Il est inutile de faire remarquer l'absurdité des critiques de Lucrèce, qui ont vu dans ces vers un aveu de l'immortalité de l'âme, arraché au philosophe par la force de la vérité. Lactance, le premier, lui adresse ce reproche, répété depuis par Racine le fils, qui lerépétait sans l'examiner, comme la plupart des esprits prévenus qui se rendent les échos des absurdités conformes à leur croyance et à leurs principes. Ils n'ont pas su reconnaître que Lucrèce, composant l'âme de trois substances diverses, les fait retourner, après la dissolution, à la source dont elles sont émanées. Ce n'est point l'âme entière que le poète fait monter vers la voûte ètoilée, mais bien la partie éthérée, qui est, selon lui, la plus subtile portion de ce qu'il appelle l'âme et à laquelle il n'accorde jamais qu'une existence matérielle.
Si les élémens semblent
se détruire, et s'ils se détachent sans cesse des corps,
ne sois pas moins sûr de leur éternité. Le trépas brise tous les
corps et respecte leurs élémens ; il se borne à les
désunir, à reproduire de nouveaux assemblages, à varier
les formes et les couleurs, à donner et à reprendre
tour à tour le sentiment. Observe donc, ami, je le répète,
le nombre, l'essor, les mouvemens mutuels de ces
flots créateurs, qui produisent, selon leurs combinaisons,
le fluide céleste, la terre, l'océan, le soleil, les
moissons et les êtres animés. Ainsi dans mes, vers le
choix et l'ordre des mots sont essentiels, puisque chaque
pensée, reproduite à peu-près avec les mêmes lettres,
ne diffère que par l'arrangement des caractères; ainsi
change les chocs, la direction, les liens, la pesanteur,
le mélange des élémens qui enfantent tous les corps, et
tu donneras une face nouvelle à la nature.
MAINTENANT,ô mon noble ami ! recueille attentivement
les accens de la philosophie, impatiente de te révéler
des vérités inconnues, et de te dévoiler, sous un aspect
nouveau, le spectacle de l'univers. Mais comme il n'est
pas d'opinion si simple qui n'entre avec peine dans l'esprit
des humains; il n'est pas non plus de prodige qui,
toujours renouvelé, ne cesse de nous surprendre. Si l'éblouissante splendeur des cieux, si la marche imposante
de leurs innombrables flambeaux, si la lampe des
nuits, si le char enflammé du soleil, par une apparition
soudaine éclataient à nos yeux pour la première fois, quel phénomène plus admirable pourrait nous frapper
d'étonnement; quel peuple aurait osé en supposer l'existence
? Cependant, rassasiés de leur pompe harmonieuse,
à peine jetons-nous un regard inattentif sur les merveilles
des cieux. 0 Memmius! que la nouveauté du sujet, loin
de te rebuter, aiguillonne ton ardeur studieuse, pèse
mes discours?
avec rigueur, mais; embrasse la vérité si
ma muse la dévoile à ta vue et sois inflexible si l'erreur
t'apparaît. Viens, je m'élance au delà des limites du
monde, dans l'espace:infini où l'esprit, affranchi d'entraves,
s'abandonne, sans frein ; sur l'aile magique du
génie.
LE grand tout est sansfin, ici, là, sous.nos pieds,
sur nos têtes, l'espace est illimité. Je te l'ai dit, et la
voix de la nature le proclamer. Ainsi, dans l'incommensurable
espace qui se prolonge à jamais dans tous les
sens divers si dans innombrables flots créateurs
de la matière, depuis l'éternité, s'agitent et nagent sous mille
formes variées ;à travers l'océan de l'espace infinii, dans
leur lutte féconde; n'auraient-ils enfanté que l'orbe de la
terre et sa voute céleste: croira-tu qu'au de la de ce
monde un si vaste amas d'élémens se condamne à un
oisif repos? Non !non, si notre globe est l'oeuvre de la
nature, et si les principes générateurs par leur propre
essence, conduits par la nécessité, après mille et mille essais infructueux se sont enfin unis, modifiés, et ont donné
naissance à des masses, d'où sortirent le ciel, les ondes,
la terre et ses habitans, conviens donc que dans le reste du vide, les élémens de la matière ont enfanté, sans
nombre, des êtres animés, des mers, des cieux, des
terres, et parsemé l'espace de mondes semblables à celui
qui se balance sous nos pas dans les flots aériens.
PARTOUT enfin où la matière immense trouvera un espace pour la contenir, et ne rencontrera nul obstacle à
son essor, elle fera éclore la vie sous des formes variées ;
et si la masse des élémens est telle que pour les dénombrer les âges
réunis de tous les êtres seraient insuffisans,
et si la nature les a dotés des facultés qu'elle accorda aux
principes auteurs; de notre globe, les élémens, dans les
autres régions de l'espace, ont semé des êtres, des mortels et des mondes.
D'AILLEURS nul objet ne naît isolé, unique dans son
espèce; il a sa famille, il se classe dans la chaîne des
êtres. Tel est le;sort de tous les animaux, des hôtes des
montagnes et des forêts, des habitans de l'onde, des oiseaux
et des humains. Tout nous prouve donc que le
ciel, l'océan, les astres, le soleil et tous ces grands corps
de la nature, loin d'être seuls semblables à eux-mêmes,
sont répandus en nombre infini dans les plaines de l'espace
interminable; leur durée est limitée, et comme les
autres corps, ils ont reçu la naissance, ils subiront la
mort.
DANS le temps où notre monde se forma, où la terre,
les ondes, le soleil surgirent du chaos, les flots superflus
de la matière, versés de tous les points de l'espace;
déposèrent, autour et hors des limites de notre globe récent,
des élémens et des semences innombrables. C'est dans cette source fécondé que le ciel et la terre puisent
sans cesse des forces nouvelles., C'est là que l'air s'alimente,
c'est là que lefirmament rassemble les torrens enflammés
dont il fait resplendir ses palais.
CES élémens nourriciers, par leur choc continu, sont
entraînés vers, les objets analogues à leur substance: les
corps amis se cherchent et s'allient, la terre se marie à
la terre, l'eau reflue vers l'eau, l'air se répand dans l'air,
les feux se réunissent, et la nature créatrice qui préside, à leur harmonie, leur ouvre la carrière, les dirige et les
conduit à la maturité, elle arrive pour chaque être, quand
il n'entre plus dans les veines de la vie que des tributs proportionnés
aux pertes ; la nature met un frein à ses largesses, et la vie, en équilibre, se calme et se balance.
EN effet, les corps qui, par un accroissement généreux,
s'élèvent rapidement à la maturité, reçoivent plus
qu'ils ne dissipent; doués de force et de jeunesse, ils admettent
facilement dans leurs veines actives le suc des
alimens, et les pores resserrés de leurs membres vigoureux
ne laissent échapper qu'une faible partie du fluide
vital; ils dépensent, en un mot, moins qu'ils ne reçoivent.
Nos corps font sans cesse des pertes considérables, que la vigueur répare avec usure jusqu'au terme où ils
jouissent de leur force entière; mais elle s'affaiblit par
degrés, l'être, dépouillé sans cesse de sa puissance, est
entraîné par une pente insensible vers la caducité. A
son déclin, ses pertes sont d'autant plus grandes que les
corps ont une étendue considérable qui n'est plus proportionnée
à leur force. Les sucs de la santé, appauvris,
ne circulent plus qu'avec peine ;les flots de la matière s'échappent largement du corps affaibli et la nature,
pour lui devenue avare, ne les renouvelle plus. Epuisé
par ses émanations continues, plus sensible aux attaques
étrangères, privé de nourriture par la vieillesse,
languissant en lui-même, sans cesse tourmenté par les
objets extérieurs, le corps tombe et périt.
UN jour les immenses voûtes du monde, assaillies
par des chocs nombreux, elles-mêmes s'écrouleront
et
leurs brûlaris;débris se disperseront dans l'espace (1).
(1) Lucrèce parle de la pluralité des mondes avec autant de certitude que le ferait un savant de notre siècle. Cette vérité ne lui était cependant révélée que par son génie. Car les astres que nous voyons briller sur nos têtes, et dont le compas à mesurer la distance et le cours, n'étaient pour lui que des étincelles, ornemens de la voûte céleste.
Tous les corps sont alimentés par la nature; ils attendent les sucs nourriciers qu'elle leur distribué sans cesse, et qui les maintiennent dans la. plénitude de leur puissance jamais cet heureux artifice ne peut toujours durer; car les canaux où s'introduisent les sues vivifians perdent leur ' capacité, et se ferment à demi ; d'ailleurs la nature se lasse de fournîr aux réparations du même être. Hélas! ce temps de décrépitude n'etait point arrivé pour notre monde? Ce vaste corps n'est-il point sillonné des rides de la vieillesse? La terre fatiguée n'enfante plus, qu'avec peine, quelques êtres débiles dans son stérile limon. La terre, qui, dans le premier essor, de sa fécondité, donna la vie à tous les êtres, construisit les robustes flancs des animaux féroces, et se surchargea d'hôtes innombrables. Car je ne croirai pas qu'une chaîne d'or les ait descendus des cieux, ni qu'ils, soient sortis d'entre les rochers, sous les flots écumans. La terré qui les nourrit encore, jadis leur a donné la vie. C'est elle qui offrit à ses enfans les pâturages, les trésors des moissons et les vignobles joyeux. A peine, accorde-t-elle aujeurd'hui ces mêmes bienfaits, à nos laborieux efforts. Les taureaux s'épuisent en travaux imparfaits, le fer ne suffit plus pour triompher d'un sol ingrat : l'abondance diminue, et la fatigue augmente. LE vieux cultivateur, secouant son front sillonné, raconte en soupirant combien de fois la terre a frustré son espérance; il compare la fécondité du passé avec la stérilité présente. Il envie le destin de ses pères : sans cesse il vante ces siècles fortunés où les mortels pieux, favorisés du ciel, après des labeurs moins pénibles, recueillaient dans des champs moins spacieux des moissons plus abondantes. Hélas ! il ne voit pas que tout, appesanti par l'âge, penche vers son déclm, et que le temps est l'inévitable écueil où les corps viennent se briser dans un commun naufragé. Si les accens de la vérité, ô mon ami! se sont imprimés dans ton âme, la nature t'apparaît dans toute sa puissance; elle brise le joug de ses maîtres superbes ; libre, elle gouverne son immortel empire sans le secours des dieux. Grands dieux! âmes saintes et paisibles, vous qui coulez dans le bonheur une vie éternelle et sereine, qui d'entre vous tient d'une main infaillible les rênes de l'univers, et régit son empire immense? qui de vous suspend et fait mouvoir les cieux, allume leurs flambeaux, verse leurs flammes fécondes sur la terre, veille au destin de ses hôtes innombrables, est à la fois présent dans tous les lieux ? qui de vous rassemble ces nuages ténébreux au milieu d'un ciel serein, fait éclater le tonnerre et lance les traits de la foudre? la foudre, flamme aveugle qui brise vos temples sacrés, égare sa fureur dans les déserts, passe à côté d'un coupable, et va frapper une tête innocente !
TOI, qui du sein des ténèbres fis jaillir la lumière à grands flots ; qui le premier aplanis aux mortels le chemin de la vie. Toi l'honneur de la Grèce, j'ose poser mes pas sur tes nobles traces ; je te suis, non point en rival audacieux; mais, disciple zélé, je cède au désir de t'imiter. La timide hirondellë ne peut défier le cygne mélodieux, et le débile chevreau ne s'élance point dans la carrière du généreux coursier. O génie créateur, ô mon père! tu prodigues à tes enfans les leçons de la sagesse ; l'abeille matinale, pompe un nectar moins abondant sûr les saules fleuris, que nous ne puisons d'utiles vérités dans tes écrits immortels (1).
(1) Lucrèce semble avoir voulu lutter avec Pindare.
TA voix interprète de la raison, nous crie que la nature
n'est point l'oeuvre de la pensée divine. Tout à coup
la terreur s'évanouit dans les âmes : les remparts du
monde s'abaissent devant moi;.j'aperçois l'univers se
mouvoir dans l'espace ; je vois les dieux reposer dans ces
paisibles palais que jamais n'assiègent les vents courroucés,
les orages brûlans, ni les flocons neigeux, ni les âpres
frimats dans ces demeurés célestes qu'enveloppe un air
éternellement serein, et que l'astre du jour dore en souriant de ses plus purs rayons. C'est pour ces êtres divins
que la nature est prodigue de tous les biens ; rien
ne peut altérer la sérénité de leur âme; ils n'aperçoivent
point les abîmes du Tartare; la terre ne leur dérobe point
les scènes nombreuses qui se renouvellent à leurs pieds
dans l'espace infini. A ce grand spectacle, j'éprouve une
volupté divine, un saint frémissement m'agite lorsque
je contemple l'effort de ton génie qui contraint la nature
à nous apparaître sans voiles.
O Memmius ! nous avons étudié les qualités des élémens,
leurs formes; leurs mouvemens mutuels, leurs luttes
fécondes qui répandent l'ordre et la vie dans l'immense
univers. Ma muse aujourd'hui va te révéler la nature
de l'âme et de l'esprit, faire évanouir les fantômes de
l'Achéron, ces songes terribles et vains qui empoisonnent
les sources du bonheur, poursuivent notre vie de
l'image lugubre de la mort, et ne laissent jamais couler
vers nous une volupté pure.
JE le sais, des mortels orgueilleux t'affirmeront que
la douleur ou l'infamie sont plus redoutables que les
gouffres du trépas, qu'ils n'ignorent point que l'âme (1), enfantée
avec les sens, doit périr avec eux, et qu'ils n'attendent
point mes leçons pour reconnaître la vérité ;
(1) L'âme a été l'objet de la constante méditation des philosophes.
Les anciens, qui ont beaucoup discuté sur son essence, ont cependant
attaché moins d'importance que les modernes à cette opinion.
Ceux même qui, parmi eux, la soutenaient avec le plus de zèle,
n'accordaient qu'une existence vague à l'âme séparée des sens.
Platon, après différens penseurs dont il résuma les systèmes
en leur prêtant les charmes d'une imagination brillante et rêveuse,
ne donne point une idée exacte de l'immatérialité de ce
principe de vie; il adopte à la fois plusieurs hypothèses, et semble
toujours flotter dans l'incertitude; il n'est, en un mot, jamais
d'accord avec lui-même. C'est une essence qui se meut, dit-il;
telle est sa dernière conclusion; mais il ne définit ni la source, ni
la destination de cette essence. Thales avait dit : c'est une nature de
soi-même en mouvement; ce qui revient au même, et n'est pas
plus concluant. Pythagore en faisait une harmonie; d'autres, adoptant
en partie son opinion, ont pensé.que cette harmonie n'était
que le concert des organes de la vie, et qu'elle ne survivait pas
plus à la destruction que le son ne survit à l'instrument brisé. Ce
système, le plus simple, le plus naturel, est cependant combattu
par Lucrèce. Il crut, sans doute, devoir établir l'existence matérielle
de l'âme, afin de la soumettre à la mort par la décomposition
de ses parties. Hippocrate prétend que l'âme est un esprit
subtil répandu par tout le corps, en un mot, la faculté de sentir
dans les moindres parties de la machine. Cette hypothèse ingénieuse
est digne de l'observateur de la nature qui suit sa marche
avec une attention assidue, et qui, aidé par l'art et l'expérience,
saisit les secrets cachés aux investigateurs superficiels. Le physiologiste
parle de près à la nature, il ne l'interroge pas en vain;
aussi voyons-nous aujourd'hui un médecin, célèbre par ses hautes
connaissances et sa philosophie, résoudre le problème de l'âme
avec des moyens à peu près semblables à ceux qu'employait le
Sage de Cos. Il est parvenu à présenter un système fondé sur l'expérience des siècles, sanctionné par la science, et qui ne trouve
d'adversaires que dans ceux dont l'imagination brillante embrasse
avec avidité l'espérance de se survivre à soi-même, sous une forme
déterminée. La dissidence sera éternelle sur ce point, auquel on a
cru devoir attacher une si haute importance car l'amour de la vérité
d'un côté, et l'amour du merveilleux de l'autre, se livreront sans
cesse à des luttes, où chaque parti croira toujours triompher, l'un
avec ses désirs, l'autre avec sa raison.
mais viens t'assurer s'ils cèdent à la puissance de la raison, ou au seul désir de se parer des dehors de la philosophie et de recueillir une vaine gloire; contemple ces mêmes mortels, bannis, persécutés, accablés par la honte, en proie aux chagrins et aux remords : ils vivent cependant ! ils subissent l'existence ! et daus les lieux déserts où ils traînent le fardeau du malheur, ils offrent des voeux à la Divinité, égorgent la brebis noire, sacrifient aux mânes, et l'adversité, dans leur coeur corrompu, ranime, avec une vigueur nouvelle, l'hydre du fanatisme. C'est dans les dangers qu'il faut scruter la pensée humaine; la secousse du malheur chasse la vérité des replis de notre âme ; le masque tombe, et l'homme, reste. Enfin la dure avarice et l'aveugle désir des honneurs (1), ces passions fougueuses qui transportent l'homme au delà des bornes de l'équité, qui le rendent auteur ou complice du crime, qui l'asservissent aux plus ignobles travaux pour l'élever à la fortune, qui lui ravissent enfin le charme de ses jours et la douceur de ses nuits;
(1) On a souvent admiré sans l'entendre ce passage si moral et si
poétique. Virgile est entré dans le sens de Lucrèce, lorsqu'il place
à la porte des Enfers le Deuil, les Soucis, la Vieillesse, la Maladie,
la Faim et la Pauvreté.
Devant le vestibule, aux portes des Enfers,
Habitent les Soucis et les Regrets amers,
Et des Remords rongeurs l'escorte vengeresse ;
La pâle Maladie et la triste Vieillesse;
L'Indigence en lambeaux, l'inflexible. Trépas,
Et le Sommeil son frère, et le Dieu des combats;
Le Travail qui gémit, la Frayeur qui frissonne,
Et la Faim qui frémit des conseils qu'elle donne,
Et l'Ivresse du crime, et les Filles d'Enfer
Reposant leur fureur sur des couches de fer;
Et la Discorde enfin, qui, soufflant la tempête,
Tresse en festons sanglans les serpens de sa tête.
eh
bien! ces honteuses plaies de l'âme sont entretenues par
la crainte de la mort. L'ignominie,. le mépris, l'indigence,
toujours opposés à une vie douce et calme, sont
regardés comme les gardiens vigilans des portes de la
mort : ainsi l'homme conseillé par une vaine terreur,
afin de les repousser loin, bieiï loin, cimente de sang
ses indigues projets.-Insatiable de richesses, sans cesse
il désire, et, pour les accumuler, au crime récent fait
succéder le crime, suit avec une joie féroce les funérailles
d'un frère, et toujours alarmé, siège avec effroi
au banquet des siens.
C'EST aussi la crainte de la mort qui dévore le sein de
l'envieux. Elle montre à ses regards jaloux le faste de la
puissance, et l'éclat de la grandeur; il voit avec fureur
le cercle de sa vie rouler dans une ignoble obscurité;
honteux de son destin, il sacrifie son repos au désir d'un vain titre ; il voudrait qu'un marbre complaisant éternisat
son nom. Poursuivi par la crainte de la mort, lui-même,
dans son effroi, hâte le terme de ses jours; hélas! il ignorait
que la source de tous ses maux était dans sa propre terreur;
c'est elle qui flétrit l'innocence, brise les noeuds
de l'amitié, foule aux pieds la piété et la nature. Eh!
quel climat n'a point vu l'homme, pour fermer devant lui
les portes du Tartare, trahir sa patrie, ses parens et les
droits lés plus sacrés?
AINSI que l'enfant, agité par la crainte dans l'obscurité
des nuits, l'homme, timide à la clarté du jour, se
livre à de vaines terreurs, et plus faible que l'enfant
dans les ténèbres, il s'épouvante des fantômes dont il
peuple l'avenir. Pour dissiper cette terreur et ces ténèbres
de l'âme, nous n'emprunterons ni les rayons du soleil,
ni l'éclat du jour, mais l'étude de la nature allumera
le flambeau qui doit nous guider.
O Memmius! il faut d'abord reconnaître que l'esprit humain, souvent désigné sous le nom, d'intelligence, est lui-même, comme les yeux, les mains et les
pieds, une partie des ressorts de la.vie. En vain une
foule de sages affirme que le sentiment ne possède point
dans les êtres un siège déterminé, qu'il est le résultat de
la force vitale, que les Grecs ont revêtue du doux nom
d'Harmonie, qu'elle anime le corps sans y résider, sans
se fixer sur un point unique, et qu'enfin, loin d'être une
part distincte de l'organisation, elle est, comme la santé,
le mode, le concert de tous les sens. Gardons-nous donc
d'errer ainsi loin de la vérité. Tu vois souvent le corps, enveloppe de l'âme souffrir
quand l'intelligence jouit : souvent, au contraire,
dans ton corps robuste et sain l'âme est dévorée de tourmens;
ainsi le pied éprouve des douleurs dont la tête
ne reçoit pas l'atteinte.
D'AILLEURS quand le doux sommeil ravît le sentiment
aux membres engourdis, un principe secret veille en
nous; il sent pour eux, il les remplacé en tressaillant de
joie, ou en frémissant de douleur.
MAIS, pour mieux; te convaincre que l'âme réside dans
les sens, lors même que l'harmonie en est troublée, vois
un corps mutilé conserver lé sentiment tandis que la
privation d'une faible portion de chaleur ou d'air suffit
pour chasser à jamais la vie de nos organes. Tout nous
prouve que les diverses parties du corps y exercent un
emploi différent, et sont loin d'être également nécessaires
à sa conservation; qu'enfin l'air et la chaleur sont les
principaux moteurs de l'existence, et que les derniers
ils abandonnent les membres frappés par la mort. Si l'évidence
te prouve l'intimité du corps avec l'âme et l'esprit,
rends aux Grecs leur doux nom d'harmonie qu'elle
transporta du mélodieux bocage de l'hélicon, ou que le
besoin d'exprimer une pensée nouvelle lui fît détourner
de son sens accoutumé pour servir d'interprète à un
système dont la base restait encore incertaine. Quelle
qu'en soit l'origine,
la Grèce peut se l'approprier; nous
marchons vers la vérité. Oui, l'âme et l'esprit sont rapprochés par un lien si
intime, qu'ils ne forment qu'une substance unique; mais
le jugement en est pour ainsi dire le chef suprême : c'est
lui qui, sous les noms d'esprit et d'intelligence, dirige
la puissance des organes. Roi des sens, c'est dans le
coeur qu'il érige son trône; c'est là que la crainte et la
terreur frissonnent: c'est là que palpitent la douce joie et
le plaisir : là, siège donc la sensibilité. L'âme, répandue
dans tout le corps, l'âme, puissance subalterne, attend
le signal du maître qui la régit. L'esprit seul, arbitre et
confident de lui-même, a le privilège de s'entretenir en
soi, et de jouir de ses facultés dans l'instant où l'âme et
le corps sont inaccessibles aux sensations. C'est ainsi
que la tête et les yeux peuvent être en proie à la douleur,
tandis que la machine entière reste libre de souffrance.
L'esprit est souvent ému par le chagrin ou la
joie, sans que l'âme, répandue en nos sens, soit troublée dans son ministère. Au contraire, si un violent effroi
s'empare de l'esprit, l'âme entière ressent le choc
douloureux ; le corps pâlissant, est inondé de sueur,
la langue s'embarrasse, la vue s'égare, l'oreille siffle, les
membres s'affaissent, et souvent au choc de ces terreurs
succède le trépas. Tant de l'esprit et de l'âme l'union
est intime, puisque l'une ne fait ressentir au corps que
l'impression qu'elle a reçue de l'autre!
L'EXPÉRIENCE, ami, te prouve donc que l'esprit et
l'âme sont doués d'une essence corporelle ; car, s'ils
exercent leur empire sur nos sens, s'ils nous.arrachent
au sommeil, s'ils décolorent nos fronts, s'ils régissent
enfin l'homme entier, comme cette puissance ne s'exerce que par le contact, et que le contact est l'attribut des
seuls corps, l'esprit et l'âme peuvent-ils être d'une nature
différente?
ENFIN, ne vois-tu pas l'âme soumise à toutes les impressions
qui frappent le corps ? si le coup qui nous est
porté n'a que le degré de force qui offense la vie sans la
livrer à la mort; si le choc n'endommage ni le tissu des
nerfs, ni l'assemblage osseux, le corps languissant cherche
un doux appui sur la terre, tandis qu'un bouillonnement
de l'âme, une volonté incertaine s'oppose à cette
pente (1).
(1) Bayle a inséré dans sa République des Lettres une longue dissertation sur le sens de ces vers, regardés comme inintelligibles. Leur expression, essentiellement poétique, aura embarrassé les traducteurs. Ces vers, très elairs d'ailleurs, prouvent le degré de perfection que Lucrèce a si souvent mis dans son style.
Si l'esprit et l'âme sont comme nous en butte à
tous les chocs, ne doit-on pas les placer au rang des
corps?
POURSUIS, Ô Memmius! il faut te révéler quels sont
les élémens qui composent cette âme; écoute donc ma
muse : l'âme résulte de principes très subtils et très déliés
; tu en conviendras en reconnaissant avec quelle souplesse
et quelle promptitude notre âme agit et se décide.
La nature n'offre point de corps plus mobile ; cette mobilité
est donc due à des principes arrondis et déliés qui
cèdent aux plus légères impressions. Ainsi l'eau, composée
des élémens les plus subtils et les plus divisés, se
mêle avec facilité, se soulève au moindre souffle; tandis
que le miel dont les principes sont plus embarrassés,
moins lisses, moins actifs, et s'entravent dans leur course,
roule lourdement sa liqueur paresseuse. Le léger zéphir
dissémine à l'instant la graine légère du pavot,
tandis qu'il lutte en vain contre uti amas de pierres
ou contre des faisceaux de lances. L'agilité des corps se
mesure donc à leur ténuité, au poli de leur surface et leur consistance résulte d'élémens anguleux et grossiers.
Tu le vois donc, cette substance si mobile, cette
âme, doit se composer des élémens les plus petits, les
plus lisses, les plus arrondis; utile vérité, ô Menimius!
dont bientôt tu sentiras l'importance.
JE dois, sous un autre aspect, te montrer la nature
de cet agent invisible, la délicatesse de son tissu, le
faible espace qu'il occuperait si l'art pouvait le réunir.
Quand l'homme, après la fuite de l'âme et de l'esprit,
est livré à l'immobilité de la mort, la forme et la
pesanteur de ses membres n'éprouvent aucun changement
; la mort ne lui ravit que le sentiment et la chaleur.
L'âme, cette précieuse substance répandue en nos
membres, si intimement liée aux veines, aux viscères,
au tissu nerveux, se compose donc de principes infiniment déliés, puisque rien ne révèle son absence, ni par
l'altération, ni par l'amoindrissement des formes. Tel le
vin dont la saveur s'évapore, les mets savoureux privés
de leurs doux sucs, l'essence parfumée devenue inodore,
ne sont ni plus légers ni moindres à la vue. Je
le répète., ami, l'esprit et l'âme sont formés des élémens les plus subtils, les plus légers de la machine
entière.
TOUTEFOIS, ne regarde pas l'âme comme; une simple
substance. L'homme, en expirant, exhale un souffle léger
et empreint de chaleur. La chaleur recèle l'air; elle
ne peut exister sans air, parce que ses tissus poreux permettent une libre entrée aux molécules aériennes, lissés,
souples et déliées. Déjà trois élémens sont reconnus dans
l'âme.
MAIS ils ne suffisent point pour produire le sentîment;
nul d'entre eux ne peut créer ces motivemens, ces sensations
d'où résulte l'intelligence; il faut, pour établir
ces concerts de la pensée, leur ajouter un autre moteur.
Nous ne pourrions lui assigner aucun nom mais
rien n'égale la mobilité, la finesse et le poli de ses élémens.
C'est cet agent secret qui, le premier, imprimé à
nos membres naissans les sensations et le mouvement
vital. Il doit à la ténuité de ses principes le mouvement
qu'il communique d'abord à la chaleur du souffle et à
l'air. Alors l'instrument de la vie s'agite; le sang circule
dans chaque veine; les organes deviennent sensibles,
et le tissu des os reçoit l'impression de la volupté
ou le choc de la douleur.
MAIS ni la douleur, ni aucun coup violent ne pénètre
jusqu'à.cet agent secret et mobile, sans causer, dans la machine entière, un désordre tel, que la vie ébranlée
ne trouve plus d'asile, et que l'âme décomposée s'échappe
par toutes les issues du corps dont elle abdique
l'empire. Heureusement ces chocs destructeurs bornent
leurs attaques à la surface des corps. C'est par cette sage
précaution que la nature respecte en nous son ouvrage.
MAINTENANT,
Memmius, recherchons par quel lien
secret, par quel mélangé intime, ces différens principes
peuvent, en se combinant, allumer le flambeau, de la
vie. Mais la langue de nos pères, stérile et timide, m'interdît
la révélation complète de ce mystérieux phénomène;
je me borne à t'en offrir une esquisse légère. Les
élémens des principes de l'existence réunis se meuvent
de concert : indivisibles, ils ne peuvent séparément exercer leurs facultés ; ils agissent comme diverses puissances
d'un objet tinique. C'est, ainsi que dans les nombreux
organes d'un être animé, on distingue la saveur, le coloris et le parfum, quoique ces trois qualités réunies
ne résultent que d'un même individu: ainsi la chaleur, le souffle et l'air, secrets moteurs, forment un
tout en s'alliant à cet élément actif qui leur imprime, le
mouvement, et, prêtant à la matière le feu du sentiment,
le répand dans la machine entière. C'est au centre des
corps que siège cet agent souverain; nulle partie en nous
n'est plus intime : c'est l'âme de notre âme; et comme
l'âme et l'esprit, formés des molécules les plus déliées,
possèdent le moyen de s'unir en secret dans nos membres,
de même ce principe, qu'on ne saurait nommer,
et dont l'existence est due aux corpuscules les plus sensibles, se cache au fond de nous-même, et se montre à la fois, je le répète, l'âme de notre âme et l'arbitre des
sens. Le souffle, l'air et la chaleur ne peuvent ainsi produire
la vie qu'à l'aide d'un semblable mélange. Et ces
élémens doivent alternativement se soumettre et commander
entre eux, pour obtenir l'unité d'où dépend leur
puissance; car, s'ils agissaient à part, le sentiment s'éteindrait,
et leur divorce romprait tous les liens de la vie.
CHACUN d'eux cependant a des fonctions diverses:
la chaleur fait bouillonner les flots du sang, allume la
colère et la fait étinceler dans les yeux. Le souffle, vapeur
froide, enfante la crainte, et fait circuler son frisson
dans nos membres. L'air, plus tempéré, entretient
la paix de l'âme et porte sa sérénité sur nos fronts; oui,
la chaleur domine dans les coeurs bouillans qu'embrase
aisément le courroux, Tel est le fier lion, quadrupède
fougueux dont les flancs se gonflent sans cesse par d'horribles
rugissemens, et qui vomit les flots de la colère
que sa vaste poitrine ne peut plus contenir (1).
(1) Ce vers énergique a été imité par Virgile, Horace, Ovide; mais aucun de ces grands poètes n'a surpassé son modèle pour la hardiesse et la force de l'expression.
Le souffle
glace l'âme timide du cerf, et introduit rapidement dans
ses entrailles une vapeur froide qui porte dans ses membres
le tressaillement de la crainte. L'âme paisible du
boeuf, empreinte d'un air plus tempéré, n'est jamais engourdie
par le frisson de la froide terreur, ni obscurcie
par la vapeur bouillonnante des feux d'un ardent courroux.
Son âme occupe l'intervalle entre l'âme du cerf
craintif et celle du lion terrible.
TEL est le sort de l'homme lui-même. L'étude rigoureuse
perfectionne son âme, mais ne peut effacer les traits
gravés par la nature.N'espérez pas arracher tous les germes
des vices; n'espérez point rendre calme le mortel né fougueux; vous n'affranchirez point celui-ci de sa timidité,
ni celui-là de l'imprudente faiblesse qui l'invite souvent
à une indulgence coupable. Les variétés sont innombrables
dans les caractères, comme dans les moeurs qui leur
sont subordonnées. Je ne puis maintenant en développer
toutes les causes secrètes, ni assigner les noms aux figures
des élémens, auteurs de cette immense diversité.
Mais j'affirme du moins que l'étude constante et la
raison sévère, sans effacer entièrement la première empreinte
de la nature, l'affaiblissent jusqu'à permettre aux
mortels d'aspirer à ce calme, éternelles délices de la divinité.
LE corps, ô Memmius! est l'enveloppe de l'âme, et
l'âme à son tour en est la gardienne et le guide. Ces
deux substances ne peuvent être séparées sans se détruire.
Ce sont deux arbres jumeaux nourris des mêmes
sucs, sur la même racine. Et, comme on ne peut ravir
à l'encens le parfum sans décomposer son essence, on
ne peut séparer l'âme du corps sans les anéantir. La
nature, dès leur naissance, a lié leurs principes intimes
de liens fraternels, les a soumis aux mêmes lois et
à la même destinée. Leurs niouvemens, leurs sensations
ont besoin du concours de leur puissance mutuelle;
l'harmonieux concert dé leurs facultés allume en nous
le flambeau de la vie.
EN effet, sans l'âme le corps ne peut naître : il. ne
croît pas sans elle, il ne lui survit, pas. Les émanations
ignées dont se pénètre l'eau bouillante, s'évaporent sans décomposer le fluide qui les recelait; mais, quand l'âme
s'échappe de son vivant asile, les membres glacés par
son départ se dissolvent en lambeaux. Dès leur origine,
l'âme et le corps s'exercent à supporter le fardeau de la
vie. Leur union est si intime, que, dans le sein maternel,
ils ne pourraient se diviser sans périr. Si les causes de
leur salut sont liées à ce point, leurs substances seraient-elles
moins unies?
POUVONS-NOUS refuser le sentiment au corps, pour en
revêtir l'âme qui l'habite, sans outrager la raison? Qui
nous prouvera que le corps est doué de sensibilité, si
l'on récuse ce que l'évidence nous révèle? Mais, diras-tu,
quand l'âme l'abandonne, le corps est privé de sentiment.
Observe aussi que pendant le cours de sa vie, des
principes nombreux, étrangers même à ses sens, se dégagent progressivement, et le reste se dissipe au choc de
la mort.
LES yeux, dit-on, n'aperçoivent pas eux-mêmes; ils
ne sont, malgré les flammes dont ils brillent, que les
portes à travers lesquelles elle discerne les objets. O
vaine absurdité, démentie par la nature même du sens!
L'oeil, frappé par les objets, en ramasse les simulacres.
Quoi ! lorsque l'oeil est envahi par des rayons éclatans,
quand la vivacité du trait lumineux le blesse et trouble
son action, il faudra donc reconnaître que les portes
destinées à l'usage de notre âme éprouvent la douleur?
Mais, si telle est la vérité, affranchissez donc l'âme dé ces
entraves, écartez de ses regards ces portes incommodes. GARDONS-NOUS de croire, avec le sage Démocrite,
qu'observant un accord parfait, à chaque élément de
l'âme réponde un élément du corps, et que leur influence
mutuelle soit le mobile de l'existence. Car les principes
de l'âme, infiniment plus déliés que ceux des membres,
sont aussi moins nombreux; répandus avec économie
par la nature, les élémens de l'âme ont des intervalles
proportionnés à l'étendue des principes destinés à exciter
la sensation dans nos organes. En effet, sentons-nous
les flots poudreux qui s'attachent à nos vêtemens?
la rosée qui les humecte? Sentons-nous peser le fard
sur le visage qu'il colore, les fils d'Arachné envelopper
nos pas de lacs inaperçus, la dépouille insensible que
l'insecte laisse flotter sur nos têtes? la plume délaissée
par l'oiseau, le duvet enlevé par le vent à la fleur cotonneuse
du chardon, et qui retombe mollement du
haut des airs? le poids de l'insecte qui nous effleuré,
enfin la trace du moucheron léger qui parcourt nos
membres? Tu le vois donc, un certain nombre d'élémens
du corps doit être ébranlé avant que les principes
de l'âme, placés à de très grandes distances, puissent
être impressionnés, se réunir, s'émouvoir, se communiquer
réciproquement et transmettre les sensations.
PLUS que l'âme, l'esprit est le soutien, le guide et le
conservateur de la vie. En effet, séparée de l'esprit et de
l'intelligence, l'âme ne peut demeurer un instant dans
son asile ; elle s'évapore toute entière, suit son guide dans les airs, et ne laisse aux membres décolorés que
le froid de la mort. Mais, tant que l'esprit et le jugement
ne se sont point exilés, que l'individu soit mutilé,
qu'il perde en partie et son âme et ses organes; s'il conserve
une portion de cette noble substance, elle suffira
pour entretenir encore le feu de la vie. Ainsi, lorsque le
fer aura déchiré les contours de l'oeil, s'il ne porte aucune
atteinte au centre resté intact au milieu du déchirement,
la vue ne lui sera point interdite. Mais au contraire,
tandis que l'orbite reste pur et diaphane, si la prunelle
délicate, cette faible portion de l'oeil, est offensée,
la lumière s'éteint et les ténèbres lui succèdent pour jamais.
Tels sont les intimes liens de l'âme et de l'esprit.
POURSUIS, Ô Memmius! apprends que l'esprit et l'âme
naissent et meurent avec les sens. Sujet vaste, profond,
longtemps médité, et digne de te captiver ! Mais, comme
la plus étroite intimité les unit et semble les confondre,
je vais les désigner sous un même nom, et chaque fois
que je prononcerai pour elles l'arrêt du trépas, ne manque
pas de reporter sur l'une les traits dont l'autre sera
frappée.
L'AME, je l'ai déjà enseigné, est composée de molécules
imperceptibles, plus actives, plus déliées que les
principes de l'onde, de la vapeur aérienne et de la fumée,
puisqu'elle les surpasse en vitesse, en mobilité, et que
les simulacres des nuages et des vapeurs suffisent pour lui imprimer l'agitation; car, ces flots d'encens exhalés
des autels, ces nuages légers que nous. apercevons en
songe, ne sont que les simulacres mêmes qui nous suivent
dans les bras du sommeil (loin de nous d'en douter).
Or, si d'un vase brisé l'onde s'échappe à grands flots, si
la fumée et la nue se dissipent aux champs aériens, douteras-tu que l'âme, arrachée à nos membres, ne s'évapore
dans son vol, que sa légère essence ne périsse, et
que ses principes mobiles ne se dissolvent plus promptement
encore ? Et quand le corps qui est le vaisseau de
l'âme, décomposé par une attaque mortelle, ou glacé par
la perte de son sang, n'a plus le pouvoir d'arrêter sa
fuite, l'air, dans sa fluidité, si facile à pénétrer, pourrat-
il la recueillir, lui conserver la vie ?
D'AILLEURS,
l'âme naît avec le corps; nous la sentons
croître et vieillir avec lui. Dans le corps tendre et frêle
de l'enfant, elle s'agite incertaine et faible ? Quand l'âge
a fortifié nos membres,
l'intelligence se développe, et
l'âme accroît sa force. Quand le poids des années a courbé
le corps affaibli, émoussé les organes, le jugement chancelle;
il s'égare, et comme la langue incertaine, l'esprit
hésite et s'embarrasse. Enfin, tous les ressorts s'affaiblissent
et se brisent à la fois. Il faut donc que l'âme
entière se décompose, et, comme la fumée, s'échappe,
s'évanouisse dans les airs, en un mot suive les progrès
et subisse le déclin marqués par le temps.
ENFIN
si l'esprit est dévoré par la tristesse, les soucis ou l'effroi, comme nos sens le sont par la douleur et
la fatigue, ils doivent d'un même pas s'avancer à la
mort.
MAIS, quand le corps est accablé de souffrances, ne
vois-tu pas la raison s'éclipser, et l'âme s'abandonner au
délire? Lorsque la sombre léthargie la plonge dans un
accablant et profond sommeil, les yeux sont clos, la tête
s'affaisse; la victime n'entend plus la voix amie, me reconnaît
plus les objets chéris qui versent des larmes sur
sa couche de douleur, et s'efforcent de rallumer en elle
le sentiment éteint. Ah! si la contagion de la souffrance
envahit ainsi l'âme, elle est donc elle-même soumise à
la destruction. L'expérience, trop souvent répétée, ne
proclame-t-elle point que les chagrins et les douleurs
sont les affreux ministres de la mort?
QUAND le vin pétillant, cette liqueur active et trompeuse,
a fait couler son feu dans les veines brûlantes de
l'homme qu'elle maîtrise, pourquoi ses membres sont-ils
pesans, ses pas incertains? sa marche est chancelante;
sa langue embarrassée n'est plus que l'interprète infidèle
de sa lourde pensée; les yeux flottent hagards, l'âme ardente
se noie; d'où viennent ces clameurs, ces hoquets
impurs, ces querelles insensées? Les désordres honteux,
compagnons de l'ivresse, attestent que cette maligne vapeur attaque l'âme jusqu'au fond de son asile; la substance
qu'un choc peut troubler et altérer ainsi subira
la mort, lorsqu'elle sera soumise à une agression plus
violente.
MAIS quel affreux spectacle! quelle douleur subite
frappe cet infortuné! Il tombe et se roule à tes pieds comme abattu par la foudre. Sa bouche écume, sa poitrine
mugit, ses membres palpitent. Dans son délire frénétique,
il se roidit; haletant, il se débat : tant la douleur
le tourmentent le transporte! car son aiguillon pénétrant
est passé des membres jusqu'à l'âme, qu'il trouble
avec fureur. Tel le vent impétueux soulève et fait bouillonner
les flots de l'Océan. Ces gémissemens, ces plaintes
déchirantes, sont arrachés par l'instinct douloureux.
Tous les élémens de la voix, chassés en foule, s'amassent
rapidement et se précipitent dans la carrière que
leur a tracée l'habitude. Le délire, naît donc de la violence
des tourmens, qui, rompant l'alliance de l'esprit et
de l'âme, ne leur laisse exercer leurs facultés qu'en désordre.
Sitôt que la sève des maux reprend un autre cours,
que le noir venin rentre et s'emprisonne dans sa source
secrète, la victime chancelante encore, se relève, ressaisit
par degrés l'empire des sens et de la raison. Si dans
son asile même l'âme est en proie à tant de maux, croiras-tu que, lorsqu'elle sera séparée de son appui, elle
puisse subsister dans les champs aériens assiégée par les
vents et l'orage?
PUISQUE l'âme, ainsi qu'un corps souffrant, s'altère
et se rétablit avec le secours de l'art, elle offre la preuve
de sa mortalité. L'âme a le sort de toutes les substances
connues dont on ne peut changer l'état qu'en augmentant,
affaiblissant ou transposant ses parties. Mais l'essence
immortelle ne souffrirait point qu'on dérangeât
l'ordre et le nombre de ses principes; car l'être qui franchit,
en se transformant, les limites où l'a renfermé la
nature, cesse à l'instant d'être lui-même, et perd l'existence. Ainsi l'âme, soit dans la souffrance, soit dans
l'instant où elle se ranime avec le secours de l'art, je le
répète, nous prouve sa mortalité. Tu le vois ici, la vérité
terrassé l'erreur, l'enchaîne dans son refuge tortueux,
et ses mâles accens imposent silence à sa bouche
empoisonnée.
ENFIN, nous voyons par degrés l'homme s'éteindre, et
ses membres successivement dépouillés de la chaleur vitale
et du sentiment. D'abord l'ongle des pieds livides
et froids se décolore; la mort envahit les extrémités du
corps, et, de progrès en progrès, imprime ses traces
glacées sur tous les membres. L'âme, lentement divisée,
n'existant plus tout entière à la fois, doit donc subir la
mort avec chaque organe qui la recèle. Peut-être supposes-
tu que sur un seul point elle rassemble toutes ses
parties, et, dans son étroit asile, peut concentrer en
elle le sentiment dont chaque membre était animé. Mais
le siège où se réuniraient ces nombreuses portions de
l'âme serait donc doué d'un sentiment exquis! Jamais
ce phénomène ne se nanifesta; confondons l'erreur
de nouveau, et proclamons que l'âme, arrachée à elle-même
et à son asile, se dissipe et périt. Quand il se
pourrait qu'elle rapprochât ses parties en les agglomérant
dans un être que la mort frappe par degrés, sa
destruction n'en serait pas moins inévitable. Qu'importe
qu'elle dissémine ses parties dans les airs ou qu'elle s'évanouisse
à la fois, puisque le feu de la vie dont elle est
la flamme ne conserve aucuue étincelle quand l'être succombe
tout-à-coup ou s'éteint par degrés ? D'AILLEURS l'âme, intimement unie au corps, occupe
un siège déterminé, comme l'organe de la vue, de l'ouïe
et les autres sens qui gouvernent la vie. Et, puisqu'en
se séparant du corps, la main, le pied l'oeil restent étrangers
au sentiment, et deviennent la proie de la corruption,
l'âme ne peut exister non plus sans le corps qui fut
son unique vaisseau; et leurs rapports sont si intimes que
leurs substances semblent se confondre.
ENFIN le corps et l'âme n'entretiennent leur mutuelle
existence que par leur union. L'âme, séparée des sens,
est inhabile à produire les mouveniens de la vie; et le
corps, privé de ce guide, demeure inaccessible à toutes
les sensations, et ne peut subsister. L'oeil, arraché de son
orbite, ne réfléchit plus les traits de la lumière. De même
par leur divorce, l'âme et le corps se dépouillent de
leurs facultés. Leurs élémens, répandus dans tous les organes,
circulant jusque dans les extrémités les plus opposées,
sont cependant retenus dans les limites que leur
impose la. forme du corps; et cet obstacle à leur dispersion,
en les retenant rassemblés dans un espace déterminé,
prête à.leur essor le mouvement de la vie; mais
ils laissent éteindre sa flamme lorsqu'après la fuite de
l'âme ses élémens flottent disséminés dans les champs
aériens; l'air s'animerait lui-même, s'il pouvait captiver
de nouveau les principes de l'âme, et lui rendre son activité
en les comprimant dans un espace aussi étroit que
celui qui les asservissait dans notre corps. Je le répète,
ami, quand son enveloppé est brisée, quand le souffle vital expire, la puissance de l'âme expire avec lui; puisés
à la même source, résultats d'une cause unique, ils
périssent ensemble.
AH! si le corps ne peut subir le départ de l'âme sans
se décomposer en impurs et fétides lambeaux, pouvons-nous
douter que cette essence fragile, décomposée elle-même,
ne s'échappe de sa prison comme la fumée s'exhale
du bois enflammé? Ces membres corrompus, réduits
en poussière infecte, cette ruine universelle de l'édifice
de la vie, n'attestent-ils point que l'âme, qui en était la
première base, en se déplaçant, a promtement dissipé
ses moindres parties exhalées par les nombreuses issues
de la machine? Tout atteste donc que l'âme sort divisée
de son asile, avant de nager dispersée dans l'océan des
airs.
MAIS, sans abandonner le siège de la vie, quelquefois
ébranlée par un choc
violent, l'âme semble s'enfuir.
L'harmonie de la machine est troublée; la pâleur de la
mort s'imprime sur le visage abattu; les membres flottans
semblent se détacher du corps où le sang s'arrête
glacé. Tel est le sort de l'homme évanoui ; hors de lui-même,
il sent fuir son âme, qui tente un pénible effort
pour s'opposer à la rupture de tous les ressorts de la machine.
Dans ce désordre, l'âme ébranlée tombe avec le
corps, et périrait bientôt si la violence du choc s'accroissait
encore. Est-il donc possible que cette âme, impuissante
contre les attaques étrangères, fuyant loin des membres
qui ne la protégèrent qu'à demi, aille, sans abri, d'un
vol audacieux subsister dans les plaines éthérées, je ne
dis point durant l'éternité, mais un rapide instant ? JAMAIS l'homme expirant ne sent son âme se réunir
pour s'échapper tout entière, et monter par degrés des
membres au gosier, et du gosier au palais. Non, elle
succombe comme les autres sens aux lieux où la nature
lui prépara l'existence. Si l'âme était immortelle, loin de
redouter sa rupture avec les sens, ivre de joie, elle s'élancerait
victorieuse de ses fers. Tel le serpent abandonne
sa vieille dépouille; tel le cerf affranchit son front
de ses rameaux pesans.
DIS-MOI pourquoi le sentiment et l'intelligence n'habiteraient jamais
à leur choix la tête, les pieds ou les mains,
pourquoi ils se formeraient dans des régions déterminées,
si la nature ne leur avait fidèlement assigné le sanctuaire
qui les protège et les conserve. C'est ainsi qu'elle
départit à chaque sens le siège et la limite, qu'il ne
peut jamais franchir. Tel est l'ordre immuable, de ses
éternelles combinaisons; ainsi la flamme ne surgit point
de l'humide sein des fleuves; ainsi la glace ne se forme
point dans un ardent foyer.
MAIS,
si l'âme est d'une essence immortelle, si, dégagée
du corps, elle conserve le sentiment et l'intelligence, tu ne peux lui refuser des sens. La feras-tu errer
sur les bords de l'Achéron sans la doter de quelques organes,
ainsi que dans ces images que lui prêtent la peinture
et la poésie? enfin cette âme ne peut pas plus exister et sentir, si aucun sens ne sert d'interprète à ses désirs,
que sans l'âme les yeux ne peuvent faire briller le
feu du sentiment, les oreilles recevoir les sons, les narines
odorer, ni les lèvres faire éclore le sourire.
Nous reconnaissons que le sentiment est répandu universellemt dans notre être, ptiisque titille partie n'en
reste inanimée. Qu'un coup terrible et prompt tranche
le corps en deux parts, l'âme se divise donc avec lui.
Tu n'en saurais douter, une essence divisible n'est point
douée de l'immortalité
DES chars armés de faux tranchent si rapidement les
membres des guerriers, que le tronçon sanglant palpite
souvent sur l'arène avant que l'âme reçoive l'avis de
cette perte par la voix de la douleur soit que la rapidité
du choc en dérobe la soufrance; soit que l'âme, abandonnée tout entière à sa fureur belliqueuse, n'emploie
le reste de sa force, qu'à prévenir ou à porter des coups.
L'un ignore que son bras, aimé du bouclier, roule, foulé
sous les pieds des chevaux, emporté et broyé par les
rapides roues l'autre en pressant l' ennemis, escalade
les murs du camp, et ne s'aperçoit point que sa main,
détachée fuit, loin de son bras. Celui-ci réclame le soutien du genou qu'il n'a plus, tandîs que près de lui son
pied qui se roidit, agite encore sur le sable ses doigts
ensanglantés ; et lorsque la tête est tranchée, le corps
expirant conserve encore la ehaletir vitale, le visage est
animé, les yeux restent ouverts et hagards jusqu'à l'instant où
les restes de l'âme s'évaporent dans les airs.
TRANCHE le corps tortueux de cet énorme serpent
qui fait vibrer son dard empoisonné, vois chaque part
divisée se tordre et se replier en distillant sur la terre
souillée son venin noir et sanglant, tandis qu'irritée de
ses blessures, sa tête ouvre une gueule écumante et rouge de ses propres dents ses hideux lambeaux. Chaque tronçon
possédait-il une âme entière et intelligente? Mais un
seul être obtient-il plusieurs âmes? Non, une âme unique
habitait le corps : asservis
au même sort tous deux
vulnérables et divisibles, subissent le trépas.
Si l'âme enfin est immortelle, si elle s'allie au corps
à l'instant même de sa naissance, pourquoi ne conserve-t-
elle pas le.souvenir de sa vie antérieure? pourquoi perd-elle
jusqu'à la moindre trace du passé? Ah! si ses facultés intelligentes s'altèrent jusqu'à la rendre étrangère
à son ancien destin, cet anéantissement diffèré-t-il donc
de celui de la mort? Avouons que les âmes s'éteigne
après avoir brillé sur la terre, et que d'autres paraissent
de nouveau pour s'anéantir à leur tour.
Si l'âme, en un mot, attendait la formation du corps
pour s'en emparer lorsqu'il touche au seuil de la vie, la
verrions-nous croître lentement, se fortifier avec les
membres ? Pourquoi rester si longtemps privée de la raison,
et s'assérvir au destin du corps ? Ne devrait-elle pas
vivre pour soi-même, indépendante des membres qu'elle
habite, ainsi que l'oiseau qui conserve ses goûts dans
la captivité? Je le proclamerai sans cessé, l'âme n'est pas
plus exempte d'origine, qu'affranchie des lois du trépas.
Qui croirait, en effet, qu'étrangère à l'être qu'elle
anime, elle ait contracté avec lui de si étroits liens, qu'elle
ait pu s'identifier avec nos organes jusqu'à circuler dans
nos veines, dans les faisceaux nerveux, dans les os, dans les viscères-, et porter la sensibilité dans la dent
même, qui souffre souvent par l'impression d'une eau
glacée, ou par le froissement du caillou qu'elle écrase en
broyant les alimens? Et, peux-tu penser qu'intimement
unie à nos corps,
l'âme, sans se dissoudre, s'arrache aux
liens de tous les sens!
Si l'âme, étrangère à nos membres, n'est qu'un fluide
qui les pénêtre, de sa destruction elle offre ainsi la preuve
irrécusable; car la fluidité est le caractère dé la dissolution
: elle assure la mort. Il faut que l'âme eu fusion s'infiltre
dans les sinueux conduits de la machine. Et comme
l'aliment disséminé dans les membres se transforme en
nouvelle substance, l'âme, arrivant tout entière dans
le corps récemment formé, doit se décomposer en le
parcourant, et ses nombreuses parties éparses dans les
secrets conduits de la machine doivent lui donner une
autre âme, une reine nouvelle, qui succède à la première,
anéantie en se divisant dans les membres. L'âme
a donc, comme nous, reçu la naissance : elle subira la
mort.
QUAND le corps est glacé par le trépas, s'il conserve
une faible étincelle de l'âme, elle n'est point immortelle,
puisqu'elle a perdu une part d'elle-même. Demeure-t-elle
au contraire dans son intégrité : si le corps lui restitue
fidèlement ses moindres parties, pourquoi donc les
membres infects et glacés enfantent-ils une peuplade de
vermisseaux (1)?
(1) Cette opinion est très ancienne. Un savant littérateur a observé judicieusement que les mots foetens et foetus, dont l'un signifie l'odeur d'un corps qui se corrompt, et l'autre un être vivant qui commence à se former, ont évidemment une étymologie commune.
D'où naissent ces insectes affamés, qui,
privés d'os et de sang, se roulent à flots impurs dans les
chairs gonflées et fétides? CROIS-TU que ces âmes nouvellement écloses soient des
substances étrangères venues pour former une prompte
alliance avec ces insectes nombreux? Mais, si l'arrivée
subite de tant d'âmes après la retraite de la première ne
t'offre pas un vaste sujet de réflexions, tu ne peux du
moins, au nom de la vérité, refuser d'éclaircir mon
doute; parle : chaque âme vole-t-elle vers le germe
qu'elle anime, afin de le transformer en un doux asile?
ou trouve-t-elle un abri déjà préparé? Eh! pourquoi ces
âmes se tourmenteraient-elles en se hâtant de construire
leur prison ? elles qui, libres des liens dé la matière, volent
affranchies des douleurs, de l'atteinte du froid, de la
faim, des besoins et des maux que la nature inflige
au corps, et que l'âme ne ressent que par son alliance
avec lui. Mais quand il lui serait doux de s'ériger une
prison vivante, conçois-tu comment la nature lui en
confierait le pouvoir? Ne dis donc point, ô Memmius !
qu'elle se construit elle-même les organes qu'elle anime.
N'affirme pas non plus qu'elle s'empare de membres
préparés à la recevoir ; car tu ne pourras expliquer cet
accord si intime, si parfait, entre deux substances si
différentes.
ENFIN pourquoi le fier lion transmet-il à sa race son
ardente férocité? jiourquoi le renard est-il toujours
doué de la ruse, et le cerf de la timidité? Ces affections
diverses naîtraient-elles avec le corps dans un
ordre immuable, si l'âme, formée, comme les autres
membres, d'élémens déterminés, ne croissait et ne se développait
avec les sens? Si l'âme était immortelle, si,
toujours transfuge, elle se choisissait un nouvel asile dans différens êtres, les animaux feraient un échange
continuel de moeurs et de goûts : le chien d'Hyrcanie
fuirait l'aspect du cerf devenu menaçant; le vautour,
à la vue de la colombe, tremblerait dans les airs ; l'homme
se dépouillerait de la raison, et la brute féroce usurperait
son empire.
EN vain, pour soutenir cette erreur, on feint que l'âme,
sans renoncer à son immortalité, se transforme elle-même
et s'asservit aux goûts du corps qui la reçoit; mais tout
objet qui change de forme se dissout: elle périt donc,
puisque ses parties se sont disséminées dans tous les
membres pour parvenir à s'en détacher et à fuir; en un
mot, elle meurt avec eux. L'âme humaine, diras-tu, recherche
constamment un corps humain. Cependant pourquoi
le faible enfant est-il si longtenips dénué de prudence?
Et pourquoi le nourrisson de la jument, n'a-t-il
point le courage, du généreux coursier? Tu n'en peux
douter, l'âme a donc son germe qui se développe et
croît avec les sens. Me répliqueras-tu qu'elle rajeunit et
reprend la fragilité du corps qui la recèle? mais c'est
faire l'aveu de sa mortalité ; car elle ne petit subir un
semblable changement sans se voir dépouillée du sentiment
et de la vie.
Si le même instant ne les avait pas vus naître, comment
pourraient-ils croître, se fortifier, et atteindre ensemble
la fleur de l'âge? pourquoi l'âme veut-elle fuir
dans la vieillesse les membres affaiblis? craint-elle de
rester prisonnière dans un asile insalubre, ou d'être écrasée
sous les débris de son vieux palais? Quel péril peut
donc redouter une essence immortelle? ENFIN penses-tu qu'à l'instant où Vénus épanche des
flots d'amour dans le coeur des époux, des âmes vigilantes
viennent épier l'occasion de conquérir un germe
mortel, et que leur foule innombrable combat afin d'obtenir
la préférence? à moins que, pour bannir la discorde
et prévenir l'abus d'une lutte incertaine, un pacte
prudent accorde le prix à la plus diligente.
DIS-MOI, voit-on les arbres croître dans les airs, les
nuages dans le gouffre des flots, les poissons dans les
champs, le sang dans les veines du bois, les sucs savoureux
dans l'âpre caillou? Non, non, chaque être existe
et croît dans le lieu que lui destine la nature. L'âme ne
peut donc naître isolée, ni vivre indépendante de l'influence
du sang et des nerfs. Si tel était son privilège,
elle pourrait à son gré se choisir un asile dans la tête,
dans les bras, et siéger jusque dans les pieds ou dans les
moindres parties du corps, puisqu'elle ne cesserait ni
d habiter lé même être, ni de rester captive dans le
même vaisseau. Or, si l'évidence nous atteste que l'esprit
et l'âme ont un trône assigné pour croître et exercer
leur puissance séparément dans le corps, avec quelle
conviction devons-nous nier qu'ils puissent naître et vivre
sans leur abri! Ainsi, quand le corps périt, l'âme, décomposée
avec lui, s'arrache à son asile.
QUELLE erreur d'unir une immortelle essence à un
corps mortel! de les douer d'un mutuel attrait, et de les
asservir à de communs emplois ! Quelle distance les sépare!
quoi de plus différent, de plus opposé que ces deux
substahces? L'une est indestructible, l'autre est périssable, et l'on prétend les allier pour les contraindre à voguer
ensemble au travers d'horribles flots de douleurs !
UN corps est immortel ou par sa solidité, qui résiste à
tous les chocs, et que rien ne peut pénétrer ni dissoudre,
comme ces principes de la matière, que ma muse t'a retracés; ou parce qu'il est inaccessible au choc, Comme
le vide impalpable où se perd et s'anéantit tout choc destructeur
; ou enfin parce qu'il n'offre autour de lui aucun
passage à la chute de ses débris, comme la nature,
ce grand tout, hors duquel il n'existe ni espace pour recevoir
ses parties, ni corps pour les heurter et les rompre.
Or, l'âme n'est point immortelle par sa solidité,
puisque déjà je t'ai prouvé que le vide habite en toute
chose ; elle ne l'est pas non plus comme renfermantle vide ;
car une foule d'objets lancés de tous les points de l'univers
l'ébranlé sans cesse par une irruption soudaine, et
l'entraîne au bord.de sa ruine. Il est d'ailleurs des espaces
infinis où ses principes élémentaires peuvent, en
se dispersant, anéantir sa substance égarée. Ce n'est
donc pas pour l'âme que sont fermées les portes du
trépas.
Tu me diras eii vain que son immortalité se fonde sur
le privilège qui la garantit des efforts de la destruction.
Affirmeras-tu que ses traits agresseurs n'arrivent point
jusqu'à elle, ou qu'ils sont repoussés avant que la douleur
nous avertisse de leurs attaques? Mais, outre les maux que l'âme partage avec le corps, quels tourmens
l'assiègent sans cesse! l'incertitude.de l'avenir, qui la fatigue
et l'accable sous le poids des alarmes et des noirs
soucis; le remords rongeur qui la ramène souvent vers
un passé déchirant; la fureur délirante, mal honteux
qu'elle seule connaît. Ajoute encore l'ennui qui l'obsède,
la mémoire qui la délaisse, et l'accablement qui la plonge
dans les ondes noires d'un sommeil léthargique.
LA mort n'est donc rien, et ses terreurs ne doivent
pas nous atteindre, si l'âme périt avec nous. Nous retrouvons
le repos que l'existence avait troublé. En effet,
avons-nous éprouvé les maux de la patrie dans les siècles
précurseurs de notre existence, lorsque l'Afrique soulevée
en fureur vint heurter l'empire ébranlé, et frapper
les airs épouvantés du sinistre tumulte de la guerre?
et, lorsque le genre humain prosterné attendait en suspens,
sur la terre et les mers, quel joug nouveau devait
l'accabler? Ainsi quand notre vie sera éteinte, quand
la mort aura séparé les principes dont l'union entretient
notre existence, nous serons de nouveau affranchis
des caprices du sort, que dis-je? nous ne serons plus!
Et notre sentiment ne serait point réveillé par l'écroulement
des débris confondus de la terre, des mers et
des deux.
EN s'affranchissant du corps, si l'esprit et l'âme conservaient
des sensations, quelle part y pourrions-nous
prendre, nous dont l'existence n'est que le résultat de
l'intime union des principes de l'âme et des sens? s'il se
pouvait qu'avec le temps les parties de notre être échappées du tombeau, et reprenant leur place accoutumée, rallumassent une seconde fois le flambeau de la vie, cette
renaissance ne nous toucherait plus ; car elle ne pourrait
renouer la chaîne de notre existence. Qui de nous s'alarme
des épreuves rigoureuses où les principes de son être ont
été soumis dans les âges passés, ou des chances qui les
attendent dans l'avenir? En contemplant le rapide torrent
des siècles écoulés et la variété infinie des mouvemens
de la matière, on conçoit que les mêmes élémens
ont plus d'une fois pris, quitté et repris les formes qu'ils
possèdent aujourd'hui, Mais nul souvenir ne nous le révèle,
parce que, dans cette longue pause de la:vie, les
élémens de l'intelligence, entraînés dans des directions
contraires, se sont égarés ou réunis à des objets étrangers
à la sensibilité.
CRAINT-ON le malheur, s'il ne nous frappe point
dans le moment où nous pouvons ressentir ses coups?
et, puisque le trépas, en faisant disparaître l'homme,
l'arrache aux maux dont il était menacé, et, dérobant
jusqu'aux traces de sa vie, efface en quelque sorte sa
première existence, que peut-il redouter quand il a cessé
d'être lui-même? Dans cette mort éternelle qui le délivre
d'une vie passagère, ne retrouve-t-il point la nullité de ce
temps qui le précéda? ne se réfugie-t-il point dans ce
néant qui devança sa naissance?
AINSI, lorsque l'homme s'indigne d'être condamné par
la mort à livrer à la terre ses fétides lambeaux, à se voir
dévoré par les feux du bûcher ou à repaître les monstres
féroces, crois qu'il n'est point sincère avec lui-même, et
quil nourrit une terreur aveugle dans son coeur. Il ne doute
point, dit-il, que la mort n'éteigne en lui le sentiment, mais, toujours flottant dans le doute, il se dément
bientôt. Il ne s'arrache point tout entier à l'existence,
il fait, survivre à son être une partie de lui-même
et lorsqu'il entrevoit dans l'avenir ses restes en proie à la
voracité des tigres et des vautours, il déplore ses tourments
futurs; il ne se détache point assez de ce corps
abattu par le trépas; il lui accorde des sens, et dans sa
pensée craintive, debout à côté de son,cadavre, il lui
prête encore la vie; il gémit, indigné de son sort mortel.
Hélas! il ne voit pas que la mort ne laisse point survivre
en lui un être intelligent qui demeure immobile sur sa
tombe, pour pleurer à côté de son corps livide, pour
être déchiré par les monstres ou dévoré par la douleur;
car, si dans la mort le plus cruel tourment est de devenir
la proie des bêtes féroces, je ne crois pas qu'il soit
moins cruel d'être étendu sur les flammes dévorantes du
bûcher, d'être étouffé dans le miel onctueux (1), de languir
glacé sous le poids de la pierre humide, ou sous
la terre, foulée par les pas dédaigneux du passant.
(1) Il est bon de se rappeler, pour l'intelligence de ce passage, que quelquefois les anciens ensevelissaient les corps dans le miel. Démocrite voulait que l'on conservât ainsi tous les morts.
EN! quoi, dis-tu, cette famille joyeuse ne saluera
plus mon retour ni cette épouse chérie, ces tendres
enfans ne se précipiteront plus sur mon sein pour se
disputer mes baisers; ils ne feront plus tressaillir mon
coeur de joie et d'amour ! J'abandonne des projets chéris,
une gloire imparfaite encore, et des amis que ma
voix ne pourra plus consoler! Malheureux! le songe du
bonheur s'évanouit; un seul jour, un seul instant
m'arrache aux plus doux biens de la. vie! Oui, sans
doute; mais la mort quite les ravit t'en épargne aussi le regret. Ah! si cette vérité pouvait se dévoiler aux
humains, de quel fardeau de terreurs et d'alarmes ne
s'affranchirait-on pas! Dès que les pavots de la mort
ont affaissé ta paupière, des siècles infinis de repos te
mettent à l'abri de la douleur. Et nous, cependant, attirés
vers le bûcher funèbre, nous arrosons ta cendre de
larmes intarissables ; le temps n'efface point la blessure
de nos coeurs. Insensés! quel est donc le sujet de
notre amer désespoir? quoi! c'est un sommeil paisible,
un calme inaltérable qui nous feraient consumer dans
un deuil éternel!
O MES amis, livrons-nous à la joie! disent, en s'excitant à
l'envi, ces voluptueux mollement étendus, la coupe
à la main et le front ombragé de fleurs ; savourons rapidement
ce fruit passager, l'instant du plaisir s'échappe,
il ne reviendra plus. Veulent-ils donc se prémunir pour
leurs futurs besoins? craignent-ils, après la mort, d'être
atteints par l'aiguillon de la faim, dévorés par la soif,
ou tourmentés par les flots renaissans des désirs ?
QUAND l'âme et le corps reposent plongés dans un
doux sommeil, la prévoyance ne s'inquiète ni de la félicité
de notre être, ni des soins de la vie. Eh bien! que ce
calme soit éternel, il ne sera point troublé par le regret de
l'existence. Cependant les principes de la vie n'ont pas
tellement désappris les mouvemens, auteurs de la sensibilité,
qu'en s'arrachant au sommeil, ils ne les reprennent
tout à coup. Mais la mort est encore moins troublée,
si l'on peut reconnaître des degrés dans ce qui
n'est rien; le désordre et la destruction qu'elle a causés dans les principes imposent un éternel sommeil à celui
que son froid repos a glacé.
Si tout à coup la voix de la Nature répondait à nos
plaintes par ces justes reproches : «Mortel, quelles douleurs
causent tes gémissemens? pourquoi pleurer à l'aspect
de la mort? Si tu as jusqu'ici coulé tes jours.dans les
délices, si, telle qu'un vase sans fond, ton âme ingrate
n'a point laissé échapper les flots du bonheur, convive rassasié,
que ne sors-tu satisfait du festin de la vie? heureux
voyageur, que n'acceptes-tu les douceurs du repos?
Si, au contraire, tu n'as point cueilli les fruits que je t'ai
prodigués, si l'existence t'importune,
pourquoi prolongerais-tu dans l'ennui des jours sans plaisirs? que ne rejettes-tu avec la vie le fardeau de tes peines? car je ne
peux rien créer de nouveau pour te plaire. Mon ordre
est invariable : ton corps n'est point affaissé par les ans,
tes membres ne languissent point encore de vieillesse
mais les mêmes scènes se renouvelleront sans cesse à tes
yeux, quand tu triompherais non-seulement des siècles
nombreux, mais quand ta vie s'étendrait avec l'éternité. »
PARLE à ce juste reproche de la Nature, que pourrions-nous répondre? Sa voix a fait triompher la vérité.
Et, lorsqu'un malheureux accablé d'infirmités s'épouvante
à l'aspect du trépas, et ose élever ses clameurs, elle
lui crie d'une voix terrible : «Va loin d'ici verser des larmes
; ensevelis tes plaintes dans le gouffrede la mort.) Aux
murmures insensés de ce vieillard débile : «Tes jours se sont
écoulés au milieu des plaisirs que tu n'as point saisis mais
tu convoitas les biens qui te manquaient, et tu dédaignas les tiens. Homme insatiable, tu rendis, ta vie imparfaite,
tu ne vécus qu'à demi et, quand la mort élève sa tête
devant toi, tu regrettes de ne pouvoir assouvir ton avidité.
Mais il en est temps, l'âge te bannit, et t'interdit
les biens dont tes successeurs vont jouir : retire-toi, et
d'une âme calme du moins cède à la nécessité. ».
RECEVONS d'un front soumis ce. reproche sévère et
juste. L'irrévocable loi de la nature ordonne qu'aux
êtres vieillis succèdent des êtres nouveaux, et qu'alternativement
les uns reçoivent des autres la force et la
vie. Rien ne tombe au néant, ni dans le gouffre du noir
Tartare; et la génération présente est la semence des
races à venir. Elles passeront à leur tour, et te rejoindront bientôt.
Ainsi que leurs précurseurs, tous les êtres
disparaîtront du mobile univers. Ils se transmettent
en courant le flambeau de la vie; chacun d'eux apporte
son tribut aux reproductions de la nature, qui ne leur
accorde que le rapide usufruit de l'existence.
CONTEMPLE le long amas des siècles qui nous ont
devancés. Comme dans un mouvant miroir, il te dévoilera
l'image prophétique des temps qui suivront
notre vie. Que présagent-ils donc de triste et d'affreux?
l'inaltérable calme du plus doux sommeil.
TOUTES les horreurs entassées dans le sombre et profond
Achéron, nous les trouvons dans la vie. Ce Tantale
glacé d'effroi sous l'énorme rocher qui le menace sans
cesse de sa chute terrible, c'est l'homme épouvanté du vain courroux des dieux, et qui se croit accablé du poids
de leur colère sous les maux que lui inflige l'aveugle destin.
Au bord de l'Achéron, Titye n'est point livré en proie
aux avides oiseaux : ces monstres trouveraient-ils dans sa
vaste poitrine l'aliment éternel de leur voracité, quand
l'immensité de son corps, au lieu de neuf arpens, couvrirait
l'orbe du monde? Quel être pourrait suffire à une
douleur éternelle, et fournir l'éternel aliment de ses
bourreaux? Titye est avec nous, il est ici : les monstres
qui le déchirent sont les noirs soucis, les soupçons jaloux,
la sombre ambition et les remords dévorans.
SISYPHE se présente à nos yeux; c'est lui qui mendie
la faveur populaire, les haches, les faisceaux, et qui,
toujours rebuté, se retire pénétré de tristesse et de
honte. Se consumer en travaux douloureux pour un
honneur futile qui nous fuit sans cesse, n'est-ce point
élever avec de périlleux efforts vers la cime d'un mont,
l'énorme rocher qui menace celui qui le pousse, et, près
du but, échappe, retombe, et roule en grondant dans la
plaine ?
REPAÎTRE à chaque instant son âme insatiable, la
combler de tous les biens sans la rassasier jamais, demeurer
insensible au retour de la saison féconde, recueillir
vainement ses présens variés les doux fruits
dont elle nous environne, n'est-ce pas le supplice de
ces jeunes beautés qui s'efforcent de verser incessamment
dans un vase sans fond une onde fugitive ? CES furies, cet horrible Cerbère, ce sombre Tartare
qui, de sa bouche embrasée, vomit en bouillonnant des
torrens de feux, ne sont que les fruits mensongers de la
crainte et de l'erreur. Mais le coupable reçoit dans la
vie son juste châtiment, dans la crainte des supplices
réservés à ses forfaits. Il sent déjà peser sur lui le glaive
des lois; il redoute les cachots où gémit le crime, la
roche homicide, les faisceaux, les tortures, le bitume brûlant,
les lames, les torches, et s'il échappe aux bourreaux,
sa conscience elle-même le déchire, le perce de
traits cruels, et le tourmente sous le fouet vengeur. Il
joint à ces maux l'incertitude de l'avenir et la crainte de
voir ses tourmens se prolonger sans fin, ou s'aggraver
dans la mort; ainsi la vie devient l'enfer de l'insensé.
MORTEL injuste, ne dois-tu pas te dire : Ancus, le bon
Ancus a fermé ses yeux à la lumière céleste, lui qui te
surpassa par tant de vertus! Cette foule et de grands et
de rois dont les peuples nombreux subirent la puissance,
ont courbé leur front sous la faux de la mort; ce monarque
qui, resserré sur la terre, se fraya un chemin belliqueux
à travers l'Océan, méprisa le murmure des flots
indignés, et apprit à ses fières légions à fouler d'un pied
insultant les gouffres amers, il n'est plus, et son âme a
délaissé ses membres livides. Scipion, ce foudre de la
guerre, ce fléau de Carthage, comme un esclave obscur
a livré sa cendre à la terre; et ces inventeurs des sciences
et des arts, ces nobles compagnons des muses, Homère,
qui tient le sceptre dans leur troupe sacrée, comme eux
est descendu dans la tombe; Démocritë, courbé par l'âge averti que les ressorts de son âme se brisaient, d'un pas ferme présenta sa tête à la mort; Epicure enfin, lui-même,
vit éteindre le flambeau de sa vie, cet Ëpicure
dont le vaste génie domina les humains et brilla parmi
les enfans de la gloire, comme l'astre du jour au milieu
des astres pâlissans.
Tu balances, cependant ! tu t'indignes de mourir ! tu
ne vois pas que ta vie est une mort anticipée que tu renouvelles à chaque instant! toi, qui consumes dans le
sommeil la plus grande partie de tes jours, et qui dors
en veillant, toi, dont les idées sont des songes, et qui,
faible jouet des préjugés, des vaines terreurs, des soucis
dévorans, ignores jusqu'à la cause qui entraîne ton
âme égarée dans un gouffre d'erreurs !
Si l'homme découvrait la source des tourmens qui l'obsèdent,
aussi facilement qu'il en ressent le faix terrible
consumerait-il sans fruit sa triste existence ? le verrait-on
à jamais, incertain dans ses désirs, ignorer jusqu'au bien
qu'il poursuit avidement, et se précipiter sans repos d'un
lieu vers l'autre, comme s'il pouvait, par sa mobilité,
secouer le fardeau qui l'accable?
L'UN fuit son palais somptueux, chassé par l'ennui ;
il y retourne aussitôt ; il n'a pu ailleurs remplir le vide
de son âme. L'autre précipite ses coursiers vers son domaine
champêtre, plus pressé que s'il venait en arrêter
l'incendie; à peine a-t-il touché ses limites, que l'ennui
vient peser sur son front. Il invoque le sommeil, cherche
à s'oublier lui-même; soudain avec ardeur il redemande
la ville, il y revole à l'instant. C'est en vain que l'homme
se fuit, il ne peut s'éviter; sans cesse il se retrouve, sans cesse il se toirmente. Ah! s'il n'ignorait point la source
de ses maux, loin d'y joindre la souffrance de ces vains
remèdes, il apprendrait, dans l'étude de la nature, à
jouir de ses dons, à connaître ses lois ; car ce n'est point
pour fuir son sort pendant quelques courts instans qu'il
doit chercher à sortir de sou doute, mais pour s'assurer
de l'état éternel qui commence à la mort.
ENFIN, pourquoi ce doute, ces terreurs, cette soif
dévorante de la vie qui s'irrite dans les périls. Apprends,
o mortel, que le terme de tes jours est fixé. Quand la
nature t'appelle au repôs, sans crainte obéis.
EN prolongeant tes jours, changeras-tu de destin ? La
Nature ne créera point pour toi de nouvelles voluptés.
Mais tu n'aperçois pas le bien présent, et tu désires au
delà de ce que tu possèdes. A peine satisfaits, les désirs
succèdent aux désirs dans ton coeur, et l'embrasent de la
soif dévorante de la vie : à tant de maux tu joins encore
l'incertitude du sort à. venir.
NE pense pas du moins qu'en prolongeant la vie,
tu retranches les instans destinés à la mort. Quel que
soit lr terme de nos jours, il n'abrège point la durée
de notre anéantissement. Quand notre existence triompherait
de la lutte des siècles, il nous resterait à subir
une mort éternelle; et celui pour qui la lumière de la
vie s'éteint, à l'instant même, ne restera pas moins
longtemps enfermé dans les ténèbres de la mort,
que celui qui a vu passer sur sa cendre d'innombrables
années.
JE parcours sur le Pinde des lieux déserts, où nul
n'a laissé l'empreinte de ses pas; j'aime à puiser aux
sources vierges encore; j'aime à cueillir des fleurs nouvelles;
j'aspire à ceindre une couronne dont les Muses
n'aient jamais orné le front des poètes. Car je révèle aux
hommes de hautes vérités, je brise les fers honteux dont
la religion accablait leur âme; je répands des flots de
lumière sur les mystères les plus profonds; je revêts
de l'éclat des vers l'austérité de la raison : tel quand
l'habile médecin présente aux enfans l'absinthe salutaire,
il environne les bords du vase d'un miel savoureux.
Séduite par cette erreur bienfaisante, leur lèvre
puérile accepte sans défiance le noir breuvage qui verse
dans leurs jeunes membres la vie et la santé. Ainsi,
le sujet que je chante, trop sérieux pour les esprits qui
ne l'ont point abordé, et rebutant peut-être pour le
vulgaire, m'invite à emprunter le doux langage des
Muses, afin que le miel suave de la poésie corrige l'amertume
de la vérité. Heureux, ô mon ami, si, captivé par la mélodie des vers, tu ne cesses de les entendre
qu'après avoir approfondi l'utile étude de la nature et
déchiré le voile qui couvre ses grands secrets.
JE t'ai déjà enseigné quelles sont les qualités et les
nombreuses configurations des premiers élémens. Tu
sais maintenant comment ces principes de toutes choses,
entraînés par l'impulsion que leur imprime leur
essence, parcourent de toute éternité l'espace infini, et
comment tous les êtres ont dû l'existence à leurs innombrables
combinaisons. Tu n'ignores pas non plus la
nature de l'âme, ni les ressorts qui lui transmettent la
vie et l'activité dès qu'elle s'allie au corps; ni la métamorphose
qu'elle subit, lorsque, séparée des sens, elle
se dissout, et restitue ses principes à la nature.
EMBRASSONS maintenant un sujet différent, mais intimement
lié aux vérités que je t'ai fait connaître. Apprends
que, dans l'espace, des substances revêtues du
nom de simulacres, qui, pour ainsi dire, membranes
détachées de la surface des corps, voltigent au hasard
dans l'atmosphère, nous épouvantent pendant que nous
veillons, et, dans les songes, assiègent notre esprit de
figures monstrueuses, de spectres, de fantômes, dont
l'essaim funèbre nous arrache aux langueurs du doux
sommeil. Ainsi, ne croyons pas, comme l'erreur nous
l'atteste, que ces simulacres légers soient des âmes
transfuges de l'Achéron, qui s'efforcent de revoler parmi
les vivans et d'assister encore aux scènes de la vie; car lorsque le corps et l'âme, en se séparantv ont été rendus à leurs élémens, la mort ne laisse point survivre la
moindre partie de l'être qu'elle à frappé.
AINSI donc, de la surface de tous les corps s'exhalent
en flottant des effigies, des images mobiles, espèces de
membranes ou d'écorces déliées, qui conservent, en s'échappant dans les airs, les traits et la forme exacte des
corps dont elles sont émanées.
LEUR existence se révèle aisément à l'esprit le moins
pénétrant; car il est un grand nombre de corps dont
les émanations sont sensibles à tous les yeux. Là, ce
sont des parties distinctes qui s'épanchent en tous sens
comme la fumée exhalée du bois, la chaleur élancée du
feu. Ici, elles offrent un tissu souple et serrée comme
le vêtement léger dont la cigale se dépouille pendant
l'été, l'enveloppe dont le veau naissant se débarrasse
aux portes de la vie, ou la robe dont le serpent se dépouille
en glissant et qu'il laisse flotter sur les buissons. Ces exemples, suffisent pour te convaincre que de
la surface de tous les corps se détachent de semblables
images, mais plus légères et plus subtiles. Car; peut-on
affirmer pourquoi ces grossières effigies se détacheraient
plutôt des corps, que celles dont la ténuité se dérobe à
nos sens, surtout en reconnaissant que tous les corps
sont environnés d'une multitude de molécules imperceptibles
qui, sans altérer leur forme, sans renoncer à
leur ordre primitif, peuvent, de la surface même, où est
placée leur essence légère, s'élancer avec une vélocité
qui n'a besoin de triompher d'aucun obstacle.
Nous voyons même des flots de molécules s'échapper. non-seulement de l'intérieur des objets, mais aussi de
leur surface : telles sont les émanations des couleurs.
Vois-tu ces voiles colorés de pourpre, de noir ou d'azur,
qui, déployés sur des colonnes, flottent au sommet de nos
vastes théâtres : leurs reflets mouvans éclatent sur les nombreux spectateurs, et leur mobile lueur frappe la scène, le
cercle des femmes, des graves sénateurs et les images des
dieux. Ce magique reflet flatte plus nos regards quand
le théâtre, moins ouvert, permet une moins libre issue
aux traits de la lumière. Si le coloris de ces voiles se
détache de leur superficie, tous les corps soumis à cette
loi doivent expulser des effigies déliées, puisque ces
deux espèces d'émanations ont leur source à la surface
des corps. Nous avons donc révélé l'existence des simulacres
qui parcourent l'espace aérien sous des formes
si délicates, qu'en se divisant; il s'échappent à nos yeux.
LA chaleur, les parfums, la vapeur et toutes les émanations
semblables s'évanouissent en se disséminant,
puisque, détachées du centre des corps, elles ne peuvent
se frayer une route directe et se divisent dans les
issues tortueuses où elles s'ouvrent un étroit passage;
tandis que la membrane fluide des couleurs s'échappant
de la superficie, n'est déchirée par aucun obstacle.
ENFIN, les miroirs, la surface des eaux, les corps
lisses nous renvoient les simulacres des objets avec une
ressemblance si parfaite, qu'ils ne peuvent être formés
que par les propres images de ces objets. Car, je le dis encore, les effigies des corps solides ne peuvent pas plus tôt être émanées, que celles dont la ténuité échappe
à nos sens.
De tous les corps s'écoulent donc des images qu'on
ne peut apercevoir isolées, mais dont les émissions fréquentes,
réunies, et renvoyées de la surface des miroirs,
se manifestent enfin à nos: organes. Telle est la cause
de leur ressemblance avec la forme des objets qui les
produisent.
POURSUIS, et connais quelle est l'extrême ténuité de
ces images, dont les principes sont plus imperceptibles,
plus subtils que ceux même dont l'essence commence à
échapper à notre vue. Veux-tu t'en convaincre? Songe
à quel point les principes des corps sont inaperçus
? puisqu'il existe des êtres animés dont le corps divisé
seulement en trois parts ne serait qu'un atome invisible. Quelle sera donc la ténuité de leur coeur, de leurs
yeux, de leurs entrailles, de leurs faisceaux nerveux ?
Et peùx-tii concevoir la nature délicate et subtile des
principes créateurs de leur âme et de leurs sentimens ?
FRAPPE légèrement la tige des fleurs dont le parfum
est pénétrant, l'absinthe amère, le panace, l'aurone
acerbe et la triste centaurée, une foule de simulacres
odorans jamais sans force, voltigent aussitôt dans les airs,
les parcourent, sans que leur choc et leur agilité soient
sensibles à nos sens. Nul ne pourra apprécier à quel
point ces images sont petites, comparées aux corps
dont elles sont émanées.
MAIS, ne crois pas que l'air récèle d'autres simulacres, que ceux dont les corps ont produit l'émanation ;
il en est qui s'échappent d'eux-mêmes, se balancent
dans la région aérienne, et qui, sans cesse, quittent et
reprennent mille formes nouvelles, comme ces nuages
amoncelés rapidement dans les hautes régions, voilent
l'azur d'un ciel serein,
s'épanchent dans l'air qu'ils
caressent. Tantôt, des spectres gigantesques semblent
remplir l'espace de ténèbres; tantôt, des montagnes
énormes se dressent, et des rochers arrachés de leurs
flancs laissent tout à coup entrevoir le soleil; tantôt, un
monstre immense rassemble, pousse les nuages et les
répand dans l'étendue des cieûx.
MAIS avec quelle facile abondance et quelle promptitude
naissent les simulacres ! avec quelle vélocité ils
se détachent et s'échappent sans cesse des objets! Les
surfaces de tous les corps sont les sources intarissables
des émanations ; arrivées à la superficie des corps,
elles
pénètrent les tissus poreux, tels que les étoffes, et sont
repoussées par les objets solides, tels
que le bois ou la
pierre, et n'en réfléchissent point les images. Mais leur
effet est différent, lorsque les émanations rencontrent
un corps serré et poli, tels que les miroirs : elles ne
peuvent les traverser comme de légers vêtemens, mais
elles ne se décomposent par le choc qu'après avoir été
réfléchies en entier par la surface plane. C'est ainsi que les
corps lisses renvoient les simulacres : quelles que soient
la brièveté du temps et la promptitude avec laquelle on leur oppose le miroir, leur image s'y réfléchit soudain.
Ainsi, des surfaces des corps s'échappent sans cesse des tissus déliés, des images imperceptibles. Un seul
instant voit en foule des simulacres naître et s'élancer à
flots pressés.
Si l'astre du jour, dans un court intervalle de temps,
répand les flots lumineux dont l'espace est sans cesse
rempli de même les simulacres émanés des corps, de
toute part, se précipitent en foule dans toutes les directions;
car de quelque côté que le miroir se présente,
l'objet s'y reproduit soudain avec sa forme et ses couleurs.
A L'INSTANT même où le ciel brille de l'éclat le plus
pur, le voile épais de la tempête le couvre tout à coup.
Il semble que les ténèbres, s'élançant de l'Achéron,
coulent à flots impétueux dans les cavités du ciel; dans cette
nuit de vapeurs orageuses, nous contemplons,
sous mille formes horribles, l'effroi balancé sur nos
têtes. Mais, qui pourrait apprécier la ténuité des images
innombrables dont se forment ces spectres aériens.
POURSUIS, apprends quelle est la vélocité des simulacres,
avec quel prompt essor ils s'élancent dans les airs,
quel immense espace ils parcourent dans un seul instant,
en se précipitant dans toutes les directions ; mais j'emploierai le charme et non la multitude des vers; car
l'oreille est moins docile aux cris dont la grue ne cesse
d'agiter les airs, qu'au rapide chant du cygne mélodieux.
Tu le vois, la vitesse appartient aux corps légers,
formés, d'élémens subtils. Ainsi, la lumière et la chaleur
du soleil sont doués d'une grande vélocité: ils se composent
d'élémens actifs et déliés qui se succèdent, se
poussent en courant, pénètrent aisément le fluide aérien. Les flots d'élémens pressent les flots qui les précèdent.
La lumière succède sans cesse à la lumière, et
la vitesse de son éclat s'accroît toujours par un éclat
nouveau. Ainsi les simulacres parcourent en un clin
d'oeil d'incommensurables espaces parce qu'ils sont incessamment
chassés par l'impulsion des corpuscules qui
les suivent, et que ces légers corpuscules, dont le tissu
est subtil et délié, pénètrent sans peine tous les corps
et coulent, en quelque sorte, dans tous les interstices
de l'air.
Tu vois des corpuscules émanés de l'intérieur des
objets, jaillir de leurs pores : tels sont l'éclat et la chaleur
du soleil : ils se répandent en un rapide instant
dans l'immense étendue des airs, envahissent la terre
et les flots, s'élancent vers le ciel, le baignent de leurs
feux, dont ils inondent l'espace. Ne sois donc pas surpris
si les simulacres nés à la surface des corps, et dont
nul obstacle ne retarde l'émanation, se précipitent avec
plus de vitesse et en de plus vastes profondeurs, dans
un temps égal à celui que la lumière du soleil emploie
à traverser les plaines célestes.
MAIS veux-tu mieux encore te convaincre de l'extrême
vélocité des simulacres ; épanche sur le sol une
légère nappe d'eau. A l'instant, les étoiles dont le ciel
est parsemé, les flambeaux éclatans du monde sont
réfléchis dans le cristal liquide. Tu vois donc avec quelle
extrême vitesse les images se précipitent des extrémités
du monde à la surface de la terre.
RECONNAIS donc l'existence des simulacres qui assiègent
sans cesse notre vue et affectent nos sens. Tous les corps ont leurs émanations constantes : les parfums
coulent des corps odorans, le froid émane des
fluides, la chaleur émane du soleil, de la plaine turbulente,
des mers s'exhale le sel rongeur qui mine les édifices
du rivage. Mille sons variés voltigent incessamment
dans les airs. Parcours les bords de l'Océan; la vapeur
saline affecte ton palais
, et l'absinthe broyée devant
toi te lance son amertume : tant les sources intarissables
des émanations coulent vers nous de tous côtés, puisqu'il
nous est toujours permis de voir, d'odorer et
d'entendre.
ENFIN, puisque dans les ténèbres le toucher nous
révèle les contours et la forme d'un objet, au point de
le reconnaître quand la lumière du jour vient le découvrir
à nos yeux; du toucher et de la vue le mécanisme
est semblable. Si le corps en effet que nous
touchons dans l'ombre est de forme carrée, le jour ne
l'offrira point sous un autre aspect. La faculté de voir
est donc due aux images : sans elles nul objet ne serait
aperçu.
LEUR écoulement continu et rapide s'élance dans
tous les sens; mais le don de la vue appartenant aux
yeux seuls, partout où le regard se porte, il est frappé
par la forme et la couleur des objets. Par des signes
certains, les mêmes images nous révèlent des distances ;
car en se précipitant des corps elles poussent et chassent
l'air élastique qui s'amasse entre elles et l'organe : cette
colonne d'air, après avoir glissé dans toute son étendue
sur l'organe, et, pour ainsi dire, nettoyé la prunelle, la traverse. Par là nous apprécions les distances : plus la
colonne d'air poussée par les simulacres, en effleurant
nos yeux, s'étend et s'épaissit, plus l'objet qui les envoie
nous paraît éloigné; et, comme le jeu de la nature
s'exécute avec une vitesse inconcevable, nous apercevons
les corps, et à l'instant même nous jugeons leur
distance.
Tu t'étonnes peut-être que les simulacres inaperçus,
lorsqu'ils sont divisés, puissent, par leur agglomération,
nous faire apercevoir les objets : mais sentons-nous chaque molécule de l'air, quand le zéphyr nous
caresse, ou quand l'aquilon nous frappe? Leurs impressions réunies se manifestent seules à nos sens : leur action
est semblable au choc des objets dont la surface
agit sur nos corps. Presse du doigt ce rocher, tu ne
touches que l'extrémité de la surface et de la couleur,
et cependant le tact te révèle la dureté de la masse entière
de la pierre.Tu demandes pourquoi l'image apparaît au delà du
miroir et dans l'éloignemént ; c'est ainsi que du fond de
nos demeures, notre vue peut atteindre les objets extérieurs,
lorsque l'issue ouverte lui permet de se promener
sur les lieux d'alentour. Deux colonnes d'air s'interposent,
l'une, entre la porte et l'oeil, à laquelle succède l'image et de la porte et des corps placés; dans
l'intérieur d'un et d'autre côté. L'autre colonne, précédée
de la lumière qui vient frapper nos yeux, est suivie de l'image des objets placés et aperçus au dehors. Tel
est aussi l'effet du miroir : son image même, en se précipitant vers nous, chasse devant elle les flots d'air placés
entre sa surface et nos yeux. L'impression de cette
colonne d'air devance l'image du miroir ; mais à l'instant même où nous l'apercevons, notre propre image s'élance
vers le miroir qui ne la réfléchit à nos yeux
qu'après avoir fait glisser sur nous d'autres flots d'air
pressés par notre image. Voilà pourquoi cette image
paraît enfoncée au delà du miroir, à une distance égalé
à celle qui nous sépaçe de sa surface. Deux colonnes
d'air donnent naissance à ce phénomène.
Si le miroir transpose les parties des objets qu'il renvoie,
c'est qu'en frappant la surface plane, l'image,
avant d'être réfléchie, se retourne et change de face, en
un sens opposé. Ainsi, applique sur une colonne un
masque d'argile humide et souple : s'il se peut qu'en
conservant leurs formes, toutes les parties saillantes se
replient en elles-mêmes et surgissent au dehors dans
leur intégrité, tu verras l'oeil gauche et l'oeil droit faire
échange de leur place accoutumée.
QUELQUEFOIS,
l'image reportée de miroir en miroir
quintuple et sextuple le simulacre. Alors, quels que soient
l'obliquité, l'enfoncement, la distance de la position des
objets environnans, ils sont attirés vers toi par ces réfractions
rapides, et la multiplicité des miroirs les reproduit
sur tes lambris. Ainsi, de miroir en miroir sont propagées les images : le premier les réfléchit-il à gauche,
le second les retourne à droite, un troisième les
saisit et les rétablit aussitôt.
LES miroirs taillés à plusieurs faces réfléchissent les
objets dans le sens où ils leur sont présentés, ou parce
que l'image de miroirs en miroirs n'est transmise à nos
yeux qu'après son double trajet, ou parce que, roulant
sur elle-même en volant vers nous, la courbure de la
facette la presse et la retourne.
LE simulacre est si fidèle imitateur de notre corps,
que tu le vois se mouvoir, nous suivre pas à pas : il reproduit
l'attitude, le geste ; il se montre et disparaît; parce
que tu quittes la ligne du miroir,
il cesse de réfléchir:
car la nature a voulu que l'image ne puisse être portée
et réfléchie qu'en formant des angles égaux.
LES yeux craignent les objets resplendissans, ils en
évitent l'aspect. Le soleil éteindra ta vue, si tu la portes
obstinément sur lui. A la propre force de ses rayons se
joint la force des simulacres lumineux qui, tombant avec
impétuosité du haut des airs, frappent violemment nos
yeux et brisent leurs ressorts. D'ailleurs, une trop vive
splendeur, par la multitude des semences de feu qu'elle fait jaillir, irrite et blesse l'organe qu'elle pénètre.
Tous les objets, en un mot, sont jaunes à l'oeil d'un
bilieux parce qu'en s'échappant de son corps, des semences
jaunes se mêlent aux simulacres qui affluent
vers lui; et peut-être aussi le cristal de ses yeux est
empreint d'émanations colorantes dont la contagion dore
toutes les images. Du fond d'un lieu obscur on découvre facilement les
objets, exposés à la lumière du jour, parce que l'air ténébreux,
environnant nos yeux, s'y introduit sans obstacle, et s'empare de toutes les issues de l'organe. Aussitôt
il est suivi par l'air éclairé qui, doué de plus de vitesse
et d'énergie que l'air ténébreux, purge en quelque
sorte les yeux et les affranchit des ombres noires qui les
envahissaient. Quand les conduits qu'avaient obstrués les
ténèbres ont été ainsi abreuvés de lumière, les simulacres
des corps placés au jour s'en emparent rapidement et procurent
la sensation de la vue. Au contraire, il est impossible
de distinguer d'un lieu éclairé les objets placés
dans l'obscurité, parce que l'air sombre, plus épais, ne
se présentant que le dernier, ferme tous les canaux visuels,
envahit toutes les voies et repousse tous les simulacres
qui cherchent notre vue.
DANS le lointain, les tours carrées des villes apparaissent
arrondies : tout angle, à une grande distance,
se brise, ou plutôt on ne l'aperçoit pas. Son élancement
se perd; son trait ne peut arriver jusq'à l'oeil,
parce que le choc continu de l'air émousse les simulacres
dans un long trajet. L'angle usé ainsi devient insensible,
et l'on ne distingue plus qu'une masse de
pierres arrondies, non pas comme les corps dont l'oeil
de près détermine la forme sphérique, mais, pour ainsi
dire, comme un objet dont l'ombre qui l'entoure, rend
la forme douteuse.
QUAND le soleil brille, notre ombre se meut avec
nous : asservie à nos pas, elle imite nos gestes, elle
semble participer à la vie. On lui croirait la faculté de marcher,
de déployer les mouvemens et les gestes humains,
si l'ombre n'était autre chose
qu'un espace
privé de lumière. La terre recevant et perdant alternativement
la lumière du soleil, selon que la marche de nos
corps ouvre ou ferme le passage à ses rayons, il semble
que la même ombre nous suit incessamment en tous
lieux mais la lumière n'étant que l'effusion continue
des rayons lumineux qui se perdent et renaissent comme
un fuséau de laine, déroulé et attiré dans un foyer dévorant, tu conçois comment la terre, quand un corps
mobile lui dérobe les rayons de l'astre, se revêt alternativement
d'ombres noires ou de clartés brillantes.
CEPENDANT, nous n'accusons point nos yeux d'imposture.
Discerner l'ombre et la clarté tel est leur
emploi. Mais est-ce toujours la même lumière qui
coule ? est-ce toujours la même ombre qui poursuit sa
carrière, ou bien ai-je révélé ce phénomène? C'est à la
raison seule de porter l'arrêt. Les yeux ne peuvent approfondir
la nature des corps. Ne leur impute donc pas
des erreurs de l'imagination.
LE vaisseau qui nous enlève rapidement nous paraît
immobile, tandis que celui qui est captif dans le port
semble nous fuir emporté par le courant; les collines,
les champs que, nous font raser nos voiles enflées par
le vent semblent courir; et se précipiter vers la poupe. Les
astres paraissent immuables dans les cavités des deux,
et cependant leur marche est éternelle ; ils s'élèvent
d'un côté de la terre et ne vont se précipiter à l'autre
horizon qu'après avoir fait jaillir leur clarté dans la
vaste enceinte des cieux. Du flambeau des jours, de l'astre des nuits, la raison seule nous révèle la marche
continue. Vois ce vaste amas de montagnes se dresser au
milieu des flots de l'Océan : entre ces monts des flottes
entières trouveraient un libre passage ; et, vus dans le
lointain, ces rochers séparés par de larges intervalles se réunissent à nos yeux et ne forment qu'une île immense. Les enfans après avoir tourné sur eux-mêmes
voient les lambris dé leur demeure se mouvoir, les colonnes
circuler rapidement autour d'eux; ils sont prêts
à craindre que les murailles, que les combles entraînés
ne s'écroulent et ne les ensevelissent sous leurs débris.
QUAND la Nature commence à élever au sommet des
montagnes le disque du soleil rougi de feux ondulans,
ces cimes où l'astre, avant de prendre son essor, semble
reposer son orbe étincelant, ne sont séparées de nous
que de deux fois mille, quelquefois de cinq cents portées
de traits. Entre ces monts et le soleil pourtant,
des mers se prolongent, sans fin sous la voûte éloilée.
Au delà de ces mers sont d'innombrables régions surchargées
d'habitans divers, d'animaux, de cités et de
milliers de peuples.
UNE nappe d'eau d'un doigt d'épaisseur étendue entre
les pierres de la voie publique nous découvre sous nos
pas un espace aussi vaste que celui qui s'arrondit sur
nos têtes entre la terre et le ciel. IL semble que le globe,
entrouvrant ses flancs profonds, nous laisse contempler
de nouveaux nuages, un autre firmament et tous les
corps brillans sous des cieux inconnus dont la terre
nous dérobait l'admirable spectacle.
Si ton coursier s'arrête en traversant un fleuve, regarde fixement fuir l'onde rapide; le coursier, quoique
immobile, te paraît céder à une force qui l'entraîne à
l'opposé du courant. Que tes regards se portent sur
ce qui t'environne, tu verras tous des corps entraînés
comme toi, remonter vers la source du fleuve.
CONTEMPLE de l'une de ses extrémités et dans toute
son étendue ce portique, que soutient un double rang de
colonnes égalés en hauteur, il décroît, se resserre par
degré, prend une forme conique : le sommet s'abaisse
vers le sol, l'un et l'autre côté se rapprochent, et leur
extrémité anguleuse n'offre plus que la forme d'un cône.
LES nochers voient le soleil s'élancer de l'onde, et
replonger ses feux dans l'onde. N'accusons point leur
sens de tromperie, puisque rien ne s'offre à leurs yeux
que les cieux et les mers.
L'HOMME qui ignore les effets du liquide élément,
croit voir les vaisseaux qui surchargent la mer renversés,
déformés, lutter contre les flots. Le gouvernail,
les rames, demeurent droits au dessus du niveau de
l'ônde mais la partie plongée sous le cristal mobile, se
replie, s'allonge, se redresse et semble revenir flotter
jusqu'à la surface.
QUAND le vent nocturne chasse les nuages épars çà
et là sous la voûte d'azur, les flambeaux du firmament
semblent se précipiter, contre le cours des nuages et se
frayer dans les cieux une route inaccoutumée.
Si le hasard te fait presser du doigt l'orbite de tes
yeux, tu verras autour de toi tous les objets se doubler,
les flambeaux brilleront d'une double lumière, un double ameublement ornera ta demeure, et les hommes
t'apparaîtront avec un double corps, avec un double
visage.
QUAND nos membres enfin sont enchaînés par le
doux sommeil, et que le corps est plongé dans un immuable repos, nous croyons quelque fois veiller, et agiter
nos membres; et, quoique environnés de profondes ténèbres,
nous contemplons les feux du soleil et l'éclat du
jour; enfermés dans une étroite enceinte, nous errons
sous d'autres cieux, nous franchissons des mers, des montagnes,
des fleuves. De vastes campagnes sont traversées
par nos pas rapides; le profond silence des nuits
nous environne, et cependant des sons arrivent à notre
oreille; on nous appelle, et notre bouche muette croit
répondre.
UNE foule de phénomènes peuvent ainsi nourrir nos
illusions, et tendent à violer la foi due aux sens. L'erreur
naît presque toujours de l'imagination, que nous
nous plaisons à mêler au jugement des sens. On prétend
avoir vu ce que les sens ne nous ont point montré.
Qu'il est rare, en effet, de dégager la vérité que
nos organes nous révèlent des vagues prestiges dont
l'esprit se plaît lui-même à l'environner.
CELUI enfin qui croit que la science consiste à tout
ignorer, ne peut pas même s'assurer de.sa propre ignorance,
puisque son propre aveu le condamne. Non, je
ne combats point l'homme absurde qui repousse l'évidence,
et semble marcher à reculons, et la tête sur la
terre. Mais, je lui accorde l'existence de son ignorance
absolue. qu'il me dise alors comment il discerne ce qu'on peut savoir, ce qu'on peut ignorer, puisque pour lui la
certitude n'existe pas ; d'où lui vient le sentiment du
vrai et du faux; comment choisit-il entre le doute et là
certitude?
RECONNAIS donc que la vérité ne nous est transmise que par le ministère des sens; que les sens ne peuvent
être justement accusés d'imposture. Nous leur devons
une entière confiance, leur pouvoir énergique et sûr confond
l'erreur en lui opposant la vérité. Et quels guides
seraient plus infaillibles que les sens ? Diras-tu que la
raison, quoique enfantée par les mêmes organes, rectifiera
leurs erreurs : la raison,
dont l'existence est leur ouvrage,
la raison qui chancelle, lorsqu'ils l'abandonnent?
Mais les sens
pourront-ils s'entr'aider, et rectifier
en commun l'erreur de chacun d'eux? l'oreille dévoilera-t-elle l'illusion de la vue? le tact recueillera-t-il des
sons échappés à l'ouïe? le goût, l'odorat ou la vue révèleront-ils les méprises du toucher? Non, non, chaque
organe a son but et son emploi,, il est limité dans sa
puissance. Ainsi, l'âpreté ou la mollesse, le froid ou la
chaleur, le coloris et ses nuances, les sons, les parfums,
les saveurs, ont séparément leur arbitre. Les
sens portent isolément leur arrêt, et ne peuvent le rectifier
eux-mêmes. Chacun à part mérite la même confiance,
et leurs rapports en tous temps sont toujours
sincères.
Si la raison ne peut définir pourquoi l'objet angulaire
paraît arrondi dans l'éloignemcnt, il vaut mieux
n'expliquer que d'une manière indécise cette double apparence, que de laisser échapper de nos mains l'évidence,
d'anéantir tous les principes de la certitude, et de faire
écrouler cette base où repose notre salut et notre vie.
Car, il ne s'agit pas seulement ici du triomphe de la
raison : la vie elle-même n'a de guides et de conservateurs
que les sens; ils signalent les objets dangereux, l'abîme
qui menace de nous engloutir, et la route qui doit nous
en écarter. Tu le vois donc, toutes les paroles exhalées
contre les sens sont injurieuses et vaines.
AINSI, lorsqu'en érigeant un édifice, l'architecte adopte
une règle fausse; si un aplomb inexact l'a trompé sur
le niveau du sol, si quelques parties sont dirigées par
une équerre inégale, nécessairement il n'élève qu'un édifice
claudiquant, qui s'affaisse, se penche, sans grâce,
sans force et sans harmonie : une part menace de s'écrouler,
et l'ensemble, appuyé sur des bases vicieuses,
s'écroule en effet. Ainsi, en répudiant le guide des sens,
le raisonnement trompeur et vain sera bientôt renversé.
MAINTENANT, comment chaque sens est-il affecté par
les objets qui lui sont analogues? la raison dévoile aisèment ce mystère. La voix et tous les sons ne se font
entendre qu'à l'instant où les élémens qui les composent
pénètrent les sinueuses cavités de l'oreille : car tu ne
peux contester l'essence matérielle des sons, puisqu'ils
affectent nos sens. Souvent la voix, en son passage, irrite
le gosier, et les cris perçans offensent ses canaux.
Quand les principes nombreux de la voix se précipitent
à l'extérieur avec impétuosité, ils pressent leur étroite
issue, la fatiguent, et en déchirent l'orifice en s'échappant dans les airs. Tu ne peux donc nier que la voix et
les sons ne soient doués d'élémens corporels, puisqu'ils
nous font éprouver la douleur.
Tu sais à quel point l'homme fatigue ses nerfs et lasse
sa vigueur; si sa voix sonore retentit depuis le lever éclatant de l'aurorej usqu'à l'instant où la nuit étend ses
ombres, surtout si le feu de la querelle enfle sa voix.
La voix participe donc de l'essence du corps, puisqu'elle
ne peut résonner longtemps sans lui ravir une partie
de ses forces.
MAIS la rudesse ou la douceur de la voix dépendent
de la rudesse et de la douceur de leurs élémens. Les
mêmes élémens ne frappent point notre oreille, lorsque
de la trompette retentit le grave et profond murmure, ou
lorsque du cor recourbé éclate le rauque frémissement,
ou lorsque le cygne,
éclos dans les fraîches vallées de
l'Hélicon, d'une voix mélancolique, exhale et module
ses suaves adieux.
QUAND les sons, du fond de la poitrine, se sont précipités
dans les cavités du palais, la langue, industrieuse
et mobile ouvrière de la parole, façonne les mots, et
la lèvre agile et souple les modifie. Si le trajet de la
voix est court, elle se transmet à l'organe avec clarté,
et lui porte ses plus légères inflexions ; mais si l'intervalle
qui les sépare est considérable, l'amas du fluide aérien
embarrasse et confond les paroles qui flottent indécises
dans la plaine de l'air. Alors, on ne recueille que des
sons entrecoupés, et le sens des mots nous échappe,
parce que la voix, en volant, dans l'air qu'elle traverse,
se brise, et ne nous parvient qu'incertaine et confuse. ENFIN,
lorsque le crieur publie un édit récent, ses
accens frappent à la fois les oreilles d'un peuple entier,
une seule voix se divise donc tout à coup en des milliers
de voix, puisqu'elle s'introduit, en même temps dans
d'innombrables organes, et leur transmet des paroles
distinctes, claires et sonores. LES voix qui ne rencontrent aucun organe poursuivent
leur essor, s'égarent et s'évanouissent dans les airs, ou
quelquefois vont heurter des masses solides qui répercutent
les sons, et nous font illusion en réfléchissant,
pour ainsi dire, l'image de la parole. Instruit par la révélation
de ce phénomène, tu peux expliquer à toi-même et aux autres pourquoi, dans les lieux solitaires,
les rochers nous renvoient les paroles, sans altérer ni leur
ordre, ni leurs intonations, lorsque en cherchant nos
pâles compagnons égarés dans les montagnes ombreuses,
nous les rallions d'une voix éclatante.
ET moi, j'ai vu des lieux qui reproduisaient la voix six
fois et plus, tant la voix revolait de collines en collines
dans son intégrité. Aussi, les habitans de ces contrées
supposent-ils la présence des Nymphes et des Satyres
aux pieds légers. Les Faunes, disent-ils, dans leurs nocturnes
ébats, par des chants joyeux, troublent le silence
de la solitude : aux doux frémissemens de la corde sonore s'unissent leurs tendres accens que, par intervalle, accompagne
la flûte, pressée sous leurs doigts agiles. Pan
révèle son approche aux hôtes de ces lieux : ils le pressentent
quand, sur sa tête amphibie le dieu agite sa couronne de pin, et promène ses lèvres recourbées sur
ses nombreux pipeaux, qu'il enfle d'intarrissables sons
rustiques. Leurs discours ne cessent de proclamer de semblables
prodiges ; peut-être ce peuple veut-il prouver
ainsi que son pays n'est point dédaigné des dieux : mais
qu'importe le but de leurs récits miraculeux; on sait
trop à quel point l'esprit humain est avide de fables !
NE sois donc pas surpris que le son se fraie, pour
frapper l'ouïe, des chemins, interdits à nos regards.
Ainsi, ces portes se closent vainement entre nous : notre
parole les traverse ; l'expérience l'atteste chaque jour.
La voix flexible, sans se détruire, s'introduit dans les
pores les plus sinueux des corps, tandis que les images
destinées à nos yeux s'arrêtent dans les moindres détours,
se divisent et se perdent, s'ils ne sont reçus dans des
conduits directs, tels que ceux du cristal, que l'image
traverse en conservant son intégrité.
D'AILLEURS, la voix se divise en d'innombrables voix
qui se répandent de tous côtés, parce qu'elles s'engendrent
mutuellement; une seule en enfante une foule. Telle l'étincelle
se divise en milliers d'étincelles. Tous les lieux
se remplissent donc en même temps des sons de la voix,
qui se répand à la ronde, entoure l'orateur et pénètre
dans les cavités les plus secrètes, tandis que les simulacres
ne s'élancent qu'en ligne droite de l'objet qui les émane
à nos yeux. La ligne du regard n'a point d'obliquité:
nul ne peut apercevoir l'objet qui plane sur sa tête. Le
son, au contraire, arrive en tous sens, même à travers
lès obstacles. Cependant, la voix s'émousse aussi en traversant
les murailles : elle ne parvient qu'en se brisant;
elle n'apporte, au lieu de mots, que de vagues murmures. IL me reste à l'offrir un phénomène moins, facile à
dévoiler : comment les sucs savoureux aiguillonnent-ils
la langue et le palais. D'abord, nous goûtons la saveur
quand la bouche triture les alimens dont elle exprime les
sucs. Telle, sous la main qui la comprime, l'éponge expulse
l'eau qu'elle renferme : ainsi les sucs épanchés s'infiltrent
dans les pores du palais et dans les fibres poreuses de la
langue. Si leurs élémens sont lisses et coulans, ils flattent,
mollement,les organes du goût, et remplissent d'une
suave volupté le moite séjour de la langue. Au contraire,
lorsque leurs élémens sont rudes et anguleux, ils portent
la douleur dans les organes qu'ils déchirent. LA volupté du goût siège à l'extrémité du palais : dès
que les alimens, précipités dans les canaux du gosier,
se liquéfient et, se répandent dans tous les membres, la
volupté alors n'existe plus, le goût exquis des mets ne
nous importe donc guère, pourvu que, épurée, par le
feu, une nourriture salutaire entretienne la douce humidité
dans notre sein, circule dans nos membres, et ranime,
le corps fatigué.
POURQUOI, diras-tu, le même aliment est-il à la fois
propice et dangereux? pourquoi des mets amers et révoltans
pour des espèces sont-ils agréables et doux pour les
autres? d'où naît l'effet si opposé de ces alimens qui
offrent à celui-ci un repas salutaire, à celui-là une mort
douloureuse? Ainsi, le serpent qu'humecte la salive humaine périt,
se déchire et se dévore lui-même. L'ellébore,
poison subtil pour l'homme surcharge d'embonpoint la
caille et la chèvre.
POUR dévoiler toutes ces causes diverses, rappelle-toi les secrets que la nature nous a déjà révélés. Des élémens
constitutifs se combinent différemment dans les
êtres divers, et toutes les espèces animées, si variées
dans leurs contours, leurs formes, leurs grandeurs, sont
bien plus dissemblables dans les ressorts secrets de leur
formation, et la différence dans leurs élémens prouve
la dissemblance, de leurs conduits, de leurs pores, de leurs
dimensions ; mais cette variété est surtout sensible dans
les organes du goût. Les pores de la langue et du palais
ne sont pas également étroits, larges, ovales, circulaires,
carrés,
polygones, longs ou triangulaires; car les conduits
poreux
varient de figures, selon le mouvement
des principes et la nature du tissu qui les contient. Si
l'aliment est doux, suave pour les uns, amer pour les
autres, c'est que leurs sucs, sous une forme arrondie
et lisse, s'insinuent mollement dans tel palais, tandis
qu'apres, anguleux, recourbés; ils pénètrent avec peine
dans les organes qu'ils déchirent.
CONTINUE, Memmius, il n'est point de secrets qu'avec
cette explication, tu ne puisses arracher à la nature,
Quand la bile, à flots débordés, allume la fièvre dans nos
veines, ou quand d'autres souffrances accablent nos sens,
l'harmonie de la machine entière est troublée; ses principes se confondent; ils perdent l'analogie qui les unissait
à nos organes, l'accès leur en est interdit, et les principes
des douleurs s'en réservent l'entrée. De ces deux
espèces d'élémens, nous l'avons déjà reconnu, le miel se
compose. MAINTENANT,
pourquoi les parfums affectent-ils
l'odorat? Je vais le révéler. La nature a voulu que
d'un grand nombre de corps s'écoulent en tourbillons
des flots de parfums différens. Car tout l'atteste : les
odeurs sont des émanations, des écoulemens continus.
Mais leurs analogies sont diverses avec les diverses espèces,
selon la différence de leur conformation. Ainsi,
à travers les champs de l'air, l'abeille est attirée par le
parfum du miel; le vautour, par les cadavres infects.
L'odeur laissée par les pieds fugitifs du cerf promet au
chien qui l'interroge la retraite de sa proie; l'oiseau sauveur
du Capitole, par les émanations du corps de l'homme,
pressent de loin son approche. Par ces diverses exhalaisons
des corps, la nature guide les animaux vers l'objet
salutaire, les détourne du venin dangereux, et conservé
ainsi les espèces renaissantes.
LA puissance et l'activité de ces flots odorans diffèrent
selon les corps dont ils émanent; mais ils n'ont jamais
une sphère aussi étendue que le son et la voix, et bien
moins encore que celle des simulacres qui nous transmettent
la vue des objets. Les odeurs se traînent péniblement;
elles s'égarent peu à peu, s'atténuent, se
décomposent et s'évanouissent, avant de parvenir à
l'organe. D'abord elles se fraient difficilement une route
au sein des objets dont elles sont émanées. On peut s'en
convaincre lorsque les corps sont brisés, se broient sous
le choc ou se consument dans les flammes : ils exhalent
des sucs plus odorans; et puis on ne peut méconnaître
que les parfums se forment d'élémens plus lourds, plus
grossiers que les principes des sons, car l'enceinte de nos murailles est un obstacle qu'elles ne peuvent vaincre, tandis
que la voix les pénètre,sans peine, Aussi, les odeurs,
ne nous révèlent, qu'avec incertitude lelieu où résident
les corps dont elles sont émanées. Leur lenteur continue
les balance indécises dans les airs, messagers engourdis,
ils n'offrent que des rapports tardifs. Voilà pourquoi, le
chien suit, quitte, ressaisit et perd la trace de sa proie.
LES images et les couleurs oint aussi des effets divers,
selon leurs rapports avec les sens : il en est surtout qui,
douées d'une certaine âcreté irritent et blessent les
yeux. Ainsi, à l'aspect de l'oiseau dont le battement de
l'aile chasse la nui dont la voix éclatante appelle l'aurore, le lion épouvanté fuit rapidement parcequ'exhalés
du corps de l'oiseau, de certains principes,: en
s'introduisant dans les yeux du lion, irritent la pupille
et lui causent une âpre douleur, à laquelle ne peut résister
sa féroce audace. Tandis que ces mêmes principes
sont inoffensifs pour nos regards, soit qu'ils n'y trouvent
point d'accès, soit qu'après leur entrée; ils retrouvent
une facile issue qui leur permet un prompt retour sans
endommager l'organe.
POURSUIS, Ô Memmius, connais quels principes affectent
notre âme, et comment, se fécondent ses idées, je
serai succinct : je l'affirme, les simulacres de tous les
corps voltigent sans, cesse sous toutes les
formes ; ils
remplissent l'espace ; par, leur substance menue et déliée,
ils s'unissent aisément dans le vague des airs, en
s'entrechoquant comme les fils légers d'Arachné, ou comme l'or en feuilles amincie. Ils sont plus déliés que
les images qui s'échappent des bbjets: et frappent notre
vue, car ils s'insinuent dans les moindres conduits de
nos corps, et pénètrent jusqu'à la subtile essence de l'âme,
dont ils éveillent les ressorts, Voilà pourquoi nous voyons
intérieurement des Centaures, des Scylla, la gueule des
Cerbères, et les images des morts dont les ossemens sont
enfermés depuis longtemps dans les entrailles de la terre
car des simulacres nombreux et variés nagent dans l'atmosphère;
les uns naissent d'eux-mêmes au milieu des airs,
les autres s'exhalent des corps ; quelques-uns sont l'assemblage
de ces différens et vaporeux essaims. L'image
d'un Centaure n'est point émanée d'un être que la nature
n'a jamais enfanté; elle naît des simulacres de l'homme,et
du coursier, que le hasard a réunis, et, je le repète, dont
la souplesse et la ténuité ont secondé la combinaison.Toutes
les autres images bizarres sont le fruit d'une semblable
union. Leur agile légèreté leur permet, dès la première
impression, d'affecter notre âme, dont la substance mobile,
active et frêle à l'excès, s'ébranle au moindre choc.
POUR mieux t'en convaincre, souviens-toi que les
objets qu'aperçoit l'âme ressemblent aux objets qui ont
frappé les organes de la vue, et qu'ainsi cette perception
doit s'opérer par le même mécanisme. Déjà je
l'ai prouvé; je n'aperçois ce lion que par les simulacres
qui affectent mes yeux. Sans doute l'âme n'éprouve la
même sensation que par le contact d'autres simulacres
émanés des lions : elle les discerne avec la même facilité que les yeux; mais ils sont plus mobiles, plus déliés,
pour pénétrer jusqu'à ce sens intime; Quand les membres sont appesantis par le sommeil, si l'âme et l'esprit
veillent, ils reçoivent le choc des mêmes images qui les
ont environnés pendant le jour, et qui les poursuivent
encore; elles reproduisent alors l'objet réel avec tant de
vérité, qu'on croit voir ceux-mêmes que la terre renfermait,
rendus par la mort aux doux champs de la vie.
La nature enfante ces illusions parce que les membres
et les sens, plongés dans un profond sommeil, ne peuvent
opposer l'erreur à la vérité; et la mémoire elle-même
assoupie, languit et ne peut plus discerner ceux
qui jouissent encore de la vie et ceux qui sont ensevelis
dans l'ombre de la mort.
Au reste ne sois pas surpris que les simulacres soient
doués de mouvemens; qu'ils agitent leurs bras et leurs
membres en cadence. Telle doit être l'apparence produite
par le sommeil, car dès que le premier simulacre est évanoui,
un autre aussitôt lui succède; leur foule fugitive
paraît ne présenter qu'une seule image, avec des attitudes
variées : tant est rapide leur apparition successive.
QUE de secrets nous pourrions encore sonder ! que
d'obstacles nous resteraient à vaincre, s'il fallait épuiser
ce sujet profond! On cherche surtout comment l'âme
appelle et possède sur-le-champ les idées qu'elle désire
combiner : on cherche si les simulacres dociles épient
nos penchants pour accourir à leur premier signal et,
quand notre pensée se rappelle l'océan, la terre, les
cieux, la foule des hommes, les pompes, les festins, les
combats, on se demande si la nature crée soudain les
images de toutes les scènes de la vie-et les offre à nos
désirs, tandis que dans les mêmes lieux, dans la région qui nous environne, d'autres âmes reçoivent des images
entièrement opposées.
Nous apercevons en songe les simulacres s'avancer
en cadence, mouvoir leurs membres flexibles, entrelacer
mollement leurs souples bras, et multiplier à nos yeux
les mouvemens de leurs pieds agiles. Ces simulacres sont-ils
formés par l'arit et, doctes voltigeurs, ont-ils étudié
leurs jeux nocturnes ? Mais l'âme ne peut saisir leur
foule entière; et comme nous n'entendons chaque mot
successif d'un discours que dans un rapide instant,
il s'écoule un grand nombre d'images que la raison
seule peut distinguer. Aussi, dans tous les temps et
dans tous les lieux, nous sommes assiégés d'une foule
variée et innombrable de simulacres : tant est grande et
leur foule et leur rapidité! Mais comme leur substance
est très déliée, l'âme, sans un effort assidu, né peut les
observer distinctement: ils n'ont d'existence que selon l'attention
qu'elle leur prête, ils périssent si elle n'est point
préparée à les recueillir. Mais l'âme se dispose donc par
le désir curieux et par l'espérance de voir certains objets
qu'elle désire apercevoir, et qu'elle aperçoit réellement.
NE remarquons-nous pas que les yeux, après avoir
parcouru des corps menus et délicats, ne peuvent, sans
une attention soutenue, les discerner clairement. Les
corps, même les plus distincts à notre vue, si l'âme ne
s'applique à les observer, restent pour elle aussi vagues
que s'ils en étaient séparés par un immense intervalle.
Est-il donc surprenant que l'âme, préoccupée des simulacres
qui la frappent à l'instant même, laisse échapper
l'essaim des autres images qui se pressent autour d-elle? SOUVENT l'âme accroît l'étendue des simulacres, et son
erreur nous abuse. Souvent aussi elle dénature leur forme
et leur sexe. Ainsi, quand nos bras caressans enlacent
une jeune beauté, un homme lui succède, et souvent
elle est remplacée par un être dont l'âge et la figure sont
bien différens. Ne nous en étonnons pas : le sommeil et
l'oubli abondonneut l'esprit à son erreur.
MAIS avant tout, il faut te signaler une erreur trop
accréditée, te prémunir contre elle et la faire évanouir.
Ne crois pas que le brillant éclat de tes yeux ait été préparé
pour te faire discerner les objets; que la jambe, liée
à la cuisse mobile, ait reçu pour appui tes pieds légers
afin de donner un libre essor à la course ; que tes bras
musculeux et souples aient été placés à l'un et à l'autre
côté de son corps et terminés par une adroite main, pour
devenir les protecteurs de ta vie et les ministres de tes
besoins.
C'EST ainsi qu'on a renversé l'enchaînement successif
des causes et des effets. Non, les membres n'ont point
été destinés à notre usage; mais leur forme invita à s'en
servir. Le don de la vue n'a point précédé la formation
des yeux: le langage n'a point devancé l'organe de la
parole. Au contraire, la langue devança de bien loin
les discours. Avant que l'art ait modulé des sons, les
oreilles existaient, et chacun de nos organes précéda
dès longtemps son usage. Ils n'ont donc pas été formés
pour satisfaire à nos désirs.
ON combattit avec la main; on se déchira avec les
ongles tranchans; on se souilla de sang, avant que la flèche brillante ne volât dans les airs; la nature avait enseigné à éviter les blessures, avant que l'art n'ait suspendu au bras gauche du guerrier le bouclier protecteur.
Le doux repos et la fatigue sont antérieurs aux lits et
aux moelleux duvets. On étanchait la soif, avant que le
ciseau n'ait arrondi les coupes. Ces découvertes, fruit du
besoin et de l'expérience, on peut le croire, ont eu pour
but notre jouissance. Mais il n'en est point ainsi de nos
membres et de nos organes, dont l'usage n'a été déterminé
que par leur forme, et tout atteste qu'ils n'ont
point été officieusement offerts à nos besoins.
Tu t'étonnes peut-être que chaque être animé recherche
de lui-même l'aliment que la nature lui destine. Je
t'ai déjà enseigné, que de tous les corps s'écoulent sans
cesse d'innombrables corpuscules. Le mouvement, les
travaux, excitent surtout ces émanations. La sueur en
expulse à grands flots de l'intérieur même du corps ; la fatigue
les excite et les chasse de la bouche haletante. Par
ces chocs réitérés le corps est amoindri, ses forces sont
abattues, et à cet épuisement succède la douleur. On
éprouve alors le besoin de la nouriture; elle se répand, se
dissémine dans tous les membres, les soutient, ranime
les forces, et assouvit cet amour des alimens, qui avait
dilaté les canaux de la machine entière.
LES breuvages à leur tour humectent leur passage. Ils
apaisent les tourbillons de chaleur qui fermentaient dans
les entrailles : leur liquide fraîcheur éteint le foyer dévorant
qui consumait les membres. Tu vois ainsi comnnent s'éteint la soif haletante et s'apaise le pressant aiguillon de la faim.
MAIS comment pouvons-nous, au gré de nos désirs,
ajouter des pas à nos pas, et imprimer à nos membres
des mouvemens si divers? Quelle puissance secrète s'est
accoutumée à mouvoir, à diriger la masse de notre corps ? Sois attentif, je le révèle. Il faut, je le répète, le concours
des simulacres destinés à agir sur lame; ils la
frappent, de là naît la volonté: car toute action ne se
détermine qu'au signal de la volonté, et pour connaître
l'objet vers lequel la pensée se porte, la présence du simulacre
émané de cet objet est indispensable. L'esprit
ainsi excité au mouvement, se communique aussitôt à
l'âme répandue dans tous lès membres. Leur intimité
rend cette communication facile. Le choc reçu par l'âme
se répercute dans tout le corps, qui commence à se mouvoir;
il s'agite progressivement. Le corps se raréfie aussitôt,
et l'air, toujours mobile, s'infiltre dans tous ses
canaux, les remplit à grands flots, frappe les molécules
les plus déliées, et pénétré jusqu'aux moindres conduits.
Ainsi, le corps est entraîné par l'âme et par l'air,
comme un vaisseau par la voile et les vents.
NE sois pas surpris que des corpuscules aussi légers
puissent agiter et pousser à leur gré la masse entière de
nos corps. Ne vois-tu pas le vent, Ce fluide si subtil, pour
faire voler un immense vaisseau déployer une force immense?
le faible bras du pilote guide sa course la plus,
rapide; un seul, gouvernail le dirige à son gré; et ne voyons-nous pas la poulie et de frêles rouages soulever
sans efforts les plus énormes fardeaux!
MAINTENANT apprenons comment le sommeil verse le
repos dans nos membres, et chasse, du fond de nos coeurs,
les noirs soucis. J'emploierai moins la multitude des vers
que leur mélodieuse suavité. Le chant rapide du cygne
est préférable aux cris, longs et perçans, dont la grue
fait retentir les plaines éthérées. Et toi, prête ici une
oreille attentive et un esprit recueilli, afin que tu ne
puisses méconnaître l'évidence elle-même; et qu'en repoussant
avec obstination les accens de la vérité sortie de
mon coeur, tu n'épaississes,par ta faute, le bandeau qui
couvrirait tes yeux.
LE sommeil arrive quand l'essence de l'âme se divise
dans les membres, et qu'une partie d'elle-même s'échappe
au dehors, tandis que l'autre s'agglomère intérieurement:
chaque membre se délie et flotte mollement. On n'en peut
douter: sans l'âme, le sentiment n'existe pas, et quand
il semble éteint par le sommeil, tout nous atteste que
l'âme troublée s'échappe de son vaisseau; non pas tout
entière, car le froid éternel de la mort glacerait nos
membres; ils ne conserveraient plus une seule étincelle
de l'âme qui, pareille au feu caché sous la cendre, en
rallumerait la flamme.
MAIS, je dois te révéler les causes de ce nouvel état,
et d'où naît le désordre de l'âme et cette langueur des
sens. Deviens attentif, et fais que mes paroles ne soient
pas abandonnées aux vents. LA surface de tous les corps, livrée sans cesse au contact
de l'air, doit donc éprouver ses fréquentes impressions
: aussi, presque tous les êtres en butte à ces chocs
s'enveloppent de pellicules, de duvets, de coquilles,
d'écorces et de tissus membraneux. L'intérieur même des
corps est ainsi agité par le flux et le reflux de l'air, qu'il
attire et chasse tour-à-tour en respirant. Le corps, heurté
en tous sens par ce choc qui l'agite, et qui pénètre dans
ses pores jusqu'au siège des élémens constitutifs ; le corps,
d'assauts en assauts, se prépare insensiblement à la destruction
: les principes de l'esprit et des sens se déplacent;
une part de l'âme est bannie, l'autre se réfugie intérieurement;
une troisième, disséminée dans tous lesmembres,
ne peut plus se réunir, ni porter son tribut au concert
de la vie : la nature à son essor ferme tous les conduits.
Dans cet orageux désordre, le sentiment s'exile; le corps
privé de soutiens languit;les membres chancellent,
les
jarrets fléchissent, les bras tombent, les paupières se
closent.
LE sommeil succède au repas; car le corps, au lieu
d'air, reçoit les alimens liquéfiés dans ses veines, et
l'effet en est semblable : le sommeil même est plus profond,
s'il naît de la fatigue ou du faix des alimens. En
effet, tout effort pénible désordonne les élémens, refoule
l'âme plus profondément dans le corps, l'en chasse à
flots impétueux, l'entraîne et la dissout plus complètement.
LES objets de nos plus habituelles méditations, qui nous captivent davantage, et qui exercent, le plus la
contention de l'esprit, sont aussi ceux qui nous préoccupent
le plus constamment dans le sommeil. En songe,
l'orateur prête à sa cause la puissance des lois ; le
guerrier médite des assauts et livre des combats ; le pilote s'abandonne à la lutte des tempêtes, et moi-même,
en songe, je ne quitte point ma lyre : je continue d'explorer
la nature et d'en révéler les mystères à ma patrie.
Ainsi, les arts et l'étude dans l'illusion des songes, reviennent
charmer leurs adorateurs.
Si, durant quelques jours, nous sommes assidus spectateurs
des jeux de la scène; lorsqu'ils ont cessé de
frapper nos sens, nous les voyons encore : leurs simulacres
s'introduisent encore en nous, et s'ouvrent de
libres issues jusqu'à notre .âme. Pendant longtemps,
ces objets nous poursuivent: en veillant, nous voyons
le danseur bondir et déployer ses membres assouplis;
la suave harmonie du luth, la vibration des cordes éloquentes
caressent notre oreille, et la foule des spectateurs,
la pompeuse variété des ornemens de la scène, se déroulent
à nos regards : tant l'habitude, les goûts et les penchans
exercent de pouvoir, non seulement sur les hommes,
mais sur les brutes elles-mêmes.
VOIS-TU ces coursiers fougueux, dont les membres sont
engourdis par le sommeil? cependant, ils écument de
sueur, ils soufflent tout haletans; leurs muscles sont
tendus, comme si, dans leur repos, ils rassemblaient
toutes leurs forces pour disputer le prix, comme si la
carrière s'ouvrait à leur rapidité. SOUVENT, dans un doux sommëil, les chiens, intrépides
compagnons du chasseur; agitent leurs membres, tout
à coup exhalent des cris retentissans; leurs narines hument
fréquemment l'air, et semblent interroger la trace
de leur proie ; et, souvent arrachés au sommeil, ils
s'élancent vers l'image des cerfs, qu'ils croient voir fuir
devant eux, jusqu'à ce qu'ils soient désabusés d'une
erreur qu'ils regrettent.
Vois ce vigilant et caressant gardien de nos toits : il chasse tout à coup le sommeil léger qui voltigeait sur
ses paupières : son corps agile, élancé de la terre, se
dresse ; attentif, il croit voir la figure suspecte d'un inconnu.
Plus les élémens des simulacres ont de rudesse,
plus ils sont anguleux, plus ils nous tourmentent en
songe.
MAIS la foule des oiseaux fuit et va à tire d'aile dans
l'ombre de la nuit implorer l'épaisseur des bois sacrés,
lorsque, dans un doux sommeil, ils ont vu l'avide
vautour leur préparer un combat terrible, ou se précipiter
sur eux d'un vol rapide.
ET de quels mouvemens impétueux l'âme des humains
n'est-elle point agitée pendant le sommeil? que de vastes
desseins naissent et s'accomplissent en un moment! Là,
vous devenez le maître ou l'esclave d'un roi; on se livre
au combat; on exhale des cris affreux, comme si l'on
vous égorgeait; souvent on se débat, renversé sur la terre.
Il en est qui, gémissant de douleur, remplissent l'air de cris, comme si la dent tranchante du lion ou de la panthère
leur déchirait le sein. Les uns, se livrant en songe
à de graves entretiens, se trahissent par d'imprudens aveux ; d'autres se voient traîner au supplice. Ceux-ci,
du haut d'un mont escarpé, se sentent précipiter dans
un abîme; de tout leur poids ils tombent... ils s'éveillent
à peine rendus à eux-mêmes, et dans leur coeur palpitant
demeure un long effroi. Au bord d'un fleuve, ou d'une,
source limpide, cet homme altéré; se penche; sans assouvir sa
soif, il aspire à longs traits d'intarissables flots. Liés
par le sommeil, ces enfans croyant s'approcher du vase
accoutumé; et soulever leurs riches vêteniens, s'abandonnent
au vil besoin qui les presse, et souillent innocemment
les brillails tissus que Babylone a colorés.
MAIS quand les premiers feux de l'adolescence pétillent
dans leurs coeurs ; quand la nature a mûri dans
leurs jeunes membres le,suc générateur, les simulacres
émanés en foule de tous les corps brillans de fraîcheur
et de beauté; les poursuivent, irritent leurs désirs; le
nectar de l'amour bouillonne, franchit sa limite, et
leurs vêtemens sont inondés de flots voluptueux.
Oui, ce n'est qu'au temps où l'adolescence a développé nos corps que le fluide créateur abonde et s'épanche.
Chacun de nos organes est excité par la sympathie
des objets qui l'entourent; l'organe des plaisirs n'est enflammé
que par les formes humaines. Dès que le nectar
fécond, échappé de ses réservoirs, se répand dans les
membres, se précipite vers les conduits destinés à son
cours, et abreuve le siège même de la volupté: soudain les vaisseaux tendus se gonflent à la fois ; irrités, ils
demandent à s'épancher. Le désir a fait son choix, et
s'élance ardemment sur l'auteur de sa brûlante blessure; une guerre active, un combat amoureux s'allume; les
coups répondent aux coups; on s'approche, on frémit,
des pleurs coulent, une ennemie succombe, et le vainqueur
téméraire ensanglante sa lubrique victoire.
AINSI, lorsque Vénus nous a blessés de ses traits, soit
en empruntant les charmes d'un adolescent, soit en faisant
briller la volupté sur le corps favissant d'une femme,
notre coeur s'élance à son tour vers l'objet d'où le coup
est parti; il veut s'unir à lui, et l'inonder de flots amoureux.
Voilà Vénus ! voilà l'origine de ce nom d'amour,
et la source de cette suave rosée, qui filtre goutte à goutte
au fond du coeur enivré de délices, et devient bientôt
un océan de douleurs. Car si l'objet aimé est absent,
son image assiège, captive notre âme, et son doux nom
résonne sans cesse à notre oreille.
AH ! fuyons ces simulacres dangereux : écartons loin
de nous les perfides alimens de l'amour, appelons d'autres
idées dans notre âme. Qu'un heureux partage ne nous laisse
point épancher tous les flots du plaisir sur un unique objet,
et bannisse ainsi les tourmens d'une exclusive ardeur.
La plaie de l'amour vit et se creuse dès qu'on la nourrit:
sa fureur toujours croissante est féconde en tourmens ;
elle s'embrase sans cesse, si par une nouvelle blessure
chaque blessure remplacée ne s'afflaiblit tour-à-tour ;
si une tendresse volage n'efface la première trace du mal,
et ne donne un nouvel aliment aux caprices du coeur.
MAIS, en réprimant l'amour, se prive-t-on des doux
fruits de la volupté? Ah! plutôt on recueille ses charmes
en évitant ses peines : la volupté est le partage de l'esprit
libre et ferme, et fuit ces forcenés dont les ardeurs flottent incertaines ; qui, dans l'ivresse de l'amour, ne savent
quels attraits ils doivent livrer à l'avidité de leurs mains
et de leurs regards; qui, dans l'étreinte de leur fureur
lubrique, semblent courroucés, fatiguent l'objet de leur
désir, et, d'une dent frémissante, impriment sur sa lèvre
des baisers douloureux. Non, leur volupté n'est pas pure;
ils sont irrités par des aiguillons secrets, contre l'auteur
de cette ardeur frénétique : mais Vénus amortit le trait
dans le sanctuaire du plaisir, et répand sur la blessure
le doux nectar de la volupté.
Oui, l'insatiable amant espère qu'à la source même de
sa brûlante ardeur, il pourra en éteindre la flamme
mais la nature répugne à des résultats si opposés. L'amour
est l'unique désir qui s'irrite par la jouissance la faim
et la soif s'apaisent aisément, parce que lès breuvages
et les sucs des alîmens se distribuent dans nos menbres et font partie d'eux-mêmes, mais un visage charmant,
un teint brillant de fraîcheur n'introduisent en
nous que de légers simulacres, qu'un stérile espoir soudain
emporté par le vent. Tel, dans le sommeil, un
homme consumé par la soif, cherche vainement l'onde
qui peut éteindre l'ardeur de son sein; il tend ses lèvres
avides au simulacre d'un limpide ruisseau, il s'épuise en
vains efforts, et succombe, dévoré par la soif au milieu
de cette onde trompeuse. Ainsi, par de fugitifs simulacres,
Vénus se joue des amans : l'aspect des formes enchanteresses
les embrase et ne les rassasie pas; leurs
mains avides parcourent les plus secrets appas, et, sans
pouvoir en détacher la moindre portion, elles errent
incertaines sur un corps voluptueux. ET, lorsque, dans la fleur de l'âge, deux amans réunis
frémissent aux brûlans accès du plaisir, lorsque Vénus
descendue dans leurs corps va semer le champ de la
maternité, leurs membres s'entrelacent; sur leurs lèvres
humides que presse une dent amoureuse, leurs âmes se
cherchent et se confondent. Mais la nature ne permet
pas cette intime fusion, leurs corps, l'un dans l'autre,
ne peuvent se fondre tout entiers. Car tel est le but de
leurs ardens efforts; tant Vénus les enlacé étroitement,
tandis que leurs membres palpitans au choc brûlant
du plaisir, se résolvent en sucs voluptueux; enfin
quand l'amour a rompu la barrière de ses flots jaillissans, sa violente ardeur se calme un moment, mais elle
se rallume avec une fureur insatiable, toujours trompée
dans son but, elle ne peut trouver aucun moyen de
triompher de son mal : les amans dans leur incertitude
sont consumés par une secrète blesssure.
AJOUTEZ,à ces tourmens, la fatigue du vice; ajoutez
une vie courbée sous un joug ignominieux, une fortune
détruite, la dette rongeuse, les devoirs oubliés, un
honneur malade et chancelant. On prodigue les parfums,
on fait briller à ses pieds d'élégante chaussure de
Sicyone ; les émeraudes les plus grandes et du vert le
plus éclatant sont enchâssées dans l'or, et les tissus les
plus précieux prodigués dans les joutes du plaisir,
s'usent en étanchant la sueur amoureuse. Les voluptueux
convertissent les biens de leurs ancêtres en voiles,
en ornemens, en meubles somptueux; ils les transforment
en parures de débauches, de festins et de jeux.
Ils respirent de suaves parfums, ils se parent de guirlandes et de couronnes ; mais, du milieu même de la
source des plaisirs surgit l'amertume, et l'épine déchirante
sort du sein brillant des fleurs. Soit que le remords
crie au fond du coeur, et leur reproche des jours
oisifs et honteusement perdus ; soit qu'un mot équivoque,
échappant de la bouche d'une amante comme un
trait déchirant, pénètre dans leur âme et s'y conserve
pareil au feu qui s'accroît sous la cendre ; soit que la
défiance jalouse épie dans des regards distraits, un éclair
pour un rival, ou surprenne, sur des lèvres trompeuses,
un souris ironique.
AH! si tant de peines accoinpagnent l'amour fortuné,
les innombrables tourmens d'un amour sans
succès ne frappent-ils point tous les yeux ? il faut donc
je le répète, veiller sur soi-même, refréner ses désirs,
et se prémunir contre les pièges de l'Amour. Car il est
plus aisé de les éviter, que de s'en affranchir quand ils
nous ont captivé, et de rompre les chaînes dont Vénus
nous
accable.
QUOIQUE enlacé dans le piège fatal, l'homme pourrait
encore s'y soustraire, si lui-même n'y précipitait
ses pas,
s'il ne fermait les yeux sur les vices de l'âme
et du corps de l'objet qui l'asservit. L'aveugle délire des
amans enfante des perfections imaginaires ; leur coeur
séduit transforme en beautés, en vertus, les difformités
et les vices. Envahi ils se prodiguent une mutuelle et
mordante ironie, ils se conseillent alternativement de
conjurer Vénus de les affranchir de leurs noeuds avilissans,
et le plus implacable censeur ne voit pas, que
lui-même est le plus coupable. Chacun embellit les défauts de son idole : la noire est une brune piquante.
L'immonde négligente dédaigne la parure. La louche
est l'image de Pallas. La maigre, aux nerfs saillans,
une biche légère. La petite, la naine, l'une des Grâces,
une beauté, une perfection sans mélange. La taille colossale,
sans altération, a de la noblesse et de la dignité.
Celle qui balbutie des mots inachevés, c'est la
modestie qui bégaie. La muette est la pudeur même.
La querelleuse, ardente et loquace, est une flamme qui
pétille sans cesse. Une maigreur qui semble ne plus appartenir à la vie, offre les traces d'un brûlant amour.
Celle dont la toux est mortelle devient une beauté languissante.
D'énormes mamellessont les appas de l'amante
de Bacchus. Le nez court promet la volupté. La lèvre
épaissie appelle le baiser. Mais où m'arrêter, si je tentais
de retracer toutes les illusions de l'amour?
EH bien, j'y consens : ton amante mérite les éloges de
ta bouche. Tout son corps voluptueux exerce la puissance
des attraits de Vénus ; mais n'en est-il pas d'autres aussi
parfaites, et tes jours coulaient-ils sans charmes avant de
la connaître? oublies-tu que, comme la plus difforme,
elle subit les infirmités de la vie; que, souvent, son
souffle corrompu l'infecte elle-même, et que ses suivantes
s'échappent pour exhaler loin d'elle leur rire satirique.
CEPENDANT, l'amant à qui sa demeure est interdite,
vient suspendre des guirlandes de fleurs sur sa porte
dédaigneuse : il y brûle des parfums, et, plaintif, il
imprime ses baisers sur le seuil ; mais s'il parvient à le
franchir l'illusion s'évanouit : l'air qu'il respire blesse
ses sens, il médite une adroite retraite; soudain, il oublie ses plaintes amoureuses méditées si longtemps, il
s'accuse de folie, et ne conçoit pas comment il supposait
à la faiblesse humaine ces perfections que la nature
ne lui départit pas. Aussi les prêtresses des amours ne
s'abusent point : aux amans qu'elles veulent attirer dans
leurs chaînes, elles cachent avec art les arrière-scènes
de la vie; mais l'imagination porte sa clarté dans ces
mystères : active, elle en pénètre les plus profonds secrets.
Tandis que la femme, dont l'esprit est facile et
complaisant, vous permet elle-même d'acquitter les tributs que l'humanité vous impose.
Oui, les soupirs d'une femmes sont quelquefois exempts
de feinte ; lorsque, pressant contre son sein le sein de
son amant," elle l'étreint avec ivresse; lorsque, sur la
bouche qu'elle aime, ses lèvres humides s'abreuvent de
volupté : son ardeur est sincère; heureuse de faire partager
à son amant le plaisir qu'elle éprouve, elle l'excite
à fournir la course de l'amour. C'est ainsi que la
femelle des légers oiseaux, des monstres féroces, des
troupeaux et du fier coursier succombe avec docilité
aux ardeurs de son époux; car le bouillonnement du
désir livre un sexe timide à la douce réaction des ébats
amoureux.
NE vois-tu pas les êtres unis par une mutuelle ardeur,
tourmentés en secret dans leurs communs liens? vois
ces chiens lascifs, au détour des chemins par des efforts
opposés, ils tentent de se désunir, mais ils resserrent
encore plus les liens puissans de l'amour. En serait-il
ainsi sans l'attrait impérieux d'un plaisir, mutuel, qui
les précipite dans le piège et les retient captifs. Il faut donc l'avouer, tous les sexes ont une part commune à
la volupté.
DANS l'ivresse de l'amour, quand la femme pompe, en
ses flancs avides, les germes producteurs, la ressemblance
des enfans tiendra du père ou de la mère, selon que
l'un ou l'autre aura fourni davantage au tribut voluptueux
et s'ils tiennent également de leurs auteurs,
alors les sources de la vie, extraites du plus pur sang
du père et de la mère ont été excitées par une ardeur
égale, et leurs flots, sagement balancés, ont également
concouru à la naissance du nouvel être. Quelquefois,
les enfans, images de leurs aïeux, rapportent les traits
de leurs ancêtres les plus éloignés; parce que les époux
renfermaient en eux quelques principes purs, qui, de
race en race, se sont transmis de la tige première au
sein de leurs rejetons. C'est en animant cette foule
de principes que, sous des formes variées, Vénus fait
revivre en nous les traits, la chevelure, la voix de nos
ancêtres; parce que, semblables aux autres parties du
corps, ils sont formés de germes dont le but est invariable.
L'homme et la femme influent également dans
la reproduction des deux sexes, car l'enfant ne naît
que du mélange des flots générateurs. Seulement, sa
ressemblance est plus marquée avec le père ou la mère,
selon que l'un ou l'autre aura contribué plus largement
au tribut amoureux.
NON, ce ne sont pas les dieux qui nous interdisent
quelquefois le don de propager notre race, nous privent
du doux nom de père, et nous condamnent à un hymen
stérile. N'imitons point ces époux qui, dans leur crédule espoir, répandent le sang des victimes, surchargent
les autels de présens, demandent à la Divinité
les sucs abondans qui doivent féconder leurs épouses
mais ils fatiguent en vain les oracles et les dieux.
L'épouse demeure stérile, quand la semence de la vie
est trop fluide ou trop onctueuse ; car, ne pouvant se
fixer dans l'enceinte qui la reçoit, elle se résout appauvrie,
et retombe en rosée infertile. Trop épaissie, au
contraire, elle s'embarrasse, n'atteint point le but, ou
si elle pénètre dans le sanctuaire elle ne peut se confondre
aux flots amis quelle aurait fécondés.
L'HARMONIE est indispensable aux concerts de Vénus.
Tel homme souvent est plus fécond avec la femme qui
lui offre le plus de sympathie ; telle femme reçoit plus
facilement le fardeau de la grossesse de l'époux qui lui
convient le mieux. On a vu des femmes subir sans
fruit le joug de plusieurs hyménées, et qu'un époux
nouveau entoure d'une nombreuse et douce postérité.
On a vu des époux, après plusieurs unions infertiles,
recevoir; d'une autre compagne les tendres soutiens de
leur vieillesse tant la sympathie est nécessaire dans l'intime
union des époux, afin que les sucs générateurs, ni
trop onctueux, ni trop appauvris, puissent, dans une
douce fusion, accomplir l'oeuvre de l'amour.
OBSERVONS aussi l'influence des alimens : les uns
épaississent, les autres liquéfient, appauvrissent les flots
générateurs. Ne négligeons pas non plus l'attitude qui
convient aux doux sacrifices de la volupté. On le croit,
le modèle le plus favorable nous est offert par le coursier
généreux; car la poitrine, placé à la même hauteur que les reins, ouvre une carrière plus libre aux flots
générateurs.
QUE jamais l'épouse, par des ébats lascifs, n'excite
l'ardeur de son époux : la secousse de ses membres voluptueux
sollicite des flots trop abondans qui jaillissent
de tout le corps et l'énervent; d'ailleurs, ces mouvemens
immodérés s'opposent à la fécondation : le soc, détourné
de son but, épanche la semence hors du sillon. Laissez
aux viles courtisanes ces honteux artifices qui les
affranchissent du fardeau de la maternité, et rendent
leurs faveurs plus délicieuses; l'épouse entourant ses
plaisirs d'un voile de pudeur, dédaigne ces lubriques
transports.
SANS le secours de la Divinité, sans les flèches de Vénus,
l'épouse la moins belle trouve l'art d'être aimée. Sa
facile prévenance, la soigneuse propreté, ornement de
son corps, son indulgente vertu accoutument son époux
à couler près d'elle une douce vie : l'amour naît aisément
de l'habitude. Ainsi, de faibles coups, mais sans cesse
répétés, triomphent des corps les plus indestructibles
et la pluie, en tombant goutte à goutte, perce, avec le
temps, le plur dur rocher.
Qui pourrait faire jaillir de son sein puissant des vers dignes de la majesté du sujet que j'embrasse? quelle voix éloquente élèvera ses louanges jusqu'au sage dont le génie créateur nous enrichit de ses nobles conquêtes? Personne, je le crois, revêtu d'un corps mortel car, s'il faut en parler avec la sublimité qui réponde à ses glorieux travaux, sans doute, c'est un dieu! Oui, Memmius, c'est un dieu, celai qui, le premier, trouva ce soutien, ce guide de l'existence, que nous désignons du nom de sagesse, cet art divin qui arracha des flots orageux et des ténèbres notre vie agitée, et l'éleva dans une région calme, où l'environne une lumière éclatante.
-Les détracteurs de Lucrèce ont profité de celte expression de l'enthousiasme poétique, pour lui reprocher d'avoir érigé Épicure en dieu. Cette accusation vaine n'est pas digne d'être réfutée sérieusement.
COMPARE à ces bienfaits les découvertes attribuées
aux autres divinités. Cérès révéla les moissons, Bacchus
sa douce liqueur : présens qui ne sont point indispensables
aux mortels, et que plusieurs peuples, dit-on,
savent encore dédaigner. Mais on ne peut vivre heureux
sans la vertu : élevons donc au rang des dieux celui
dont les sages préceptes, répandus parmi les peuples
de la terre, pénètrent dans les âmes et consolent la vie. QUELLE est ton erreur, si tu crois que les travaux
d'Hercule l'emportent sur ces bienfaits ? Qu'avons nous
à redouter du lion de Némée à la gueule béante, et de
l'horrible sanglier d'Arcadie? Qu'importe le taureau Crétois,
l'hydre infecte de Lerne environnée des replis de
serpens venimeux, le triple, corps de l'informe Géryon,
les coursiers de Diomède dont les brûlans naseaux soufflent
des torrens de flamme dans la Thrace, aux rives
Bistoniennes, et sur le haut Ismare? qu'importe la griffe
déchirante des sinistres oiseaux du Stymphale? le dragon,
gardien furieux des fruits brillans des Hespérides,
et dont le corps immense enveloppe, de ses tortueux
replis, la tige de l'arbre précieux, peut-il nous atteindre
des rives de l'Atlantique, de cette mer terrible que
n'ont jamais affrontée ni Romains ni Barbares? et tant
d'autres monstres semblables, quand ils n'auraient point
été vaincus, vivans encore, pourraient-ils nous menacer?
non, non. La terre est aujourd'hui surchargée
de monstres féroces qui remplissent d'effroi les vastes
montagnes et les forêts profondes, lieux funestes d'où
nous pouvons toujours détourner nos pas.
MAIS si les vices infectent nos coeurs, que de combats
s'y déclarent, que de voeux insensés nous entraînent
vers le péril? de quels soucis dévorans, de quelles
sombres terreurs l'homme coupable devient la proie!
quels crimes ne couvent pas dans son âme le luxe oisif,
l'orgueil, la colère et l'impure volupté? Ah! le sage
qui, armé de la seule raison, terrassa de si terribles
ennemis, et les chassa des coeurs, quoique mortel, n'est-il pas digne de siéger au rang des dieux? que sera-ce,
lorsqu'en termes divins il parle des immortels, et déchire
le voile qui nous dérobait les grands secrets de la......
ET moi, c'est en suivant ses traces, que je dois te
prouver encore combien il est nécessaire que les êtres
subsistent pendant un temps limité, selon les lois de
leur formation, et qu'ils ne franchissent jamais l'espace
prescrit à leur durée. Ainsi, après avoir révélé
que l'âme naît, croît avec nous et ne peut demeurer
dans son intégrité pendant des temps infinis, et que ces
fantômes, que le sommeil mensonger offre à notre âme
ne sont que les vains simulacres des hôtes des tombeaux;
maintenant, il faut le proclamer, le monde, ce
grand corps, a reçu la naissance et doit périr un jour.
Je dirai comment les premiers élémens, par leur réunion,
ont formé la terre, le ciel, l'océan, les astres,
le flambeau du jour et la lampe des nuits; quels êtres
animés enfanta la terre; quels sont ceux qui n'ont dû
l'existence qu'à l'erreur; comment les hommes, par des
sons variés, ont pu assigner des noms à chaque objet
et se transmettre leurs pensées; quelle fatalité répandit
dans leur coeur cette crainte des dieux, qui, chez tous
les peuples de l'univers, consacre des temples, des lacs,
des bois, des autels et les innombrables images de la
divinité.
JE te dirai à quelles lois la nature asservit la carrière
du soleil, la course de la lune inconstante : afin
que tu ne penses pas que, par leur propre volonté,
ces astres officieux se balancent de toute éternité entre le ciel et la terre. pour féconder ses fruits et nourrir
ses hôtes, ou du moins que leurs révolutions célestes
s'accomplissent par le pouvoir des dieux ; car, trop souvent,
ceux mêmes qui sont persuadés de l'éternelle incurie
où s'écoule la vie des immortels, dans l'extase
où les jette la cause des phénomènes, et surtout des
scènes qu'ils contemplent sur leur tête aux régions éthérées,
retombent tout à coup sous l'antique joug religieux
: ils forgent des tyrans cruels, leur attribuent
une puissance infinie. Malheureux! ils ignorent ce qui
peut ou ne peut point exister, et que le pouvoir de chaque
objet est restreint dans une limite invariable.
-Lucrèce combat ici une opinion généralement reçue chez les anciens, que les astres étaient des dieux; l'on croit que le mot ,deus, vient du verbe, currere, à cause du mouvement rapide et continuel des astres.
MAIS,
c'est trop t'arrêter par des promesses ; viens,
contemple l'Océan, et le ciel et la terre; ces corps d'une
triple nature, tous trois si dissemblables, tous trois d'un
tissu si solide, un seul jour les détruira; et soutenue
pendant le long cours des siècles, tout à coup, s'écroulera
la vaste machine du monde.
JE ne m'abuse pas, je sais combien il est nouveau
et hardi d'annoncer la ruine future de la terre et des
cieux, et combien je dois éprouver de difficultés pour
inculquer aux hommes une vérité qui n'a point encore
frappé leurs oreilles, et qui ne peut être soumise à l'examen
des sens : la vue et le tact, les deux seules voies
qui conduisent l'évidence jusque dans le sanctuaire de
l'esprit humain. N'importe, je parlerai, et l'expérience
peut-être me prêtera sa terrible éloquence : peut-être
verrons-nous soudain l'orbe du monde tressaillir et
s'écrouler sous son poids ! Que le destin nous épargne cette preuve funeste, et puisse la seule, raison plutôt
que le désastre même nous convaincre que le monde,
vaincu par le temps, doit se dissoudre avec un fracas
horrible.
MAIS avant de révéler ces arrêts du destin, plus sûrs
et plus sacrés que les oracles lancés du trépied d'Apollon
par la Pythie couronnée de lauriers, je consacre pour
toi de doctes et consolans discours. Rejette l'erreur
dont la religion aurait pu l'imposer le frein honteux, et
ne crois pas que la terre, le soleil, les cieux,les mers,
la lune, les astres soient d'une essence divine et qu'ils
jouissent de l'immortalité et que d'oser par de fiers
argumens ébranler les voûtes du monde, éteindre la lumière
féconde du soleil, vouer à la mortalité des objets
immortels, est une impiété égale au forfait et digne
du châtiment des géans dont la fureur escalada les
cieux.
MAIS qu'ils sont loin, ces corps, de participer à l'essence
divine, qu'ils sont loin d'être dignes du rang des
dieux! ah! plutôt tout en eux décèle la matière insensible
et privée de la vie; car ne crois pas que tous les
corps indistinctement possèdent le sentiment et l'intelligence. La nature assigne à chaque être l'asile où il doit
naître et se développer : ainsi qu'on ne voit pas les
arbres croître aux champs aériens, les nuages errer au
fond des gouffres amers, les poissons vivre, dans les
plaines, le sang gonfler les veines des végétaux, ou circuler
dans les pierres; ainsi l'âme ne peut naître isolée
du corps, et rester privée des sens qui la récèlent; s'il
se pouvait, plus aisément encore, elle se formerait à son choix dans la tête, les épaules, l'extrémité des
pieds même, ou dans les parties les plus secrètes du
corps puisque quel que puisse être son siège, elle ne
franchirait point ses limites, elle habiterait le même
individu, le même vaisseau. Or, tu ne peux douter
que, dans nos corps, l'âme et l'esprit possèdent un
lieu déterminé pour naître et s'accroître séparément.
Combien n'avons-nous pas le droit d'affirmer qu'elle
ne peut, sans un corps, sans une forme animale, s'emparer de la vie, et habiter les glèbes humides de la
terre, les feux du soleil, les flots de l'Océan, les plaines
orageuses de l'air? Ainsi, loin d'être douées d'un sens
divin, ces masses n'ont jamais reçu le plus léger sentiment
de la vie.
-Ces idées sont reproduites sous d'autres expressions dans le premier chant. Tout ce passage est un peu long, et la digression sur l'âme y mêle quelque obscurité. Cependant le raisonnement de Lucrèce est juste : les astres ni la terre n'ont point d'âme, parce que l'âme n'existe que dans des corps analogues à ceux en qui nous reconnaissons la vie; et, puisque cette âme à besoin même d'un asile préparé pour elle, n'est-on pas en droit d'affirmer qu'elle n'est pas renfermée dans des masses telles que le soleil, la lune, la terre, les étoiles, les mers, etc.?
Tu ne peux pas supposer non plus que les dieux habitent quelques régions du monde. La substance des
dieux est déliée, légère, et se dérobe à nos sens. L'esprit
l'effleure à peine ; s'ils échappent au contact de nos
sens, ils ne peuvent eux-mêmes saisir aucun des objets,
soumis a notre tact car il ne peut rien toucher celui
qui, par sa nature, est impalpable. Combien donc est
différent de notre .monde' l'asile où siègent les dieux
sans doute, ils habitent un séjour subtil comme leur
corps sacré, mystère que je développerai longuement
dans mes discours.
PRÉTENDRE que les dieux ont établi pour les hommes
l'ordre pompeux du monde que nous devons sans cesse
célébrer et croire éternelle l'oeuvre de leurs mains immortelles; et qu'on ne peut sans crime ébranler par des argumens
impies, la base de l'édifice dont les dieux ont doté la race humaine pour l'éternité : ces absurdes
fictions, ô Memmius, sont les fruits du délire. Eh ! quoi,
ces immortels fortunés attendaient-ils de notre reconnaissance
un salaire qu'ils s'empressaient d'obtenir
en nous consacrant leurs immenses travaux? Tranquilles
de toute éternité, quel intérêt, quel charme
nouveau, après, des siècles innombrables, leur eût fait
souhaiter le changement de leur première vie ? L'inconstance ne
convient qu'aux infortunés; mais qui aurait
apporté le désir de la nouveauté à des êtres qui, toujours
affranchis de maux, coulent leurs jours sans fin dans
une ineffable sérénité? Pense-t-on qu'ils devaient traîner
leur vie dans les ténèbres et la tristesse, jusqu'au moment
où la nature naissante ait resplendi de son premier éclat?
et serait-ce un malheur pour nous d'être restés étrangers
à l'existence? Sans, doute, celui qui est entré, dans les
champs de la vie souhaite d'y prolonger son séjour, tant
que l'y retient la douce volupté; mais celui qui jamais
n'a goûté l'amour de la vie, que lui importe un monde
qu'il ignore!
MAIS quel modèle aurait inspiré aux dieux la créatiou
du monde, et même de la race humaine? car, sans ce
moyen, auraient-ils pressenti la marche qu'ils voulaient
suivre, auraient-ils anticipé dans leur esprit l'ordre de
leur oeuvre future? Qui donc leur eût révélé la puissance
des élémens et les résultats de leurs combinaisons? Non,
non, le spectacle seul de la nature aurait instruit les
dieux. Mais, sans leur secours, depuis des siècles innombrables,
les élémens féconds, mus par des chocs divers,
entraînés par leur propre poids, dans leur essor rapide, se sont réunis sous mille formes variées, et ont essayé
toutes les combinaisons propres à faire éclore la vie. Ils
ont enfin rencontré,
à force de mouvemens divers,
l'ordre qui enfanta le monde, et qui le renouvelle sans
cesse. QUAND j'ignorerais encore la puissance des élémens
créateurs, instruit par l'imperfection des cieux et de la
terre, j'oserais affirmer que jamais les dieux n'ont préparé
pour nous cette nature empreinte d'une faute immense.
CONTEMPLE d'abord ce globe qu'environne la voûte
céleste; sa plus vaste partie est remplie par des montagnes
et. des forêts abandonnées aux monstres féroces, par d'arides
rochers, des marais fangeux, et l'océan, dont les
vastes bras l'emprisonnent en grondant. Les deux parts
de la terre nous sont interdites par des climats brûlans
ou des régions éternellement glacées, et si le reste était
confié aux seules forces de la nature, il se hérisserait de
ronces, si l'homme; excité par un besoin industrieux,
ne luttait sans cesse avec la terre, si l'amour de la vie
ne nous courbait gémissans sous le poids des travaux,
si le soc, en soulevant les glèbes, ne les rendait fécondes,
et, domptant un sol ingrat, ne contraignait
les germes prisonniers à surgir de la terre, et à s'élancer
balancés dans les airs. Et cependant, lorsque
tant de travaux ont couronné la terre de verdure et de
fleurs, les frimats tardifs, les chaleurs dévorantes, les
orages impétueux, les vents déchaînés les enlèvent à
notre espérance. Que dis-je? pourquoi la nature donne-t-elle la vie et féconde-t-elle, au sein des flots, sur la terre, d'innombrables bêtes féroces, implacables destructeurs
de la race humaine? pourquoi nous transmet-elle
chaque saison une foule de maux homicides? et pourquoi
livre-t-elle à une mort prématurée tant d'êtres qu'ellevenait à peine d'admettre à la vie?
TEL qu'un nocher, jeté par la colère des flots, l'enfant
aborde la vie dénué de secours, nu, gisant sur la terre;
dès que la nature, l'arrachant avec effort des flancs maternels,
le livre à la lumière du jour, de ses vagissemens
sinistres il remplit son preinier asile. Il a raison l'infortuné
à qui il reste à traverser tant de douleurs! Au
contraire, les troupeaux, les bêtes féroces, naissent et
croissent facilement : on ne façonne pas pour eux le
bruyant hochet ; une nourrice attentive, pour flatter
leur oreille délicate, ne brise point, en les adoucissant,
les sons du langage; ils ne s'entourent point de
vêtemens variés comme les saisons; les armes sont inutiles
à la défense de leurs biens; ils n'élèvent point de
forteresse pour leur sûreté, ou de toit pour leur abri.
La terre fournit largement à leurs besoins, et la nature
les entoure de ses dons.
MAIS rentrons dans la voie que nous avions quittée.
Si la terre, l'eau, le léger fluide aérien, les brûlantes
vapeurs du feu se forment, naissent et se détruisent, le
monde, qui doit son existence à l'assemblage des élémens,
comme eux doit naître et périr : car le tout doit partager
le sort des parties qui le composent. Ainsi, lorsque
j'aperçois les vastes membres du monde s'épuiser, se détruire
et se renouveler alternativement, puis-je douter de l'origine du ciel et de la terre, et de leur destruction
future?
O MEMMIUS, ne m'accuse pas de ne livrer à l'illusion,
quand j'affirme que la terre et le feu sont périssables,
et que l'air et l'eau sont destinés à se décomposer, pour
se réunir et s'accroître sous des aspects nouveaux. Ne
vois-tu pas que la surface de la terre, foulée aux pieds de
ses hôtes et brûlée par les rayons continus d'un soleil
ardent, se transforme en tourbillons poudreux, s'évapore
en nuages légers, balancés par les vents. La pluie
orageuse résout en onde les glèbes fangeuses qu'elle entraîne,
et les fleuves rapides dévorent leurs rives en roulant.
Enfin, tout corps qui, de sa propre substance, alimente,
un autre corps s'apauvrit de ses dons, et puisque
la terre est à la fois la mère et le tombeau des êtres, elle
doit tour-à-tour s'affaiblir et ranimer sa vigueur.
AINSI les flots des mers, les fleuves, les fontaines, sont
sans cesse alimentés, et font jaillir sans cesse de nouvelles
ondes. Mes paroles prouvent moins cette vérité,
que cette immensité d'eau, qui se précipite incessamment
dans leurs bords ; mais les pertes continuelles, éprouvées
par les eaux, les empêchent de surabonder. Les vents
fouettent la plaine des mers, et les dissipent en vapeur
aérienne; le soleil en diminue la surface, en l'aspirant
par ses brûlans rayons. Cette onde se répand aussi, s'infiltre
dans les concavités sinueuses des terres, se dégage
de son amertume, se replie, remonte et s'amasse
à la source des fleuves; adoucie dans sa course, elle reparaît à la surface du globe, coule vers la pente qui
l'attire, et laisse, en circulant, la trace de ses pas liquides.
MAINTENANT, je révélerai l'essence de l'air, que des
changemens innombrables agitent à chaque instant. De
tous les corps des émanations continues coulent à grands
flots dans ce vaste et invisible océan; mais il restitue lui-même à chaque objet les pertes qu'il leur fait éprouver,
et, s'il ne leur prêtait aussi une force réparatrice, tous
les corps altérés se décomposeraient en flots aériens.
L'air ne cesse donc point d'être assidûment nourri par
les corps, et de se répandre dans leur sein, puisqu'ils
font avec lui un échange continuel d'émanations.
AINSI, cette large source de flots lumineux, le soleil,
du haut des airs, inonde incessamment le ciel de sa splendeur
renaissante, et, sans interruption, verse à la lumière
une lumière nouvelle car, quelque soit son éclat,
le rayon qui arrive à son terme s'évanouit soudain. Tu
n'en peux douter si tu observes un nuage qui s'interpose
entre le soleil et la terre : il semble briser ses rayons
lumineux; leur partie inférieure est perdue tout à coup,
et, partout où passe le nuage, la terre se couvre d'une
ombre épaisse. Tu le vois donc, les corps ont toujours
besoin d'une clarté renaissante, chaque rayon périt,
aussitôt qu'il est lancé vers son but, et sans l'écoulement
intarissable de cette source du jour, tout resterait
enseveli sous un amas d'ombre.
ET ces flambeaux nocturnes que l'art inventa, ces
lampes suspendues, ces torches résineuses d'où s'échappent
des tourbillons de vapeurs enflammées, comme l'astre du monde, expulsent incessamment leur clarté
mobile et toujours renouvelée : de leurs flots successifs
l'épanchement est si rapide, que le trait lumineux qui
s'évapore est déjà remplacé par celui qui succède, jusqu'à
ce que la flamme ait entièrement dévoré la matière
qui l'alimente; ainsi le soleil, l'astre des nuits, les
étoiles, altérés à chaque instant, sont loin d'être indestructibles
: ils s'épuiseront par leurs tributs rapides,
toujours perdus et toujours renouvelés.
D'AILLEURS, le marbre même ne peut s'opposer au
triomphe du temps. Les tours altières s'écroulent, la
pierre se pulvérise, les temples et les images de la divinité
s'affaissent et tombent : la sainteté des dieux ne peut
leur faire transgresser les limites imposées par leur destin ;
elle ne peut s'affranchir elle-même des lois immuables de
la nature. Eh! ne voyons-nous pas les pompeux monumens,
érigés par la main des hommes, minés par la destruction,
et s'écrouler tout à coup accablés par la vieillesse,
et les rochers arrachés rouler de la cime des monts; ils ne
peuvent résister aux violens assauts du temps qui borne
leur durée. Se détacheraient-ils de leur base, s'écrouleraient-ils subitement, si les efforts impétueux des siècles infinis
avaient jusqu'ici attaqué vainement leur immobilité?
ENFIN
lève les regards vers cette immense voûte qui,
de tous côtés, enveloppe le monde; ce ciel qui (selon
quelques sages) enfante tous les êtres, et reçoit leurs débris
dans son sein, ce ciel nous atteste que ce grand
corps dût naître et doit mourir, puisque nul objet ne
peut en alimenter d'autres, sans s'altérer; ni les réunir
en soi-même, sans réparer ses forces. MAIS si le ciel et la terre sont exempts d'origine, s'ils
ont devancé les temps, comment nul poète n'a-t-il chanté
les évènemens qui ont précédé la guerre de Thèbes et la
ruine d'Illion? pourquoi les actions importantes des hommes
sont-eîles ensevelies dans l'oubli? pourquoi leurs
exploits sont-ils dépouillés de l'éclat d'une éternelle renommée?
La vérité nous l'apprend; le monde est dans
sa nouveauté; il sort des mains de la nature; son origine
n'est pas éloignée. Aujourd'hui même, plusieurs arts ne
commencent qu'à se développer, et se polissent à peine:
la navigation commence à se livrer à son naissant essor;
de doux accords viennent à peine d'enfanter l'harmonie;
la philosophie que je chante, et la science qui scrute la
marche de l'univers, touchent à leur enfance, et moi le
premier, je révèle ces grands secrets, dans le langage de
ma patrie.
LE monde, diras-tu peut-être, jouissait jadis de ces
fruits de l'art et de l'intelligence, mais les races soumises
aux révolutions de la terre se sont anéanties; elles ont
péri dans des feux dévorans; des cités se sont englouties,
quand le monde ébranlé ouvrit des gouffres profonds;
des torrens pluvieux, précipités du ciel, ont submergé
la terre déserte. Mais ces terribles assauts t'offrent la
preuve irrécusable de sa destruction future; car, assaillis
par tant de fléaux, livrés à la continuation de ces assauts
dangereux, le ciel et la terre ébranlés se seraient convertis
en vastes ruines. Tu n'en peux douter, car nous-mêmes
nous ne préjugeons notre destruction prochaine,
qu'en nous reconnaissant asservis au même sort qui, de
douleurs en douleurs, exile les hommes de la vie. ENFIN, nul corps n'est affranchi de la destruction, si,
par sa solidité, il ne résiste au choc, à la pénétration,
aux efforts de la dissolution; tels sont les principes de
la matière, dont naguère je t'ai révélé la nature. Ou,
il ne peut survivre à la révolution des âges, s'il n'est
tel que le vide, cet océan impalpable qui demeure inaccessible
à tous les efforts agresseurs, ou enfin, s'il ne
peut être environné d'un espace nécessaire à la réception
de ses débris comme le grand tout, hors duquel ne se
trouve ni lieu pour ouvrir une libre carrière à la dissolution
de ses parties, ni corps pour les heurter ou les diviser.
Le inonde n'est donc pas immortel, puisqu'il n'est
ni matière ni vide absolu et que, d'ailleurs, dans l'étendue
infinie de la nature, il n'existe que trop de corps
dont le choc soudain pourrait l'assaillir et l'entraîner à
sa ruine. Les gouffres du vide s'ouvrent de tous côtés,
pour engloutir ses membres disséminés ; quelle qu'en soit
la cause, enfin il s'anéantira. Ainsi, loin de se fermer
pour le soleil, les cieux, la terre, l'océan, les portes de
la mort s'ouvrent sans cesse larges et béantes. Tu n'en
peux douter, ces corps ont commencé, ils sont donc
destructibles, et n'auraient pu, depuis la source des
temps, résister aux redoutables efforts d'une durée
infinie.
ENFIN, l'agression mutuelle des vastes membres du monde, la guerre intestine qui les dévore, nous avertit
que cette lutte terrible peut se terminer tout à coup.
Ainsi, quand le soleil et les astres se seront abreuvés des
eaux du monde entier, ils pourront enfin remporter la
victoire que leurs efforts ont jusqu'ici tentée vainement.
Les fleuves cependant portent des flots si abondans aux
vastes mers, que de leur gouffre profond elles menacent
le globe d'un immense déluge; mais les vents qui fouettent
la surface des ondes, et le soleil qui les pompe, dans les
airs, les atténuent et enchaînent leur audace infructueuse.
Ainsi, ces élémens jaloux se livrent une guerre
que balancent éternellement leurs forces rivales. Cependant,
si nous en croyons la fable ingénieuse, une fois
l'onde et le feu ont alternativement triomphé de ce globe.
Le feu le dévora, lorsque, dans une route infréquentée,
Phaéton fut entraîné par_les coursiers du Soleil dans
toutes les régions de la terre et des cieux. Mais, rempli
d'un noir courroux, le maître tout-puissant, d'un coup
de foudre, renversa de son char sur le globe l'illustre
téméraire. Après sa chute, le père divin de Phaéton revint,
suspendit de sa main la lampe éternelle du monde,
rassembla ses coursiers encore frémissans,
leur rouvrit
le chemin accoutumé, les guida, et répandit la
joie sur l'univers. Ces fables
, que l'antique Grèce a
chantées, sont dédaignées par l'austère raison,
mais
elles peuvent offrir l'image de la vérité. En effet, le
feu put être victorieux, quand, de toutes les parties
de l'univers, ses semences brûlantes se sont amoncelées
sur notre globe, et si aucune puissance rivale ne s'est
opposée à ses efforts, la terre dut être livrée à sa rage dévorante. On dit aussi que des torrens, précipités de la
plaine des airs, jadis ont englouti de nombreuses cités ;
mais, quand une force contraire eut dompté ces flots épanchés
de toutes les régions de l'espace, les torrens pluvieux
tarirent, la terre reparut, et les fleuves impétueux
recurent un frein.
MAINTENANT, comment les flots des élémens créateurs
ont-ils fondé le ciel, la terre, creusé le profond océan,
et dirigé le cours du soleil et des astres ? tu vas l'apprendre,
Memmius : je le répète, cet ensemble n'est point
l'oeuvre de leur intelligence; les élémens du monde n'ont
point médité l'ordre qui les assujettit ; ils n'ont point
d'avance concerté l'essor et le mouvement qu'ils devaient
s'attribuer mutuellement. Mais ces élémens infinis en
nombre, agités dans toutes les directions, asservis depuis
l'éternité à des chocs étrangers, entraînés par leur
propre poids, attirés, réunis en tous sens ?
ont tenté
toutes les combinaisons, pris, quitté, repris, pendant
d'innombrables siècles, des formes variées, et, à force
d'assemblages et de mouvemens, en se coordonnant,
ont enfanté ces grandes masses, devenues, en quelque
sorte, la primitive ébauche de la terre, des cieux, des
mers et des espèces animées.
ON ne voyait pas encore le char du soleil, dans sa
carrière pompeuse, épancher des flots de lumière; le ciel,
l'océan, la terre, les champs aériens, les célestes flambeaux,
n'étaient point tels qu'ils brillent à nos regards :
cette masse récente n'était qu'une vaste tempête; mais
des parties diverses s'échappèrent de son sein agité,
les
élémens amis s'allièrent, le monde put éclore, ses vastes membres se formèrent, composés de mille principes divers
: leur rivalité jetait le trouble et la confusion entre
les intervalles qui les séparaient : leur poids, leur direction,
leur essor, leur combinaison, leur diversité, leurs
formes opposées, interdisaient l'union intime et les mouvemens
amis; enfin, le ciel se sépara de la terre, le sol
s'éleva, la mer engloutit les eaux dans ses vastes gouffres,
et les feux purs de l'éther resplendirent à la voûte
azurée.
LES élémens de la terre plus pesans, plus épais se
rencontrèrent d'abord, s'unirent, s'enfoncèrent en se concentrant
aux régions les plus profondes. Plus cet assemblage
fut comprimé par sa pesanteur, plus il fit jaillir à
grands flots les élémens propres à former les astres, les
mers, le soleil, la lune et la voûte immense du monde. En
effet, les élémens de ces corps sont plus lisses, arrondis, déliés
et légers que ceux dont la terre est formée. L'essence
éthérée se dégagea la première des pores de la terre,
monta vers le ciel, et entraîna un grand nombre de feux
légers. Ainsi, quand nous voyons les premiers rayons de
la lumière dorée du soleil rougir sur l'herbe les perles
liquides de la rosée, des nuages transparens s'exhalent
du sein des lacs et des fleuves, et de la terre blanchie
s'élève une fumée ondoyante. Ces émanations humides,
réunies dans les airs, étendent un voile épais sous la
voûte céleste. Ainsi portée au firmament, la vapeur éthérée,
répandue en tous sens, forma dans son immense
circuit la molle enceinte de l'univers. BIENTÔT parurent le soleil et sa soeur; ces deux astres
roulèrent suspendus entre le ciel et là terre. Mais ni le ciel
ni la terre ne purent envahir leurs élémens, qui, trop
peu pesans pour descendre dans les lieux inférieurs, et
pas assez légers pour s'élancer dans les hautes régions,
flottèrent dans la plaine des airs; membres les plus actifs
de la nature, ils se meuvent avec l'agilité des êtres intelligens.
C'est ainsi que quelques-uns de nos membres
demeurent immobiles,
quand d'autres s'agitent avec
rapidité.
PRESQUE aussitôt l'espace de la terre, couvert par les
plaines azurées de l'océan, s'écroule et creuse les gouffres
amers; plus la terre crevassée à sa surface, se pénétrant
des bouillonnemens de l'éther, des rayons du
soleil, livrait ainsi son centre aux chocs redoublés de
l'ardeur qui la pressait en tous sens, plus la sueur amère,
jaillissant de son vaste corps, accroissait de ses torrens
les campagnes liquides de l'océan. Elle expulsait aussi de
sa masse comprimée des semences innombrables de feu et
d'air, qui s'élevaient en tourbillons rapides; ainsi loin de
la terre, le temple resplendissant des cieux s'étendit et
se consolida. Les champs à leur tour s'aplanirent ; le sol
cependant demeura inégal, les rochers résistèrent à l'affaissement,
et la cime des monts se dressa.
AINSI, le globe, en agglomérant ses parties, acquit
la pesanteur et la solidité. Tout son limon fangeux (si
j'ose le nommer ainsi), précipité vers le centre, s'y déposa comme sa lie immonde. L'eau couvrit la surface terrestre
; l'air, au dessus de l'onde, balança son fluide, et les
feux et le ciel l'environnèrent à une immense hauteur;
car, tu le sais, les fluides, quoique formés des élémens
les plus purs, diffèrent en pesanteur. Le fluide éthéré
est le moins lourd et le plus diaphane; il se balance au dessus de l'air, et ne se mêle jamais à l'orageux
fluide : il l'abandonne en proie à la fureur des tempêtes
et à l'inconstance des vents impétueux, et, dans sa
course régulière, il s'élève, il emporte les feux étincelans.
Ne sois pas surpris de l'uniformité de sa carrière,
car tu vois l'océan s'enfler et décroître, avec une constance
inaltérable.
MAINTENANT, c'est à la cause du mouvement des astres
que je consacre mes chants. Si l'immense voûte céleste
roule autour de nous, les deux pôles du monde sont donc
environnés et constamment pressés par deux courans
d'air : l'un pousse le ciel dans la direction que parcourt le
brillant cortège des astres ; l'autre, placé dans une région
inférieure, le ramène à son tour dans un sens contraire
comme nous voyons les fleuves imprimer aux roues une
rotation opposée à leur course.
- Les anciens ont inventé un nombre infini d'hypothèses pour expliquer le mouvement apparent des astres, dépourvus de la base qui pouvait seule leur faire connaître ce phénomène, ils ont dû nécessairement accumuler une foule de systèmes erronés, mais qui nous paraîtront ingénieux, en nous reportant au point d'où ils partaient. Le poète ne fait que décrire les différens systèmes reçus de son temps; il n'en adopte et n'en rejette aucun; ainsi il ne peut être regardé comme le partisan de la ridicule physique qui leur a servi de base. Lucrèce n'est ici qu'un peintre retraçant les différens modèles qui lui sont présentés ; s'ils renferment des absurdités, elles lui ont au moins fourni les moyens de produire des tableaux charmans
PEUT-ÊTRE le firmament est immobile, et ses astres éclatans roulent autour de la terre. Soit que, trop resserrée dans l'enceinte céleste, l'essence éthérée, cherchant une issue avec rapidité, décrive sans cesse le vaste contour du firmament, et entraîne ses flambeaux, soit qu'un fluide extérieur les contraigne à circuler, soit qu'eux-mêmes se meuvent attirés par leur propre aliment, et se repaissent ainsi dans leur route des flammes célestes répandues dans les plaines azurées : il est difficile de déterminer la véritable cause des mouvemens du monde. Mais, du moins, j'indique les moyens que la nature pourrait assigner aux révolutions de ces grandes masses, dans ces mondes innombrables dont elle a parsemé l'espace. J'ai révélé plusieurs lois propres aux vastes mouvemens des astres; une seule suffit à notre monde : quelle est-elle ? c'est un secret qui laissera toujours indécis le docte scrutateur de la nature. AFIN que la terre repose immobile au centre du monde, il faut que sa pesanteur décroisse, se perde insensiblement; et que ses parties inférieures, par leur union intime avec l'air, se soient identifiées, dès leur naissance, avec ce léger fluide sur lequel elles pressent sans efforts, et se reposent sans l'affaisser. Ainsi nos membres ne nous pèsent pas: la tête n'est point un fardeau pour le cou, et les pieds, sans fatigue, supportent le corps entier; tandis qu'un objet étranger, plus léger que nos membres, nous accable aisément : tant il faut observer les rapports des objets unis entre eux. Ainsi donc, la terre n'est pas un corps étranger, lancé spontanément dans un fluide inconnu; mais, conçue avec les airs dès l'origine du monde, elle forme une partie inhérente à ce vaste assemblage, comme les membres sont une partie distincte du corps.
- Voici à peu près tout ce que les anciens ont rêvé sur la forme de
la terre et sur la manière dont elle se soutient dans l'espace. Diodore
de Sicile dit que les Chaldéens prétendaient qu'elle est concave et semblable à un vaisseau flottant. Anaximandre la regardait
comme un globe parfait, se soutenant sans appui dans le centre de
l'univers, à cause de la distance égale où toutes ses parties se trouvent
de son centre, et de la distance égale,aussi où elle est elle-même
de toutes les parties de l'univers : ainsi elle n'a pas plus de tendance vers un côté que vers l'autre. Plutarque (de Place Phil, lib. III, cap. 10), faisant honneur de cette idée à Thaïes, et Eusebe
(de Praep. Ev., lib. I, cap. 8 ) en attribuent une plus bizarre à
Anaximandre. Ils assurent que ce philosophe se figurait la terre
comme une colonne, une espèce de cylindre, aplani par les deux
bouts, restant suspendu à sa place à cause de l'éloignement égal de tout ce qui l'environne en tous sens. Anaxagore la représentait
comme une surface plane, une table sans pieds, se soutenant en partie par sa masse, en partie sur l'air, et lui donnait une forme
allongée. Archelaus la voyait sous celle d'un oeuf, et appuyait son
opinion, sur ce que les peuples qui l'habitent ne voient pas tous en
même temps le lever et le coucher dû soleil. Quelques philosophes,
ne lui trouvantpas de base, la faisaient descendre sans cesse dans un
espace infini, non résistant, sans que ses habitans pussent s'en
apercevoir, disaient-ils, ayant un mouvement commun avec elle.
Xénophon, au contraire, lui donnait une épaisseur prolongée à
l'infini sous nos pieds.
C'est au mouvement très rapide du ciel qu'elle doit sa stabilité
sur elle-même au milieu des airs,
s'il faut en croire Empédocle.
Le fond de l'espace étant en même temps le centre du
monde, selon Aristote, elle doit s'y reposer, n'ayant point d'espace
au dessous d'elle où elle puisse descendre. On voit ici qu'Épicure
la croyait soutenue par l'air, comme étant née avec lui et
participant à sa nature.
Pour résoudre ce problème, le génie de Newton a trouvé la
gravitation, que quelques anciens avaient soupçonnée. La science,
qui n'est jamais stationnaire, soumet aujourd'hui à des investigations
nouvelles le grand problème de Newton.
D'AILLEURS, quand l'air est frappé par la secousse
d'un tonnerre violent, le choc se communique à tous
les objets placés à la surface de la terre. Un lien invisible
unit donc la terre, la flamme éthérée et les champs
aériens, car tous trois se tiennent par des racines communes : ils se sont assortis, liés intimement, depuis le
premier instant de leur existence. Ne vois-tu pas aussi
combien notre âme, substance si déliée et si fragile,
soutient et dirige aisément le poids énorme du corps ?
mais elle doit cette faculté au lien intime qu'elle a contracté
avec lui : que dis-je? elle le meut, le gouverne à
sa volonté, lui imprime un rapide essor, le contraint à
s'élancer par des bonds rapides. Tu conçois donc, malgré
sa ténuité, quelle force acquiert une substance unie à
des objets pesans, comme l'air joint à la terre, comme
l'âme jointe au corps;
LE disque de l'astre du jour n'est guère plus grand
ni moins lumineux qu'il ne le révèle à nos sens; car
tant qu'un corps enflammé peut envoyer jusqu'à nous
sa lumière et sa chaleur quelle que soit sa distance,
son éloignemens n'altère point à nos regards sa forme
apparente, et ne dérobe rien de ses contours et de son
étendue. La chaleur et l'éclat du soleil parviennent jusqu'à
nous, colorent les objets qui nous environnent; la
forme, l'étendue et l'éclat du soleil sont donc tels au haut
de la voûte céleste, qu'ils apparaissent à nos regards.
QUE la lune brille de son propre éclat ou d'un éclat
emprunté, elle ne traverse point le ciel sous une forme
plus grande que celle dont elle frappe notre vue; car, à
travers l'épaisseur de l'air, les objets, dans le lointain,
n'offrent qu'un aspect vague; ils dérobent la régularité
de leurs contours; mais l'astre des nuits, nous dévoilant,
avec tant d'exactitude et de clarté, ses traits et les limites
de son orbe, est sans doute dans les cieux ce
qu'il nous paraît de la terre. ENFIN,
il n'est pas étonnant qu'il en soit ainsi des
feux éthérés, puisque tous les feux placés sur cette terre,
quelle que soit leur distance, ne paraissent subir qu'une
légère altération dans leur grandeur réelle, tant que
leur vacillante lumière parvient jusqu'à nous. Ainsi,
nous recevons la preuve que les flambeaux célestes ne
sont guère ni plus grands ni plus petits qu'ils ne le révèlent
à nos yeux.
Tu t'étonnes aussi que l'orbe du soleil, avec une si
faible circonférence, puisse inonder la mer,la terre,
de flots de lumière, et remplir l'univers de sa chaleur
féconde. Mais il se peut que cette seule source soit ouverte
pour épancher sur le monde les vastes torrens de
la clarté, et que les élémens ignés viennent de toute part
se réunir à cette issue, et de là se répandre dans l'espace.
Ainsi, quelquefois un humble ruisseau, faible à sa source,
après avoir arrosé la prairie, inonde les campagnes. Peut-être
aussi les feux de l'astre du jour, sans être immenses,
communiquent leur ardente chaleur à l'air qui les environne,
si ce fluide est propre à s'enflanimer au moindre
choc des rayons de l'astre; ainsi, nous voyons une faible
étincelle embraser le chaume aride, et envahir les moissons;
peut-être enfin ce soleil, autour de son flambeau?
amasse-t-il d'innombrables feux inaperçus,
qui alimentent
dans les cieux la force et l'éclat de ses brûlans
rayons.
MAIS, comment le soleil s'ouvre-t-il une route régulière des régions enflammées du midi au séjour des frimats,
pour s'élancer de nouveau vers l'ardent Cancer, où l'astre
achève et recommence son cours ? comment Phébé franchit-elle en un mois la carrière annuelle du soleil? Ce
phénomène peut être imputé à différentes causes : la
véritable, sans doute, doit rester cachée. Le sage Démocrite
cherche à le résoudre d'une manière digne d'attention
: les astres, nous dit-il, peuvent d'autant moins
subir l'entraînement du tourbillon éthéré, qu'ils sont
plus voisins de la terre ; car la vitesse de la rotation du
firmament s'affaiblit par degrés, vers l'extrémité inférieure
du monde ; asservi à cette loi, le soleil, placé dans
des régions infiniment au dessous des flambeaux ardens,
est insensiblement devancé dans sa course, avec tous
les corps inférieurs, et Phébé, encore plus éloignée du
ciel et plus voisine de la terre, suit plus, péniblement
le brillant cortège des astres; ainsi plus son tourbillon
l'entraîne lentement, plus les signes ardens doivent rapidement
l'atteindre et la devancer; et lorsqu'elle sembl
parcourir avec plus de rapidité les signes célestes, ce sont
eux qui, à leur tour, la pressent, la fuient et la rejoignent.
IL se peut aussi que, des deux points opposés du
monde, des torrens aériens se précipitent, et transportent
alternativement le soleil, des signes brûlans de l'été
aux régions sombres et glacées du nord, et le repoussent
des antres hyperborées jusqu'au sommet des cieux brûlans
du midi. De pareils flots aériens guideraient aussi
les courses alternatives de la lune et de ces légions
de flambeaux, qui ne décrivent leur immense orbite qu'après avoir vu s'accomplir un nombre infini d'années.
Ne vois-tu pas, à des hauteurs et dans des directions
différentes,les nuages, en mouvans tourbillons, parcourir
la voûte des cieux? Pourquoi les astres brillans ne seraient-ils point ainsi entraînés par des courans rapides,
dans les vastes plaines de l'espace sans bornes ?
LA nuit enveloppe la terre de ses
épaisses ténèbres,
soit parce que le soleil, ayant poussé sa course immense jusqu'aux limites du ciel, laisse éteindre ses feux déjà
épuisés par le froissement des torrens d'air qu'ils ont
bravés, soit que l'impulsion qui transporta son char sur
nos têtes, l'entraîne par delà notre sphère, et le force à, suivre sous nos pieds sa course circulaire.
LA courrière du matin, à l'heure accoutumée, guide
dans les plaines de l'air l'aurore vermeille, et rouvre les
portes du jour. Soit que le même soleil, près d'achever
son tour sous la terre, envahisse déjà de ses rayons le
ciel qu'il s'efforce d'embraser, soit que, à des instans
fixés, des semences de feu, réunissant leur ardeur éclatante,
enfantent chaque jour un nouvel astre ainsi la
renommée publie chez les peuples Idéens, qu'au sommet
de leurs montagnes des feux dispersés dans l'orient
rassemblent leur lumière, et, transformés en globe radieux,
parcourent le firmament.
D'AILLEURS, ne sois pas étonné que ces élémens de
feu se réunissent à des heures certaines, pour réparer
la splendeur du soleil : nous voyons dans la nature de
nombreux exemples de régularité. C'est à une époque
constante que les arbres se parent de fleurs, que la joue
de l'adolescent se couvre d'un léger duvet, et que le vieillard se sent ravir ses
dents émoussées.
Enfin, la
foudre, les vents, les frimats, les nuages pluvieux suivent
fidèlement le cours des saisons ; en effet, le monde en
naissant reçut une première impulsion qui, déterminant
l'énergie de chaque cause
contraignit les phénomènes à
se succéder dans un ordre invariable.
Tu vois les jours et les nuits se prolonger et se restreindre
tour-à-tour, et la lumière s'accroître quand
l'ombre diminue. Le soleil entretient cette lutte annuelle,
parce que toujours le même, l'astre déerit sous la terre
ou sur nos têtes, des cercles obliques, il coupe l'orbe céleste
en parties inégales; mais, en s'élançant de l'un à l'autre
hémisphère, il compense leur perte, en leur restituant
alternativement la lumière qu'il leur a dérobée, jusqu'à
ce que l'astre soit parvenu dans le signe céleste, où, divisant
sa course annuelle, il verse au monde, avec égalité
les ombres de la nuit et la lumière du jour ; car cette
partie du ciel, où il achève la moitié de son cours, se
trouve à une égale distance des froids Aquilons et du
brûlant Auster, à cause de l'obliquité de douze signes
célestes que parcourt annuellement l'astre qui répand
ses feux dans le ciel et sur la terre. C'est ainsi que la
science, en nous retraçant, dans son adroite imitation,
l'édifice céleste, rend ses mouvemens sensibles à notre
vue, et nous permet de fouiller dans les secrets des
cieux.
IL se peut encore que, trouvant des flots aériens plus
épais dans certaines régions,
l'astre hésite à lancer la
clarté de ses feux tremblans, à travers des obstacles qu'il pénètre avec peine, et retarde son lever sur la terre;
telle est la cause peut-être qui, dans les longues nuits
d'hiver, nous fait attendre longtemps le tardif retour
du soleil. Il se peut enfin que les feux dont la réunion
ranime les astres aux limites fixées de l'horizon, soient
plus actifs ou plus lents, selon l'influence des saisons.
LA lune, frappée par les rayons du soleil, peut en réfléchir
l'éclat, et, chaque jour, agrandissant sa lumière inconstante,
revêtir une forme d'autant plus étendue, qu'elle
s'éloigne de l'orbe du soleil, jusqu'au point où, se plaçant
avec lui dans une parfaite opposition, elle brille d'une
pleine lumière. et, des portes de l'Orient, aperçoit à son
lever le soleil se dérober sous la terre. Bientôt, rejetant
presque sa lumière sur ses pas, elle se rapproche du soleil,
décroît par degrés, s'enfuit et visite loin de notre
vue les autres régions du ciel ; on la regarde ainsi comme
un orbe roulant sous la route du soleil, qui semble le
chercher et le fuir : la raison applaudit à cette opinion.
ON peut aussi, en lui accordant un propre éclat,
concevoir sa course, et les formes diverses de son disque
inconstant. Un autre astre invisible peut-être suit pas
à pas sa carrière; il essaie de voiler sa clarté, interpose
son disque obscur entre nous et Phébé, qui est ainsi
contrainte de se montrer sous tant d'aspects variés. Elle
pourrait encore, tournant sur son axe, comme un globe
en partie teint de lumière, et, dans sa révolution, déployer
successivement son éclat, ses différentes formes, et
montrer enfin tout entier à nos regards son hémisphère lumineux;
puis, dérobant par degrés sa lumière, la rejeter
en arrière et la cacher réunie sous son disque : doctrine qui prit naissance dans Babylone, lorsque les Chaldéens
s'efforçaient de triompher de l'ingénieuse astrologie.
Mais pourquoi se montrer exclusif dans des hypothèses
également admissibles, quand ni les uns ni les autres
ne pouvaient être certains de combattre pour la vérité?
ENFIN la nature ne peut-elle reproduire chaque jour
une lune nouvelle et l'asservir à une suite constante de
formes, d'aspects mobiles, et faire succéder sans cesse un
astre nouveau à l'astre de la veille? Il n'est pas facile de
détruire ce système par des paroles, quand la nature nous
offre une infinité de reproductions périodiques. Le printemps renaît, l'amour renaît avec lui, et le Zépbyre, son
doux avant-coureur, agite les ailes à ses côtés, tandis que
Flore remplit de fleurs et de parfums leur route joyeuse.
Bientôt leur succèdent la chaleur et l'aridité, la poudreuse
Cérès, les vents étésiens à la brûlante haleine;
l'Automne s'avance avec le dieu des pampres; ils font
place aux souffles impétueux des tempêtes, au Vulturne
grondant, à l'Auster qui couve la foudre; les frimats, les
flots neigeux, la froidure enveloppent la terre paresseuse, et l'Hiver, froissant ses dents glacées, vient clore
le cercle des saisons. Tant d'exemples de phénomènes
réguliers te prouvent comment la lune peut être enfantée
et détruite, et changer de formes en des temps réglés.
AINSI, nous pourrions aborder de différentes manières
les causes cachées de l'obscurité passagère que subissent
le soleil et la lune. Phébé peut dérober à la terre les
feux du jour, et voiler le front brillant du soleil, en interposant
sa masse épaisse entre nous et les rayons de cet astre. Un autre corps céleste, doué de mouvement
et privé de clarté, peut aussi lui servir de voile. Et le
soleil lui-même ne peut-il quelquefois languir fatigue,
perdre son éclat, et le reprendre à la sortie de régions
aériennes, qui, ennemies du flambeau des jours, s'efforcent
de nous dérober sa lumière? La terre ne peut-elle
à son tour dépouiller Phébé de son doux éclat, lorsque,
placée au dessus du soleil, elle absorbe ses rayons, et
porte vers le ciel le cône ombreux de sa masse, où se
plonge la courrière des mois ? Un corps inaperçu roule
peut-être entre elle et nous, et ferme le passage à l'écoulement
de sa lumière; et si la lune brille de son propre
éclat, ne peut-elle, entravée dans un fluide ennemi
de ses feux, laisser défaillir leur éclat ?
MEMMIUS, je t'ai déjà révélé comment tous les vastes
corps se formèrent dans l'enceinte azurée du monde : tu
connais le cours ordonné des flambeaux célestes, l'énergique
pouvoir qui balance les astres dans les cieux ; quelle
cause éclipse leur lumière, et semble quelquefois les dérober
à nos regards; et comment ces yeux de la nature,
en se fermant, se rouvrant tour à tour, répandent
une nuit soudaine, ou versent des torrens lumineux aux
peuples de la terre. Aujourd'hui, Memmius, revenons à
l'enfance du monde,
épions les essais de sa fécondité naissante,
les premiers objets qu'elle produisit à la lumière
du jour, et qu'elle livra à l'inclémence des airs capricieux.
D'ABORD les collines et les campagnes se revêtent
d'une tendre et brillante verdure; le gazon des prairies
resplendit du doux éclat des fleurs; les jeunes arbres, remplis d'une sève abondante, se développent en foule,
se balancent dans les airs, et se livrent sans frein à leur
croissance impétueuse. Ainsi que le jeune oiseau se revêt
en naissant de plumes ou de soyeux duvet, ainsi la
terre récente environna sa surface nouvelle d'herbes
molles et de flexibles arbrisseaux. Bientôt elle enfanta
les espèces animées, avec des combinaisons et des variétés
innombrables : la terre enfanta ses habitans, car ils ne
sont ni descendus des cieux, ni sortis des gouffres ailiers.
C'est donc une juste reconnaissance qui lui décerna le surnom
de mère : tout ce qui respire fut conçu dans son
sein; et si nous voyons encore quelques êtres vivans naître
dans son limon, lorsque, gonflé par la pluie, il fermente
aux rayons du jour, est-il donc étonnant que des êtres
plus robustes et plus nombreux sortissent de ses flancs,
quand la terre et l'essence éthéree bouillaient encore du
feu de la jeunesse?
A LA chaleur du premier printemps, les volatiles de
toute espèce, les oiseaux variés, libres s'élancèrent de
l'oeuf natal. Telle nous voyons,
pendant les beaux jours
d'été, la cigale s'affranchir de sa frêle enveloppe, avide de
vie et d'alimens. Alors la terre enfanta la race des hommes;
l'onde et le feu, que le sol recelait, fermentèrent et firent croître,
dans les lieux les plus propices, des germes
fécondés,
dont les vivantes racines plongeaient dans la
terre. Quand le temps eut amené leur maturité et déchiré
l'enveloppe qui les emprisonnait, chaque embryon,
lassé de l'humide sein de la terre, s'échappe et s'empare
de l'air et du jour. Vers eux se dirigent les pores sinueux
de la terre, et, rassemblés dans ses veines entrouvertes, s'écoulent des flots laiteux. Ainsi nous voyons encore,
après l'enfantement, les mères se remplir d'un lait savoureux parce que les alimeus, convertis en sucs nourriciers
remplissent leurs douces mamelles. La terre
nourrit donc ses premiers enfans; la chaleur fut leur
vêtement, l'herbe abondante et molle fut leur berceau.
- L'ingénieuse antiquité se plut à croire que le monde naquit au
printemps dans cette saison de fraîcheur et d'amour où la nature
enfante. C'est pour cela sans doute que cette saison fut consacrée
à Vénus., Virgile partage cette opinion.
LE monde, au premier âge, ignorait le froid rigoureux,
la chaleur dévorante et la fureur des tempêtes.
Comme les autres productions de la nature, ces fléaux,
faibles à leur naissance, s'accrurent avec l'âge. Je le répète,
ami, la terre a justement mérité le nom de mère;
créatrice de l'homme, elle enfanta aussi toutes les espèces
vivantes, les peuplades des bois, les hôtes rapides des
montagnes, et ces oiseaux légers, qui, sous mille formes
variées, planent aux champs aériens.
MAIS, comme une mère fatiguée par l'âge, la terre en
repos mit un terme à sa fécondité. Le temps change l'aspect
du monde entier; à l'ordre ancien succède un ordre
nouveau : rien ne reste immobile, tout se déplace et se
transforme dans la nature; elle soume ttout à la variété.
Là, on voit des corps affaiblis et brisés par le temps; ici,
les uns croissent et se fortifient, un objet sort du limon
de la terre, un autre s'y engloutit. Ainsi l'âge donne au
monde une face toujours nouvelle; il impose à la terre
une éternelle inconstance; elle perd le pouvoir dont elle
jouissait, et acquiert ce qui lui était interdit.
LA terre cependant s'efforçait encore d'enfanter des
êtres d'une forme et d'une stature imparfaite (l'Androgyne
qui, monstrueux assemblage des deux sexes, diffère
également de tous deux). On vit naître des corps dont les organes étaient incomplets, privés de la lumière, ou sans
pieds, sans mains, sans figure, ou doués de membres
inhérens au tronc; ainsi contraints à l'immobilité, ils ne
pouvaient par aucun mouvement éviter le péril, ou trouver
leur pâture. La terre se surchargea d'une foule variée
de monstres ; mais la nature ne leur permit ni de croître,
ni de se conserver jusqu'à la fleur de l'âge; elle les priva
d'alimens, et leur interdit les liens de l'amour : car il faut,
pour propager la vie, un concours nombreux de circonstances
propices. L'abondante nourriture, la force, sont
nécessaires, et les germes féconds répandus dans les
membres doivent se réunir de toutes les parties du corps
dans les canaux qui en facilitent la fluctuation; il faut
enfin qu'une parfaite harmonie entre les organes du plaisir
permette aux époux de s'identifier par les noeuds d'une
mutuelle, volupté.
Aux premiers jours du monde, des espèces nombreuses,
inhabiles à se reproduire, disparurent sans laisser de progéniture. Car tous les animaux, excepté ceux dont nous
payons l'utilité par notre protection, n'obtiennent leur
conservation que de l'adresse, de la force ou de la légèreté
dont les doua la nature. Le terrible lion et les bêtes
féroces doivent leur salut à la force, le renard à la ruse,
le cerf à la vitesse. Mais ces races compagnes de nos
travaux, et confiées à notre garde, le chien au sommeil
vigilant, au coeur fidèle, le coursier, la douce brebis,
le boeuf laborieux, ont confié leur existence à notre
appui ; fuyrant les animaux cruels, ils ont cherché la paix
et une nourriture abondante à l'abri du danger. Tel est
le salaire payé à leurs services; mais à qui la nature refusa une vie indépendante, ou l'art de nous être utiles.
Pourquoi l'homme aurait-il pris le soin de les défendre,
de les nourrir et de les protéger ? ils restèrent enchaînés
dans les durs liens de leur destinée, et servirent de proie
aux animaux voraces jusqu'au jour où la nature les replongea
au néant.
MAIS, crois-moi jamais on ne vit se former de monstrueux
Centaures; un être participant de deux natures,
assemblage de deux corps et de membres incompatibles,
ne peut voir, le jour. Cette réunion de forces inégales est
impossible: la plus légère méditation, ami, peut t'en convaincre.
A SON troisième printemps le cheval généreux, brille
de sa force entière, et le faible enfant, à cet âge cherche
encore en songe le sein qui l'a nourri et, lorsque la
vieillesse affaiblit l'active vigueur, du coursier que la
vie s'enfuit de ses membres languissans, l'homme échappant
à l'enfance touche
à la fleur de l'âge, et d'un léger
duvet voit couvrir sa joue adolescente. Comment donc
les germes de l'homme et du coursier auraient-ils, par
leur réunion, pu former les Centaures, ainsi que des
corps des Scyllas, monstres amphibies, entourés de
chiens rapides, et tant d'autres réunions incohérentes de
membres discordans, qui se développent, s'accroissent
en des temps divers, et que la même volupté ne peut
embraser à la fois, opposés enfin dans leurs penchans,
leurs amours et leurs alimens? car la ciguë, qui accroît l'embonpoint des jeunes chèvres, offre à l'homme un
poison mortel.
MAIS puisque la flamme consume le corps des lions,
aussi bien qu'elle dévore les membres et le sang de tous
les êtres animés, Comment donc horrible Chimère avec
sa triple forme, à la tête de lion, au corps de chèvre, à
la queue de dragon, vomit-elle du fond de sa poitrine des
flammes dévorantes ?
ATTRIBUER ces monstrueuses productions à la jeunesse
du ciel et de la terre, en s'autorisant du vain nom de la
nouveauté, c'est ouvrir la source des absurdités révoltantes.
On dira que les fleuves roulaient alors dans nos
plaines des flots dorés, que les arbres se couronnaient de
fleurs de diamans, que l'homme naissait avec une taille
gigantesque et des forces si prodigieuses, qu'il pouvait
d'un seul pas franchir le gouffre des mers, et, de sa main
puissante, faire rouler autour de lui l'immense voûte
des cieux. La terre, il est vrai, renfermait d^innombrables germes, au jour du premier enfantement des races
vivantes ; mais gardons-nous de croire qu'elle ait créé
des espèces d'une nature opposée, et rassemblé dans le
même être des membres si discordans. Car les herbes,
les fruits, les arbres rians, dont la terre aujourd'hui se
surcharge abondamment, ne peuvent se confondre au
hasard et amalgamer leur essence. Toutes les productions
diverses croissent dans des limites invariables et
s'asservissent aux lois immuables qu'à chacune d'elles
impose la nature sans doute, au sortir de ses mains, les hommes
étaient plus qu'aujourd'hui doués de vigueur : il en devait
être ainsi; car la terre imprimait à, ses enfans la
force de son premier âge. Leurs os étaient plus solides
et plus grands, leurs entrailles plus vastes, leurs muscles
étaient plus robustes. Leurs corps infatigables ne craignaient ni la rigueur du froid, ni la brûlante chaleur,
ni l'âcreté des nouveaux alimens. Ils survivaient à
la révolution d'innombrables soleils; ils menaient cà et
là leur vie errante, comme les animaux féroces. Leurs
mains vigoureuses ne savaient encore ni courber ni diriger la charrue, amollir les glèbes sous le tranchant du
fer, entrouvrir le sol pour y confier de jeunes arbustes,
ni retrancher avec la hache les vieux et infructueux rameaux.
Les fruits que la pluie et le soleil mûrissaient,
ceux que la terre accordait d'elle-même suffisaient à leur
faim. Au milieu des glands amoncelés sous les chênes,
ils rendaient la vigueur, à leurs corps, et ces fruits de
l'arboisier, que l'hiver voit mûrir et se colorer de pourpre,
croissaient alors plus abondans et plus volumineux.
La terre, dans sa jeunesse florissante, plus féconde
exposait au jour des alimens nombreux, et procurait
l'abondance à ces tristes mortels.LES fleuves, les fontaines les invitaient à se désaltérer;
tels aujourd'hui les torrens précipités des monts semblent
offrir leurs flots à la soif des animaux sauvages. A l'approche
de la nuit, ils portaient leurs pas errans dans les
bois ou depuis les Nymphes eurent des temples; dans
ces lieux où jaillissent des sources limpides qui, murmurant
d'abord entre les cailloux humectés, retombent et se glissent à replis sinueux sur la mousse verdissante des
frais rochers, jaillissent dans la plaine, ou submergent
les champs.
ILS ne savaient point amollir les métaux dans la forge,
ni préparer des peaux, ni se revêtir de la dépouille des
troupeaux sauvages: nus, ils se retiraient dans les monts
caverneux, sous l'ombre des forêts forcés de chercher
un abri contre la pluie abondante et l'aiguillon des vents,
ils étendaient leurs membres sous les broussailles fangeuses;
incapables de concourir au bien commun, ils
n'étaient asservis ni par les moeurs, ni par le frein des
lois. Chacun, ne cherchant à vivre et à se conserver que
pour soi-même, s'emparait de l'objet que le hasard offrait
à ses désirs. C'était sous la voûte des bois que
Vénus unissait les amans ; la volupté était due à une
ardeur mutuelle, ou arrachée par la violence farouche,
ou quelques glands, des fruits, des fleurs en acquittaient
le prix.
DOUÉS de robustes mains et de pieds agiles, ils attaquaient
les hôtes sauvages des forêts. Ils leur lançaient
des pierres ou les frappaient, d'une pesante massue ;
ils triomphaient de quelques-uns, et fuyaient devant les
autres jusque dans leur retraite. Surpris par l'ombre des
nuits, ils étendaient leurs membres agrestes et nus sur
la terre; pareils aux sangliers, ils se roulaient entourés
de mousse et de feuilles séchées. Ils n'allaient point, pâles
et tremblans, dans les ténèbres nocturnes, parcourir les
campagnes, et redemander par leurs clameurs la lumière
éclipsée ; mais, silencieux, ils s'enveloppaient dans le
sommeil, jusqu'à ce que le soleil eût rougi les cieux de l'éclat de son flambeau. Ils voyaient sans crainte la lutte
alternative de la nuit et du jour : dès l'enfance l'habitude
leur effaçait le prodige ; ils ne tremblaient pas
qu'une nuit éternelle s'emparât de la terre, et ensevelît
pour jamais la lumière du soleil.
MAIS leurs alarmes étaient dues aux monstres féroces,
dont l'approche redoutable rendait souvent leur sommeil
funeste. Éveillés par un énorme sanglier ou par
un lion rugissant, glacés d'effroi, ils abandonnaient à
ces hôtes terribles leur asile et leur couche de feuillage,
ils s'échappaient dans l'ombre, et se réfugiaient sous un
toit de rochers.
LES humains cependant ne se précipitaient ni plus ni
moins nombreux qu'en nos jours hors de là douce lumière
de la vie. Beaucoup d'entr'eux sans doute, surpris
par les monstres féroces, vivante nourriture, étaient
broyés sous leurs terribles dents; ils remplissaient les
bois, les monts, les cavernes de leurs gémissemens, et
voyaient leurs membres vivans s'ensevelir dans une tombe
vivante. Quelques-uns, sauvés par la fuite, le corps déchiré,
saisissaient de leurs mains tremblantes les morsures
noires et sanglantes, et par d'horribles cris ils
invoquaient la mort, jusqu'à ce que des vers avides, en
rongeant leur chair infecte, les délivrassent de la vie.
Ils ignoraient l'art d'adoucir leurs blessures. Mais on ne
voyait pas une foule d'hommes, conduits sous les drapeaux
d'un maître, périr en un jour; ni des vaisseaux
remplis de navigateurs se briser sur les écueils des mers
courroucées. En vain l'océan soulevait ses flots turbulens
ou ridait légèrement sa plaine azurée; sa surface paisible et riante ne pouvait séduire les mortels : l'art
fatal du nocher demeurait encore ignoré. C'était alors la
privation languissante qui donnait la mort; aujourd'hui
nous la craignons de l'abondance. L'imprudente ignorance
offrit le poison aux premiers hommes; aujourd'hui
nous le recevons des arts.
-Le poète, après avoir parlé du pacte établi par les sociétés naissantes, observe, avec raison, que tout le monde ne s'y conforma point. Quelle devait être la rudesse de ces premiers enfans de la terre. Ne se communiquant que par des gestes, entraînés par leurs désirs avec le grossier instinct de la nature, ils étaient sans doute plus barbares que les sauvages du Nouveau-Monde; tous les germes des vices attachés à l'espèce humaine existaient pour eux ; ils devaient s'y abandonner sans retenue. Toutes les histoires représentent l'espèce humaine dans un état qui inspire l'horreur et la pitié ; Diodore de Sicile (liv. i) nous montre les premiers Egyptiens comme des hommes féroces et sauvages, se mangeant les uns les autres, vivant à l'aventure, ignorant même l'usage du feu et des métaux. Les Scythes, selon Hérodote, étaient dans l'usage d'arracher la chevelure de leurs ennemis vaincus, de s'abreuver de leur sang, de boire dans leur crâne. Le tableau des premiers habitans de la Grèce n'est guère plus heureux. Sans doute l'âge d'or n'exista que dans la riante imagination des poètes ; les plaisirs de l'homme ont dû se multiplier avec lenteur, et suivre les progrès de la perfection sociale.
ENFIN, quand l'homme sut élever des cabanes, se
couvrir de la dépouille des animaux, et se servir du feu ;
quand l'homme uni à la femme ne formèrent plus qu'un
être; quand ils goûtèrent les faveurs secrètes d'un chaste
et doux hymen, et virent renaître de leur sein une race
nouvelle, l'espèce humaine alors commença à s'amollir;
l'usage du feu rendit le corps plus sensible au froid; on
rechercha d'autres toits que la voûte céleste; Vénus
énerva la vigueur, et les douces caresses des enfans fléchirent
aisément la farouche rudesse des pères. Ceux
dont les asiles se touchaient commencèrent à s'unir des
noeuds de l'amitié; on bannit le larcin et la violence;
on protégea les femmes et les enfans. Par des gestes et
des sons inarticulés, on fît entendre que la justice et la
pitié sont dues à la faiblesse. Cependant la concorde ne
pouvait naître également pour tous ; du moins la meilleure
et la plus grande partie s'asservit aux lois de ce
pacte : sans cet accord, les hommes se seraient dès lors
anéantis, et leur race n'aurait pu se propager jusqu'à
nous, à travers les siècles!
LA nature obligea les hommes à former les sons variés
du langage, et le besoin assigna des noms aux différens
objets. C'est ainsi que les enfans, dont la langue
impuissante se refuse à exprimer leur désir, désignent d'un doigt éloquent les objets qui les flattent; car chaque
être a la conscience de ses facultés. Le jeune taureau
offensé menace et frappe de ses cornes, avant qu'elles
n'aient couronné son front. Les féroces nourrissons de
la lionne et de la panthère veulent mordre et déchirer,
avant d'être armés de dents et de griffes. Enfin, tu vois
le jeune oiseau se fier à son vol incertain, et réclamer à
son aile un soutien tremblant.
NE crois pas qu'un seul homme ait à son gré imposé
des noms aux objets divers, et que les autres mortels reçussent
de lui les mots de son choix : rejette cette erreur
car, s'il a pu tout désigner avec sa voix, et produire
les sons variés du langage, d'autres doués des mêmes
organes, ont pu simultanément atteindre le même but.
Si les autres hommes ne s'étaient pas encore servis mutuellement
de paroles, si l'utilité en était ignorée, comment
l'inventeur aurait-il fait entendre et propagé sa découverte?
seul, pouvait-il asservir la foule à ses desseins,
et la contraindre d'adopter les expressions de son caprice ?
comment transmettre des leçons à des hommes sourds à
sa voix? Cette oeuvre est impossible : ils n'auraient pas
souffert qu'on fatiguât leur oreille de sons inaccoutumés,
vains et inconcevables.
EST-CE donc un prodige que, doués de la voix et de
l'art de la moduler, les hommes, suivant le sentiment
qu'ils éprouvaient, aient adapté des mots différens aux
objets divers dont ils recevaient l'impression ? Mais ne
voyons-nous pas chaque jour les muets troupeaux, les animaux féroces même, exprimer par des sons variés la
crainte, la douleur ou la joie qui tour-à-tour les agitent?
l'expérience te le prouve sans cesse.
AUSSITÔT que l'énorme molosse s'irrite, contracte ses
lèvres mobiles, et découvre ses dévorantes dents, combien
le son brusque de sa voix menaçante diffère de ce
monotone aboiement, dont sa vigilance fait retentir les
lieux d'alentour! et quand, sa langue caressante se promène
sur les membres délicats de ses petits, ou quand elle
les foule mollement à ses pieds, les provoque par d'innocentes
morsures, les happe et craint ie les presser de sa
dent inoffensive, le tendre murmure de sa voix maternelle
ressemble-t-il aux hurlemens plaintifs qu'elle exhale dans
nos foyers déserts, ou aux gémissemens qu'elle pousse
lorsqu'en redoutant le châtiment elle rampe soumise
aux pieds de son maître irrité?
L'ARDENT coursier fait-il entendre le même hennissement
lorsque, fleurissant de jeunesse, pressé par l'aiguillon
de l'amour, il vole et bondit parmi les cavales
superbes, ou lorsqu'une émotion craintive agite ses
membres ou que ses larges naseaux s'ouvrent et frémissent
au bruit des armes?
ET les volatiles, ces familles ailées et nombreuse, l'épervier vorace, l'orfraie, ces oiseaux qui dans les flots
amers cherchent l'aliment de leur vie, varient les inflexions
de leurs cris, soit qu'ils disputent leur pâture
ou s'acharnent sur leur proie.
LEURS chants rauques ou sauvages changent souvent
à l'approche des tempêtes : telle est la corneille séculaire,
et les nombreuses troupes de corbeaux dont l'âpre croassèment, dit-on, fait pressentir les vents et les tempêtes.
Si les brutes ainsi ont trouvé, dans leur muette éloquence,
des cris variés pour interpréter leurs sentimens
divers, combien plus aisément l'homme dut-il retracer,
par des sons flexibles, les différens objets et les sensations
dont il était affecté!
POUR éclaircir, ô Memmius, un doute qui peut-être
s'élève en secret dans ta pensée, apprends que la foudre
la première transmit le feu sur la terre. C'est là que
s'allumèrent les flammes, dont les mortels entretiennent
l'utile et dangereux usage. Ne vois-tu pas encore l'air,
noirci par les vapeurs orageuses, vomir de ses flancs
ténébreux des feux rapides et dévorans? Quelquefois
aussi les rameaux touffus, agités par les vents, s'échauffent
en heurtant les rameaux de l'arbre voisin : le
froissement, plus rapide de secousse en secousse, fait
jaillir des étincelles, et, du milieu du feuillage desséché,
éclatent et brillent des feux ardens. L'un et l'autre phénomène
ont dû révéler le feu aux mortels.
BIENTÔT l'homme, s'apercevant que la flamme et la
chaleur du soleil mûrissaient et donnaient la saveur à
toutes les productions de la terre, essayèrent d'imiter
avec le feu la puissance de ses rayons. L'esprit attentif et
le génie pénétrant introduisaient par le feu d'ingénieux
changemens, et chaque jour de nouvelles découvertes
éloignaient l'homme de la vie primitive.
-Lucrèce attribue la fusion des métaux dans le sein de la terre à l'incendie des forêts. On doit convenir de la singularité de cette opinion : on s'étonne que le poète, ayant une parfaite connaissance des feux volcaniques, ne lui ait pas.assigné cette cause : aurait-il pensé que la description de l'autre moyen de fusion prêtait plus à l'essor de la poésie ? au surplus il n'affirme rien.
ALORS les rois commencèrent à élever des tours et des
cités, pour établir l'asile et la sûreté de leur, pouvoir.
Ils partagèrent la terre et les troupeaux, et les dispensèrent
selon le degré de la force, de l'intelligence et de îa beauté. Telles étaient les premières distinctions approuvées
par la nature; bientôt on en créa de nouvelles.
On connut l'or; ce métal sans peine dépouilla de leurs
honneurs la force et la beauté, qui d'elles-mêmes s'empressèrent
de suivre et de grossir la cour de l'opulence.
AH! si la raison était le seul guide de l'homme, pour
lui la suprême richesse serait la modération et le calme de
l'âme ; car il n'est point d'indigence pour celui qui désire
peu. Mais les hommes ont aspiré à l'illustration et à
la puissance, afin de fonder leur fortune sur des bases
inébranlables, et couler leur vie dans une oisive et douce
opulence; vains efforts! en se précipitant à flots pressés
vers les grandeurs, ils en rendent le chemin périlleux.
S'élancent-ils jusqu'au faîte, pareille à la foudre, l'envie
inexorable les précipite dans les angoisses d'une mort
flétrissante. Ah! plutôt se préparer un doux repos, que
de convoiter l'empire, et de s'emparer du trône. Laissons
ces malheureux, fatigués de sueur et souillés de sang
s'entre-déchirer dans l'étroit et dangereux sentier où déborde
leur turbulente ambition; ils ne voient pas que
les foudres de l'envie lancent tous leurs traits sur les
lieux les plus; élevés. Jouets infortunés, ils ne jugent que
par autrui ; ils ne pensent ni ne sentent pas eux-mêmes;
leurs désirs sont ceux qu'on leur impose, tels sont aujourd'hui
les hommes, tels ils seront encore, tels ils ont
toujours été.
LAS de l'obéissance, quand le peuple eut massacré les
rois, les sceptres superbes et les majestueux débris des
trônes gisaient dans la poussière. Les brillans bandeaux
de la tête des princes, ensanglantés et foulés aux pieds du vulgaire, gémissaient sur leurs honneurs détruits
car il est doux d'écraser ce qu'on a le plus redouté.
La foule populaire ressaisit son autorité mais chacun
voulait pour soi la toute puissance. Bientôt on créa
des magistrats, on régla les droits, on se soumit à des
lois utiles; les hommes fatigués d'une longue crise, épuisés
par la violence des luttes intestines, se soumirent
plus facilement au frein de la justice; et comme leur ressentiment
exerçait une vengeance bien plus rigoureuse
que celle des lois, ils se dégoûtèrent de ces tempêtes anarchiques.
Ainsi naquit la crainte des châtimens qui empoisonne
les plaisirs illicites. L'homme inique et violent
tombe dans le piège que lui-même a dressé : le mal revient
toujours à sa source, et punit son auteur. Le coupable,
qui ose violer le pacte de la paix commune
coule
une vie privée de repos et de charmes, et, dût-il dérober
sa faute aux regards des hommes et des dieux, le fardeau
d'un crime prêt à se révéler l'accable incessamment. En
songe, ou dans le délire de la souffrance, sa voix accusatrice
peut le trahir, et le secret d'un forfait gardé
longtemps peut tout à coup s'échapper.
MAINTENANT, quelle cause imposa à tous les peuples
de la terre la croyance des dieux, remplit les cités d'autels,
et consacra les pompes augurales, ces concours
religieux, précurseurs des grandes entreprises? quelle
est l'origine du sombre effroi qui glace le coeur de l'homme,
le contraint de célébrer des fêtes consacrées à l'objet de
sa terreur, et chaque jour lui fait surcharger la terre
de temples nouveaux? Aisément je peux dérouler à tes
regards les fastes superstitieux. DANS ces premiers temps, l'esprit humain voyait dans
le sommeil des fantômes doués de force et de beauté,
l'illusion des songes ajoutait encore à l'admiration que
ces prestiges inspiraient. Il les douait de sentimens, il
voyait leurs vastes membres, il entendait tonner leur
voix terrible et proportionnée à ces colosses majestueux.
L'HOMME les supposait immortels, les revoyant toujours
ornés des mêmes traits et de formes inaltérables,
et il pensait qu'aucun effort destructeur ne pourrait
triomnlier des forces immenses de ces hôtes des cieux;
il les douait d'un bonheur imperturbable, parce qu'ils
étaient affranchis de la crainte de la mort, et,qu'il les
voyait enfanter sans efforts d'innombrables prodiges.
D'AILLEURS l'homme, témoin de la marche uniforme
des cieux et du retour constant des saisons dont il ne
pouvait pénétrer les causes, attribua ces grands phénomènes
à des êtres divins qui, d'un coup d'oeil, faisaient,
fléchir la nature entière.
LE siège et le palais des dieux furent érigés dans le
ciel, car c'est là que le soleil et la lune poursuivent leur
carrière ordonnée; c'est là que paraissent le jour et la nuit,
et les astres errans dans les ténèbres nocturnes, et
les météores enflammés ; là se suspendent les nuages, les
flocons neigeux, et la grêle, là les vents impétueux, le
fracas rapide du tonnerre, de leur éclat terrible menacent
l'univers.
HOMMES infortunés ! dont l'ignorance attribué la marche
de la nature à des dieux qu'ils ont armés d'un courroux
inflexible ! ô que de gémissemens ils se sont dès lors imposés! que de blessures ils ont ouvertes ! et de
quelle source de larmes ils ont pour jamais abreuvé leurs
enfans!
NON, la piété ne va point, le front voilé, s'incliner
sans cesse devant le marbre muet, assidue aux pieds
des autels, elle ne se prosterne point dans la poussière,
n'inonde point les temples du sang, des victimes, n'ajoute
point à ses voeux des voeux insatiables; mais, toujours
calme, elle oppose une âme libre aux chocs des évènemens.
Car trop
souvent, à l'aspect de la voûte céleste
qui environne le monde, des astres resplendissans dans
les plaines éthérées, en contemplant la course ordonnée
du soleil et du flambeau des nuits, une vague inquiétude,
que les autres maux de la vie semblaient avoir étouffée,
tout à coup se réveiîle au fond du coeur. On se demande
si l'immense pouvoir de quelque dieu fait mouvoir à son
grê les orbes célestes. L'ignorance des causes laisse flotter
l'esprit dans le doute; on cherche si le monde eut
une origine, s'il doit finir, ou s'il doit résister longtemps
aux fatigues de ses constans travaux, ou si, doué par les
dieux d'un sort éternel, il opposera au torrent des siècles
infinis une force indestructible.
MAIS, après tout, quel est l'homme dont le coeur n'est
point ébranlé par la crainte divine, et dont les membres
ne chancèlent glacés d'effroi, lorsque l'horrible fracas
du tonnerre ébranle le monde embrasé, et propage sous
la voûte céleste son épouvantable murmure? Le peuple
se prosterne; les rois, frappés de crainte, courbent leurs
fronts superbes; ils pressent de leurs bras tremblans la statue des dieux; ils craignent de toucher à l'instant
terrible qui doit acquitter les forfaits du trône. Et lorsque
les vents irrités se déchaînent sur les flots, et balaient, sur
la plaine écumante, la flotte, ses légions, et ses éléphans,
le chef s'efforce d'apaiser la divinité par ses voeux ; craintif,
il supplie les vents de calmer leur colère. Soins superflus!
le tourbillon redouble, au milieu des écueils la
mer s'ouvre et l'engloutit dans la nuit éternelle. Tant
une certaine puissance cachée se plaît à renverser les
projets des humains, et surtout à briser les sceptres et
les faisceaux ! Enfin, quand la terre tremblante vacille
sous nos pas, quand nos cités s'écroulent et s'ensevelissent
dans ses flancs entr'ouverts, l'espèce humaine,
honteuse de sa propre faiblesse, admire en frémissant
l'immense pouvoir qui gouverne la nature, et reconnaît
une force divine. APPRENDS, Memmius, que l'airain, l'or, le fer, le
plomb, l'argent, ne se sont révélés à notre usage que
quand le feu eut dévoré les vastes forêts à la cime des
montagnes : soit que la chute de la foudre les eut embrasées;
soit que les hommes, en livrant leurs combats
sous les bois, voulussent par les flammes épouvauter
leurs ennemis; soit que la fécondité du sol les ait invités
à transformer les forêts eu champs cultivés ou en gras
pâturages; soit enfin qu'ils voulussent porter la guerre
aux animaux féroces, et s'enrichir de leurs dépouilles.
Car l'art du chasseur se bornait alors à environner sa
proie de tranchées et de feux ; il n'entourait pas les bois
de filets insidieux, et des chiens rapides n'allaient point
interroger les vents. Qu'importe enfin la cause de l'incendie? mais, lorsque la flamme dévorante eut descendu
en pétillant jusqu'à la racine des forêts, et embrasé le
sol ; dans les veines ardentes de la terre, entraînés par
leur pente, coulèrent des ruisseaux d'or, d'airain, d'argent
et de plomb. Durcis par le froid, ils brillèrent dans
leurs replis caverneux. L'homme, surpris de leur éclat,
s'empressa de les recueillir. L'empreinte fidèle des cavités
qui les reçurent attesta que le feu pouvait les liquéfier,
et les asservir ainsi à toutes les formes; on pensa que le marteau pouvait les assouplir, les étendre, les amincir
et les acérer; qu'on pouvait, ainsi les convertir en armes
belliqueuses, et qu'ils aideraient l'industrie à couper les
forêts, à fendre les rochers, à creuser la terre, à façonner
le bois, à percer, à polir les objets les plus durs. D'abord
on se trompa dans leur destination; l'or et l'argent furent
employés sans succès aux mêmes, usages que l'airain : leur molle consistancene résista point aux travaux;
aussi, l'utile airain devint-il plus précieux, et l'or, trop
aisément émoussé, gisait inutile. Aujourd'hui l'airain est
dédaigné, et l'or envahit les honneurs : ainsi le cours
des siècles change le destin des êtres. Ce qui fut précieux
languit méprisé: l'objet de notre dédain le devient de nos
désirs; chaque jour il est plus admiré; il épuise nos éloges,
et parmi les mortels il obtient le rang suprême.
Tu peux maintenant deviner, ô Memmius, comment
l'usage du fer s'est révélé aux humains. Les premières
armes furent la main, les ongles déchirans, les dents,
les pierres rapides et les rameaux arrachés aux forêts ; on y ajouta bientôt la flamme et le feu; mais des jours
nombreux s'écoulèrent avant la découverte homicide de
l'airain et du fer. L'airain toutefois fut le précurseur du
fer ; plus abondant, il se prêtait aussi plus facilement à
l'industrie, l'airain sillonnait la terre, l'airain brillait
parmi les flots des combattans, et semait de vastes funérailles; l'airain secondait les ravisseurs des troupeaux et
des moissons. L'homme, nu et sans défense, cédait à
cette arme. Insensiblement le fer se transforma en glaive ;
la faux d'airain fut rejetée, avec ignominie ; le fer ouvrit
les glèbes de la terre ; le fer fixa les chances incertaines
des combats.
LE guerrier tenta de presser les flancs du coursier, et
d'asservir au frein son rapide emportement, avant de se
livrer au milieu des périls de la guerre, sur un char
traîné par deux coursiers. On doubla bientôt ce nombre,
et quatre chevaux rapides s'àttelèrent à des chars armés
de faux. Enfin, le Carthaginois soumit l'éléphant, surchargea
d'une tour son corps immense, lui enseigna à
combattre avec sa trompe flexible comme le serpent, et
à répandre le trouble et l'effroi dans les rangs belliqueux.
détruire les humains, et augmenta l'horreur et l'épouvante
des combats. On tenta même de conduire des taureaux
furieux dans la mêlée, et de lancer de féroces
sangliers sur l'ennemi. Le Parthe se fit précéder d'une
horrible escorte de lions, guidés par des maîtres terribles
qui, les captivant dans leurs chaînes, modéraient
ou enflammaient leur courroux; mais trop souvent ces
redoutables auxiliaires, affamés de carnage et de sang, s'abandonnaient indistinctement à leur rage, et, secouant
leur monstrueuse et mouvante crinière, ils portaient
dans l'un et l'autre parti, leur indomptable fureur. Aucun
effort du frein ne ramenait vers l'ennemi le coursier frémissant;
rien ne calniait son effroi : les lionnes furieuses;
bondissaient de rang en rang, présentaient partout leur
gueule sanglante, se retournaient tout à coup, indistinctement
saisissaient leur proie, la renversaient, la
déchiraient de leurs griffes tranchantes, et de leurs féroces
dents. Les taureaux soulevaient et foulaient à leurs
pieds les sangliers rugissans, plongeaient leurs cornes
dans les flancs des coursiers, et les foulaient sous leurs
pieds poudreux. Les sangliers courroucés faisaient éprouver la force de leurs défenses terribles aux maîtres qui
les avaient domptés; ils
rougissaient de leur sang les
traits brisés dans leurs blessures; plus irrités encore, ils
s'élançaient par bonds, renversaient confondus le guerrier
qui combat à pied et le cavalier rapide. Les chevaux
vainement se détournaient, évitaient l'atteinte de
leur terrible dent, et se dressaient : leurs jarrets, rapidement
tranchés, abandonnaient leur vaste corps à une
chute lourde et retentissante. Ainsi ces monstres furieux
que l'homme avait cru soumettre par des soins domestiques,
au milieu des combats, parmi les cris, le carnage,
le tumulte, le désordre et l'effroi,
reprenaient leur
férocité, et trompaient un maître barbare. Nul pouvoir
ne les ramenait; ils erraient dispersés. C'est ainsi qu'aujourd'hui
même nous voyons dans nos combats des éléphans,
irrités de leurs blessures, fuir après avoir accru
le carnage du parti qu'ils étaient destinés à défendre. Certes, je ne croirai pas que les hommes n'aient pas
prévu, avant d'en être les victimes, les malheurs qu'ils
se préparaient mutuellement par cet horrible usage, qui
ne fut pas même inventé par l'espoir de vaincre, mais
par ceux qui, se défiant de leur faible nombre, voulurent
au moins en succombant rendre leur perte funeste au
vainqueur. J'aime mieux penser enfin que la nature fit de cette erreur une loi commune à tous les mondes, que
de l'attribuer à notre coupable univers.
LES vêtemens étaient formés de noeuds, avant de s'étendre
en tissus. L'art de tisser fut précédé par la découverte
du fer; le fer seul pouvait se prêter à la délicatesse
de la lame, de la navette mobile, du fuseau léger, de la
verge retentissante.
LA nature d'abord contraignit l'homme à préparer
la laine avant de confier ce soin à la femme; car l'esprit
de l'hoinme plus inventif se livre plus facilement à la
découverte des arts. Mais l'agreste laboureur, honteux
de la mollesse, endurcit par de pénibles travaux ses
membres vigoureux, s'imposa la tâche la plus rude,
et relégua les exercices frivoles aux faibles mains des
femmes.
L'ART de la greffe et du plant fut aussi révélé à
l'homme par la nature, qui environnait les arbres de
glands et de graines, changés au retour de la saison
nouvelle en une foule d'arbrisseaux. Guidé par cet
exemple, dans la fente d'un jeune arbre on inséra une
branche étrangère qui se nourrit sur le tronc adoptif;
on transplanta dans un champ les arbustes d'une terre
voisine. Ainsi chaque jour l'homme tenta de soumettre le sol à de fertiles et douces conquêtes. Les soins industrieux
d'une prévoyante culture corrigeaient l'âpreté
des fruits sauvages ; de jour en jour on contraignit les
forêts à se reléguer sur la cime des montagnes, et à
céder la terre qu'elles envahissaient au soc agriculteur.
Les plaines, les collines, les vallons n'offrirent plus que
des prairies, des ruisseaux, des lacs, de riches moissons
et de rians vignobles,partagés par de longs rangs d'oliviers
qui serpentaient sur les collines montueuses ou
dans les plaines: telle nous voyons encore cette agréable
variété, lorsque les arbres féconds ornent les champs
qu'ils divisent, et les environnent de leurs doux fruits.
ON imita avec la voix le chant flexible des oiseaux, longtemps avant qu'une suave mélodie s'unît aux
charmes des vers, pour enchanter l'oreille des humains.
L'haleine des zéphyrs, résonnant dans le creux des roseaux,
apprit à enfler d'agrestes pipeaux; de progrès en
progrès, la flûte, pressée entre des doigts agiles, mêla
ses douces plaintes aux chants harmonieux. Son docte
usage naquit du loisir des bergers, au milieu des solitudes
et des sombres forêts. Le temps enfante en secret
les différens arts, et le génie les fait briller à la
clarté du jour : ainsi les bergers adoucissaient leurs
peines, lorsqu'un repas savoureux avait fait passer la
joie dans leur coeur. Souvent, étendus encercle sur la
molle épaisseur des gazons, au bord d'un frais ruisseau,
ou sous les rameaux d'un arbre antique, sans richesse,
ils obtenaient un plaisir simple et pur, surtout quand le
temps leur souriait, et dans cette saison qui étale sur
l'herbe naissante le doux éclat des fleurs. Alors, au milieu des ris, des jeux, des propos joyeux, leur muse
agreste s'animait; la gaîté folâtre les invitait à ceindre
leur front et leurs robustes épaules de couronnés de feuillages
et de guirlandes fleuries. Leurs pas rustiques et
lourds frappaient durement et sans mesurer la terre maternelle;
ils se livraient à des ris intarissables et à de
douces agaceries; la nouveauté pour eux rendait ces
plaisirs piquans ; ils charmaient l'insomnie en asservissant
leur voix à des tons:variés, ou en promenant leurs
lèvres mobiles sur des chalumeaux. Tels nous cherchons
encore le plaisir dans nos brillantes veillées. Nous savourons
une plus suave harmonie; l'art ennoblit le plaisir,
et ne nous rend pas plus heureux que ces agrestes
habitans des bois, ces premiers enfans de la
terre.
LE bien présent sans doute est préféré, si des sensations
plus douces nous sont inconnues; mais une découverte
nouvelle désenchante la première, elle change nos goûts
émoussés. Ainsi le gland fut dédaigné, ainsi on abandonna
les tapis de mousse et les lits de feuillage; la
dépouille des bêtes féroces éprouva bientôt le même dédain.
Cependant, je ne doute pas que l'inventeur de
ces grossiers vêtemens, accablé par la haine,et l'envie,
n'ait trouvé la mort dans un piège cruel, et que les ravisseurs
de sa dépouille sanglante ne se la partageassent
avidement, sansen jouir eux-mêmes.
C'ÉTAIENT alors de simples peaux, c'est aujourd'hui la
pourpre et l'or qui consument la vie de l'homme dans
de cruels combats. Nous sommes les plus criminels; ces
enfans de la terre, nus encore, opposaient les toisons à la rigueur des frimats; mais, pour nous, qu'importent la
pourpre dorée et les pompeux ornemens qui la surchargent,
quand nous trouvons la santé sous un humble
tissu? Ainsi, l'homme se tourmente sans cesse, sans
jouir du fruit de ses travaux; il consume sa vie en de
vains et pénibles soins. Sans mesure dans son avidité,
il ignore la limite où ne croît plus le bonheur. C'est ainsi
que la vie est précipitée d'orage en orage, jusque dans
ce gouffre où elle flotte assaillie par d'interminables
combats.
LES changemens ordonnés dans le grand édifice du
monde, le cours brillant et régulier des flambeaux du
jour et de la nuit, ont révélé aux hommes le changement
annuel des saisons, et comment l'univers subit l'ordre
invariable de la nature.
DÉJÀ les hommes réunis vivaient protégés par des
tours et des remparts ; ils se partageaient et cultivaient
la terre; des voiles innombrables couvraient les mers
ouvertes à leurs vaisseaux; un pacte tutélaire unissait
les nations. Lorsque les vers du poète commencèrent à
transmettre les évènemens à la postérité, l'art de donner
un corps à la pensée venait à peine de naître; aussi, ne
nous reste-t-il de cet âge antique que des vestiges, entrevus
par la raison à travers les ombres du temps.
L'ART de dompter les mers, de rendre le sol fertile,
d'élever de pompeux monumens, de combiner les lois,
de forger les armes, de s'ouvrir des chemins, de préparer
les tissus; toutes les découvertes utiles, celles même
destinées seulement à nous charmer, la poésie, le secret
d'animer le marbre et la toile, sont nés avec lenteur du besoin et de l'expérience : le temps les révèle peu à peu ;
l'industrie les fait briller à la lumière du jour; le génie
les perfectionne, les élève sans cesse, et les empreint
d'un éclat immortel.
ATHÈNES, cette illustre cité, la première révéla aux agrestes mortels les fruits et les moissons; elle protégea leur existence sous l'abri des lois; la première elle répandit sur eux les douces consolations de la vie, en donnant le jour à ce sage qui, dans son coeur, enfanta les nobles vérités, et les fit jaillir à grands flots de sa bouche éloquente. Il éclaira le monde ; ses écrits divins, triomphans de la mort et du temps Relevèrent sa gloire jusqu'au plus haut des cieux.
- L'on croyait que les habitans d'Athènes avaient découvert l'art de l'agriculture. Diodore de Sicile nous apprend que ces peuples se vantaient d'avoir, les premiers, formé une société régie par des lois : telle était du moins l'opinion commune; mais, à l'époque de la fondation d'Atliènes, plusieurs peuples orientaux étaient civilisés dès longtemps, et peut-être ces Athéniens faisaient-ils partie d'une colonie envoyée d'Asie pour s'établir dans les plus riantes contrées de l'Europe.
CE sage; abaissant ses regards sur les hommes, vit
que, doués de toutes les ressources qu'exige la vie, comblés
de biens et d'honneurs, riches d'enfans dans lesquels
revivrait leur gloire, ces mortels n'en restaient pas
moins la proie de chagrins secrets ; quoiqu'environnés de
plaisirs, ils gémissaient comme des esclaves accablés de
chaînes. Il découvrit que la
source du mal était, dans
le coeur même, qui, vicié, corrompait les flots précieux
dont on l'abreuvait; soit que, vase sans fond, il reçût
ces intarissables flots sans se remplir jamais, soit que,
intérieurement souillé, il infectât la pure liqueur qu'il
recelait. LE sage commença donc par purifier le coeur humain,
en y versant la vérité ; il imposa des limites aux désirs
de l'homme, l'affranchit de ses terreurs, lui révéla la
nature de ce bien suprême, objet de nos constans désirs,
et comment il peut l'atteindre, en se dirigeant dans un
sentier droit et rapide; il signala les maux que nous
impose l'irrésistible pouvoir de la nature, ces maux qui
nous assiègent, soit par une irruption soudaine,
soit par
le cours nécessaire de la nature. Il apprit comment on
peut fortifier l'âme contré ces nombreux assauts, et
combien sont vaines ces terreurs, qui font bouillonner
dans le coeur les flots des noirs soucis. Car, si les enfans
frémissent et s'alarment daus les ténèbres nocturnes,
l'homme, à la clarté du jour, s'épouvante de vains
fantômes. Comment l'arracher à ces ténèbres, et dissiper
ses alarmes? faut-il l'éclat de la lumière et les
rayons du soleil? non, c'est à la nature de désiller ses
yeux. O Meminius, continuons donc de prêter à sa voix
une oreille attentive.
JE te l'ai enseigné, l'édifice du monde doit s'écrouler
un jour; le ciel a reçu la naissance; tous les corps qui
resplendissent ou qui resplendiront dans sa vaste enceinte,
doivent subir la destruction. Sois attentif; il me
reste des vérités à te dévoiler. Porté par l'espérance sur
le char de la gloire, je me plais à contempler les obstacles
que j'ai franchis : ils sont devenus les aiguillons
de ma poétique ardeur.
LE spectacle du monde et des cieux, en frappant les
regards de l'homme accable son esprit épouvanté; avili
sous le joug terrible des dieux, il se courbe vers la terre : ignorant les causes de la nature, il la livre à l'empire
des dieux; il les arme du sceptre de l'univers, et
les phénomènes qu'il ne peut concevoir, il en attribue
la cause à la divinité. Celui même qui semble persuadé
que les dieux coulent leur vie dans une douce et profonde
incurie, s'il porte ses regards émerveillés vers
les scènes imposantes de la voûte éthérée, il retombe
épouvanté sous le joug des antiques superstitions ; il
érige les dieux en tyrans inflexibles, et leur attribue la
puissance universelle : malheureux, il ignore ce qui peut
ou ne peut point exister, et quelles limites invariables la
nature assigne à ses oeuvres diverses. Cette première
cause l'entraîne dans les régions de l'erreur, et l'égare
chaque jour davantage.
AH! si vous ne bannissez point de votre esprit ce honteux
préjugé, si vous dégradez les dieux, en leur attribuant
des soins indignes de leur repos céleste, ces divinités
saintes, que vous aurez arrachées à l'éternel équilibre
de leur bonheur, vous apparaîtront sans cesse : non
que ces êtres augustes daignent signaler sur vous leur
courroux, par un châtiment terrible ; mais, tandis que
ces dieux se plongent dans un calme inaltérable, vous
croirez que dans leur âme bouillonnent les vastes flots
de la colère. Vous n'entrerez plus avec un front serein
dans leurs temples ; les images de leurs corps sacrés ne
pénétreront plus dans votre âme sans en bannir la paix;
de quelle source de tourmens votre vie sera abreuvée !
DÉJÀ, pour écarter tant de maux, la raison répandit par
ma bouche ses précieux trésors, mais il me reste ençore à parer des charmes de la poésie de nombreuses
vérités : je vais dévoiler le spectacle des cieux, explorer
les causes et le fracas de la foudre et de la tempête, de
peur qu'en un délire superstitieux, divisant les régions
célestes, tu n'interroges d'un regard épouvanté le point
d'où la flamme est partie,
la direction de son vol, sa
trace dans l'enceinte des murs qu'elle pénètre, et l'issue
qu'elle ouvre en s'échappant victorieuse. Nécessaire effet
de la nature, que l'aveugle ignorance attribue à la divinité.
Brillante Muse, ô toi qui entrouvris la carrière
à mon premier essor, ingénieuse Calliope, suave volupté
des hommes et des dieux, soutiens mes pas jusqu'au
qu'au terme de ma carrière, viens, ô mon guide, et
ceins mon front glorieux d'une couronne immortelle.
- Lucrèce parle ici de la division que les prêtres devins, appelés fulguratores, assignaient à la voûte céleste, afin de déterminer les différens effets du tonnerre, d'après lesquels ces imposteurs rendaient leurs oracles.
LE tonnerre ébranle les voûtes azurées du ciel, lorsque
les nuages impétueux, poussés par des vents rivaux
s'entrechoquent dans les régions éthérées. Où le ciel est
serein le bruit ne se fait point entendre; mais dans l'espace
aérien, où d'épais nuages s'amassent, se condensent,
un bruit terrible éclate, là roule un long murmure.
LES nuages n'ont ni la densité du bois et des rochers,
ni la mobile fluidité de la fumée ondoyante, car ils tomberaient
comme les pierres attirées par leur propre pesanteur;
ou, s'ils n'avaient que la consistance vaporeuse
de la fumée, pourraient-ils captiver dans leurs flancs les
frimats, la neige et la grêle impétueuse?
LES nuages quelquefois font retentir les champs de
l'air d'un bruit semblable au froissement de ces voiles immenses qui flottent, jetés sur les combles et les
poutres de nos théâtres. Quelquefois brisés par le choc
des vents, ils imitent (tu peux le remarquer quand
le tonnerre éclate) l'aigre cri du papier qui se déchire,
les ondulations des replis d'une robe flottante, ou le
froissement des feuilles détachées, que le fouet des vents,
par des coups répétés, soulève en l'air, et roule en tourbillons.
QUELQUEFOIS les nuages, sans se heurter de front, se
pressenten glissant dans un cours opposé, et leurs flancs
s'effleurent dans toute leur étendue; il en sort un bruit
sec qui froisse l'oreille, se propage jusqu'à l'instant où
ils se sont dégagés de cet étroit passage.
LA foudre quelquefois fait tressaillir le globe par un
choc si violent, que les immenses voûtes du monde semblent
se dissoudre et s'écrouler en éclats. Alors un orage
furieux, irrité par la violence des vents, en roulant sur
lui-même, s'engouffre dans les nuages; emprisonné, il
rassemble ses forces, les accroît sans cesse, et creuse les
vastes flancs du nuage qu'il épaissit. Son courroux impétueux
brise enfin sa prison, il éclate et s'élance avec
un horrible fracas. N'en sois pas surpris, car une simple
vessie remplie d'air, en se brisant par un choc soudain,
fait retentir un semblable bruit.
ON peut assigner une autre cause au souffle des vents,
qui gronde dans les nues. Ne vois-tu pas les nuages inégaux
en surface, s'étendre et se diriger en rameaux ; le
son doit donc ressembler au bruyant murmure des feuillages
quand l'Aquilon impétueux agite et brise la cime
des forêts. PEUT-ÊTRE aussi le choc des vents fougueux crève le
nuage en le frappant directement ; tout nous atteste leur
force irrésistible dans les hautes régions des cieux, puisque,
à la surface de la terre, où leur fureur s'adoucit,
ils arrachent dans leurs profondes racines et renversent
les arbres qui dominaient les airs.
LES nuages aussi renferment des flots qui luttent avec
effort; leur choc, en se rompant, gronde comme un
fleuve impétueux, ou comme l'Océan qui bouillonne et
se brise.
- IL se peut que la foudre ardente, précipitée de nuage
en nuage, s'engloutisse dans une humide vapeur, et
s'éteigne tout à coup, avec un bruit horrible : semblable
au fer rougi dans la brûlante fournaise, et qui,
plongé rapidement dans l'onde, rend un long sifflement.
Au contraire, si la foudre pénètre dans un nuage
aride, son ardeur s'accroît, elle s'embrase, éclate et
gronde : ainsi, lorsque le vent impétueux rassemble dans
ses tourbillons le feu errant sur la cime d'un mont
à la chevelure de lauriers, soudain il les embrase, car
rien n'attire plus promptement la voracité de la flamme
bruyante, que l'arbre consacré au dieu de Délos.
ENFIN,
îa grêle et les glaçons, en se brisant dans les
flancs des nuages, les font retentir avec fracas; condensés
par le souffle des vents, ces nuages comme des montagnes
entassées, se rompent, et leurs débris se précipitent
vers la terre, mêlés au torrent de grêle qu'ils
renfermaient.
L'ÉCLAIR brille dès que le choc des nuages exprime
les semences ignées renfermées dans leur sein. Tel en frappant la pierre avec la pierre ou le fer, la lumière
jaillit, se dissipe en étincelles pétillantes. Notre oreille
ne reçoit le bruit du tonnerre que quand nos yeux ont
vu briller sa flamme; car la course des images vers nos
yeux est rapide, et le son arrive à l'ouie avec lenteur.
J'en atteste l'expérience : vois de loin le fer de l'émondeur
retrancher à cet arbre des rameaux superflus. Le ccup
part, tu l'aperçois, cependant le bruit tardif n'a point
encore atteint ton oreille. Quoique formés au même instant
et par le même choc, la flamme du tonnerre nous
parvient plus tôt que son fracas.
PAR un autre moyen, la lueur rapide des nuages peut
colorer l'espace, et faire jaillir impétueusement de l'ombre
des tempêtes les feux scintillans. Dès que le vent
envahit un nuage, et que, par ses chocs répétés, il en
creuse le centre, il en épaissit les flancs; (je le répète )
lui-même il s'embrase par son rapide essor, car tous les
corps, par la vélocité de leur mouvement, s'échauffent
et s'enflamment. Vois une balle de plomb rouler dans
un long espace ; elle devient ardente et se liquéfie : quand
le tourbillon brûlant a crevé le sombre nuage, il disperse
les semences de feux contenues dans ses cavités,
et l'éclat de la foudre fait cligner notre vue. Le bruit
suit le choc, mais il vole moins rapidement à notre ouie
que la lumière à nos yeux. Ces grands résultats attestent
l'énorme opacité des nuages, qui se pressent entassés,
et roulent avec une incroyable impétuosité dans les célestes
plaines.
N'EN croyons pas le rapport infidèle de nos yeux : de
ces lieux inférieurs, ils ne nous découvrent que la surface apparenté des nuages, et non leur vaste amas et
leur profondeur. Pour te désabuser,
contemple ces sombres
nuages, semblables à des montagnes flottantes que
les vents, dans des routes opposées, roulent aux champs
aériens ; ou, quand les vents sommeillent, contemple
au sommet des plus hautes cimes les nuages s'amonceler
sur des nuages, s'accumuler, s'étendre, se dresser vers
les cieux. Alors tu connaîtras l'étendue de leurs masses
immenses, à l'aspect de ces vastes cavernes, creusées
dans des rochers suspendus ; quand les vents impétueux
s'engouffrent dans ces profondés cavités et les remplissent, la tempête éclate; prisonniers indignés dans
les nués, ils les font retentir d'un horrible murmure, ils
grondent dans leurs cachots, comme des monstres rugissans
dans leurs chaînes ; de tous côtés leurs longs mugissemens retentissent ; ils s'agitent en tous sens, et cherchent
une issue ; ils arrachent du nuage des semences de feu, les
amassent, les roulent dans de profondes et brûlantes fournaises
; la nue enfin se rompt, les vents libres s'échappent,
se précipitent au milieu d'un torrent de flammes.
ENFIN, ces éclairs rapides qui jaillissent sur la terre,
ces reflets dorés d'un feu liquide, sont enfantés dans les
flancs mêmes du nuage où couvent des semences ignées.
Tu le vois, quand ces nuages sont dégagés de leurs vapeurs
les plus humides, ils brillent de l'éclatante couleur
des flammes; et les rayons du soleil, en les pénétrant,
les inondent et les rougissent de leurs feux et, sitôt
que le vent rassemble ces feux et les frappe, il en fait
jaillir ces ardentes semences, étincelantes de l'éclat des flammes. SOUVENT aussi le nuage, en se raréfiant, exhale des
éclairs. Lorsque de légers flots aériens agitent mollement
le nuage, ils le divisent en courant; les semences
des feux qu'il recelait s'échappent d'elles-mêmes, et d'innocens
éclairs s'évanouissent en silence, et ne causent ni
trouble ni terreur.
APRÈS tant d'exemples, la nature de la foudre nous
est assez révélée par ses terribles coups. Ses sillons, empreints
sur les corps qu'elle a frappés, les flots sulfureux,
répandus dans les airs qu'elle parcourt, attestent que la
foudre est formée par le feu et non par le souffle des
vents, ni par des vapeurs nuageuses. D'ailleurs, les toits
qu'elle a frappés se consument, et sa flamme ardente
s'élève au faîte du palais qu'elle embrase. La nature se
plut à composer ce feu terrible de ses feux les plus
rapides et les plus dévorans, afin que nul obstacle ne lui
résistât. Avec plus de vélocité que le son ou la voix, la
foudre s'ouvre un rapide passage au fond de nos demeures;
elle traverse les rochers et l'airain; l'or et le
bronze qu'elle a frappés coulent en ruisseaux bouillonnans.
En épargnant l'amphore, elle en dissipe la liqueur.
Sa chaleur, insinuée dans les pores du vase, amollit,
raréfie son tissu, et chasse en vapeur les élémens du vin
qu'elle soulève. Non, les rayons du soleil, dardés pendant
un siècle, ne pourraient égaler sa dévorante ardeur,
tant la foudre surpasse en force, en impétuosité, les traits
du dieu de la lumière.
MAIS, comment se forme la foudre? comment s'arme-
t-elle de ce puissant courroux qui, d'un seul choc, renverse
les murailles, arrache, brise les poutres et les solives de nos demeures? ébranle, renverse les monumens
des arts, écrase les hommes, les troupeaux, étend
ses ravages sur toute la nature? Poursuis, ô Memmius,
je vais t'en dévoiler les causes.
LA foudre ne prend naissance que dans l'amas énorme
des nuages, l'un sur l'autre entassés à une hauteur immense.
Ne crains point ses coups sous un ciel serein
ou voilé de légères vapeurs; rejette le doute, et crois-en
l'expérience : au moment de l'orage couve dans leurs
flancs, les nuages s'amassent épaissis, et remplissent les
vastes plaines de l'air; il semble que toutes les ténèbres
de l'Achéron coulent à grands flots pour envahir les
cavités des cieux : une nuit funèbre nous enveloppe de
ses voiles, et la terreur hideuse plane sur nos têtes.
QUELQUEFOIS un nuage noir, semblable à un fleuve
de poix roulant du haut des cieux, tombe, mêle son
onde aux ondes des mers, et verse au loin les ténèbres;
au milieu des feux dévorans et des vents impétueux, il
traîne dans les airs l'ouragan, les foudres, la tempête,
qui jusque sur la surface de la terre menacent les hommes,
et les forcent de chercher en tremblant un asile sous
leurs toits. Quel espace profond envahit donc ces nuages
orageux qui volent sur nos têtes ? La terre ne serait point
ensevelie sous de semblables ténèbres, si des nuages
épais n'opposaient un rempart impénétrable aux rayons
du soleil ; si les régions éthérées ne les accumulaient point
à une prodigieuse hauteur, ces nuages pourraient-ils
verser ces intarissables torrens qui font gonfler les fleuves,
les arrachent de leurs lits, et les égarent dans les
campagnes inondées? L'ESPACE aérien est rempli, de feux et de vents :
aussi, de toute part, les éclairs brillent et les tonnerres
grondent. Déjà je te l'ai enseigné; dans les concavités
des nuages s'entassent des semences de feu; elles
s'accroissent en se pénétrant des ardens rayons du soleil;
et,lorsque le vent les presse, les rassemble, exprime
et fait jaillir les molécules enflammées dont il s'environne
soudain, le tourbillon captif bouillonne, et, dans
cette humide et profonde fournaise, il aiguise les brûlantes
flèches, du tonnerre. Ainsi, le vent peut s'enflammer,
ou par sa propre rapidité, ou par le contact du
feu; ainsi, lorsqu'il s'est embrasé lui-même, ou par le
choc de l flamme, la foudre atteint sa maturité, crève
le nuage, et verse par torrens sa lumière brillante; un
bruit horrible éclate; il semble que la voûte des cieux se
rompt, et s'écrcule sur nos têtes en brûlans débris. Un
vaste tremblement ébranle le monde, et, d'un pôle
à l'autre, un affreux murmure parcourt le firmament.
Car tous les nuages agités retentissent à la fois, et ce
choc universel précipite des torrens de pluie; ils tombent
si abondans, qu'on croirait que le ciel va se résoudre en
onde, et, par un nouveau déluge, submerger la terre; tant
le fracas des nuages, le choc des vents qui grondent,
et le bruit de la foudre qui déchire les airs, inspirent
d'épouvante et d'horreur.
PEUT-ÊTRE aussi, lorsqu'un vent impétueux vient de
l'extérieur fondre sur l'épais nuage où la foudre est déjà
dans sa maturité, le nuage se crève, et lance, en roulant, ces tourbillons enflammés, que nous nommons la foudre. Ce même phénomène peut se reproduire dans
chaque nuage, selon la force et la direction du vent.
PEUT-ÊTRE, le vent, sans être d'abord mêlé de feu,
s'enflamme, en froissant l'air dans un long espace, se
dépouille dans son cours de ses grossiers élémens, enchaînés par le fluide aérien ; le vent détache de l'air
même qu'il presse les principes les plus subtils, les entraîne,
et, par ce mélange, leur activité, redoublant sa
pétulance, l'échauffe et l'embrase. Ainsi la balle de plomb
devient brûlante dans un trajet long et rapide, parce
qu'en se dépouillant de ses élémens les plus froids, elle
recueille le feu de l'air qu'elle froisse.
PEUT-ÊTRE enfin, ces feux naissent du choc même du
vent; quoique privé de semences ignées, quoique froid;
à l'instant où il s'élance, sa prompte violence exprime et
fait jaillir de sa propre substance, ou du corps qu'il
frappe, des feux étincelans. Ainsi du caillou froissé par
le fer s'échappent des étincelles pétillantes; et, quoique
dépouillés de chaleur, ces corps, par une vive pression,
font jaillir des flammes : ainsi le souffle glacé des vents,
par son choc rapide, peut embraser les corps qui recèlent
des semences de feu. Qui nous révélera d'ailleurs si
le vent précipité si rapidement des célestes hauteurs est
absolument glacé; s'il ne s'est pas attiédi en recueillant
des molécules ignées dans son prompt essor ?
LA force, la rapidité de la foudre, la violence de ses
coups, naissent de son essence impétueuse qui, captivée
dans les nuages, accroît sa véhémence, en s'efforçant
de briser sa prison ; par ses forces redoublées, le nuage se rompt, et le feu destructeur s'élance impétueux, comme
les pierres, poussées par la baliste, volent avec une incroyable
vitesse.
SONGE que la foudre se compose d'élémens lisses et
menus, et que, sous cette forme déliée, ils trouvent peu
d'obstacles; elle s'introduit rapidement dans les plus
étroits passages. Peu de corps sont doués de la puissance
de résister à son choc, et de ralentir son cours impétueux;
d'ailleurs, tout fardeau est entraîné dans les régions
inférieures : ainsi, sa pesanteur et son impulsion
réunies accroissent sa rapide vitesse. La foudre, mue
par ces deux puissances, écarte en un moment les obstacles
qu'elle frappe, et sans retard poursuit sa libre
carrière.
ENFIN, par l'immensité de sa chute, sa vitesse redouble
et s'accroît sans cesse ; elle augmente sa force et
son impétupsité, car tous ses élémens divers réunissent
vers un but commun leurs efforts mutuels.
PEUT-ÊTRE aussi, en se précipitant vers nous, la foudre envahit des flots d'air, des élémens qui redoublent
son choc et sa vélocité.
- On ne peut assez admirer le discernement de Lucrèce, qui pressentit une partie des propriétés de l'air. L'expérience a confirmé plusieurs de ses hypothèses sur l'action de ce fluide, dont les effets restèrent ignorés jusqu'au moment où Pascal, Torricelli, Boyle, Otto et autres, démontrèrent sa pesanteur, sa compressibilité et ses ressorts; mais on ne savait pas encore que l'atmosphère est un mélange de deux fluides qui, pris séparément, sont transparens, compressibles, pesans, élastiques à peu près comme l'air atmosphérique, et qui néanmoins ont des qualités physiques très différentes.
QUELQUEFOIS,
la foudre frappe des corps sans les dissoudre;
dans leur vol, ses feux liquides en traversent
les tissus poreux ; d'autres sont dissous par son choc, qui,
frappe directement et brise les liens de ces corps. Sans
peine elle liquéfie l'airain, et fait bouillonner l'or, parce
que ses élémens lisses et subtils, aisément introduits dans les veines de ces métaux, en rompent tous les
noeuds, en relâchent tous les liens.
QUAND l'automne paraît, quand le printemps se couronne de fleurs, c'est alors que la foudre ébranle avec
plus de fureur la surface de la terre, et la voûte où roulent
les astres resplendissans : l'hiver n'a point assez de
feux; l'été n'excite point assez l'haleine des vents, et
n'amasse point assez de vapeurs nuageuses. Ce n'est donc
qu'entre l'une et l'autre saison que la nature réunit les
élémens qui couvent la foudre. Le froid et le chaud s'y
réunissent comme dans un intervalle commun, et leur
mélange enfante ce foyer de désordres, qui bouleverse
le monde, allume en grondant les feux de la tempête, et,
dans les airs troublés, déchaîne lesvents furieux. En effet,
le printemps se forme de la fin de l'hiver, et des premiers
jours de l'été et le froid et le chaud, rivaux implacables,
s'entrechoquent dans cette saison. Ainsi leur
lutte recommence dans l'automne, mitoyen intervalle
entre l'été et l'hiver : on peut nommer ces deux époques
de l'année les temps de guerre de la nature. Ne soyons
donc pas surpris que les foudres grondent, et que le
ciel soit ébranlé par les orages, dans les jours où la discorde
est excitée, là par les feux ardens, ici par les vents
et les nuages.
C'EST en approfondissant ces secrets, ô Memmius, que
la nature et les effets de la foudre nous sont révélés.
Ne va donc plus demander aux fourbes sacrés d'Etrurie
de chercher dans les traces de la foudre la secrète votante
des dieux, ni d'observer le lieu d'où elle part, la région où elle s'élance, comment elle pénètre l'épaisseur
de nos murailles, s'en échappe triomphante, et quels
désastres sa chute présage au monde.
Si Jupiter ou les autres dieux ébranlent du fracas
terrible de la foudre le temple des cieux resplendissans, si leur volonté divine en dirige les traits, que ne frappent-
ils ces monstres souillés de forfaits odieux? que
n'enfoncent-iîs les traits du tonnerre jusqu'au fond de
leurs coeurs criminels, comme un exemple redoutable
pour le reste des hommes? Mais des mortels, purs de
toute faute, qui n'ont à expier aucune action honteuse,
innocens, vont rouler dévorés dans les tourbillons du
feu céleste.
ET pourquoi les dieux perdraient-ils leurs efforts en
frappant des lieux solitaires? voudraient-ils aguerrir leur
bras, afin de porter des coups plus assurés? pourquoi
souffrent-ils que les traits vengeurs du père des Immortels
s'éinoussent sur la terre, insensible? et ce dieu, pourquoi
se dépouille-t-il vainement de ses traits? que ne les
réserve-t-il pour l'ennemi qui l'outrage?
ENFIN, pourquoi l'Immortel ne lance-t-il jamais ses
foudres sur la terre quand le ciel est serein ? descend-il
entouré de nuages qui s'amoncellent, afin de porter de
plus près des coups plus inévitables? mais pourquoi les
lancer sur la mer impassible, et gourmander le sommet
liquide de ses campagnes flottantes ?
VEUT-IL, en nous prévenant ainsi, que nous évitions
sa foudre? pourquoi rend-il donc son trait invisible à nos
yeux? veut-il au contraire nous surprendre par sa foudre
rapide? pourquoi révéler par le bruit; le lieu d'où son courroux la déchaîne? pourquoi ces longs frémissemens,
ces murmures, ces voiles ténébreux, avant-coureurs du tonnerre?
CONCOIT-ON qu'il divise son trait, et le lance à la fois
dans des lieux divers? vérité qu'on ne peut révoquer sans combattre l'expérience. En un même instant il
frappe dans des directions opposées comme les flots de la pluie, la foudre peut souvent se disperser dans l'espace.
ENFIN, pourquoi le tonnerre frappe-t-il surtout les
temples, ces pompeux édifices consacrés, à la divinité ?
pourquoi brise-t-il ces marbres où l'art fait respirer la
majesté des dieux? Quoi ! les coups indiscrets de leur
immortel souverain flétrissent et suppriment les honneurs
voués à leurs propres images. Pourquoi ne semblent-ils attaquer que les lieux les plus élevés ? et pourquoi
précipiter ses traits les plus nombreux sur la cime
des montagnes ?
APRÈS avoir exploré les phénomènes du tonnerre,
il est plus facile de connaître comment, du haut des
cieux, fondent sur les mers ces trombes? que leur violente
rapidité fit nommer presters par les Grecs. La
trombe se précipite sur les eaux, et du haut des cieux
pend en immense colonne ; autour d'elle, soulevés par
un souffle impétueux, les flots bouillonnent. Quel péril
menace les vaisseaux surpris et enveloppés dans
cette masse orageuse! le vent, faible à sa naissance,
l'environne, rugit, la presse sans pouvoir la rompre; il
redouble d'efforts, abaisse par degrés le nuage, le contourne
comme une colonne dirigée des cieux sur les mers, ou comme une masse précipitée par des bras vigoureux,
et prolongée sur les ondes. Enfin, par sa violence,
le vent crève le nuage, l'entraîne au fond de la mer qui
se soulève en bouillonnant; car le tourbillon agité fait
descendre la nue assujettie à sa rapidité, et la mer orageuse ouvre un passage au vent furieux, qui tout entier
s'engouffre dans l'océan, dont les flots à la fois se
soulèvent, roulent et grondent.
QUELQUEFOIS aussi, le vent s'enveloppe lui-même dans
les élémens nuageux qu'il condense, en courant se roule,
et, comme la mer, la terre craint la trombe. Le nuage,
abaissé sur la plaine, se brise, et fait jaillir de ses flancs
d'horribles tourbillons. La terre éprouve plus rarement
ces terribles fléaux : les montagnes brisent le vol de
l'ouragan, l'affaiblissent et le dissipent; mais, sur la
surface aplanie de l'océan, un immense horizon s'ouvre
à sa fureur.
LES nuages se forment des nombreux corpuscules anguleux
qui nagent dans l'atmosphère, s'accrochent, se
lient par leurs aspérités, et, malgré l'insensible finesse
de leurs liens, parviennent à se condenser. D'abord légers
nuages, ils se joignent, s'accroissent, s'accumulent,
et demeurent soutenus par les vents, jusqu'à l'instant
où de leur sein noirci se déchaînent les tempêtes furrieuses.
Tu le vois, plus les cimes des montagnes sont voisines
des cieux plus elles s'environnent de brouillards
jaunissans, et des flots fumeux de vapeurs épaissies;
parce qu'à l'instant où les nuages encore imperceptibles
commencent à se condenser, les vents les poussent et les amoncellent sur le sommet des monts; bientôt ils se
rapprochent, s'épaississent; on les voit, en accumulant
leurs flots, s'élancer des cimes humides vers les hautes
régions célestes. En effet, nous l'éprouvons nous-mêmes
en parcourant les monts, les lieux les plus élevés sont
le théâtre du combat des vents.
D'AILLEURS,
la nature enlève sans cesse de toute la
surface des mers d'innombrables corpuscules liquides.
Suspendez des vêtemens sur la rive des eaux; ils s'humectent
à l'instant. Ainsi des émanations continues,
s'élevant des plaines amères, vont alimenter les nuages.
Ne vois-tu pas aussi du lit des fleuves, du sein même
de la terre, s'exhaler des vapeurs chaudes et nébuleuses,
dont les ondulations, élancées dans les airs, forment
insensiblement des nuages épais qui obscurcissent les
cieux? Ils s'agglomèrent rapidement, car des flots éthérés
les pressent des hautes régions, les épaississent, et voilent,
pour ainsi dire, sous leur tissu nébuleux l'azur du
firmament.
PEUT-ÊTRE enfin, ces corps humides et déliés, qui
accroissent les nuages, et forment les tempêtes, sont-ils
par leur vol rapide apportés d'un monde étranger. Je te
l'ai enseigné, le nombre des parties élémentaires est innombrable, et l'univers est infini; tu connais l'agilité
des élémens de la matière, et dans quels courts instans
ils traversent les interminables espaces de la nature.
Ne sois donc pas surpris que les nuages, en volant
dans les airs, enveloppent de ténèbres les plus hautes
montagnes, envahissent et l'océan et la terre puisque
de tous côtés, leurs élémens trouvent pour circuler, de vastes issues dans les conduits du fluide éthéré, immenses soupiraux de l'enceinte du monde.
POURSUIS, apprends comment la vapeur pluvieuse
s'épaissit en nuages, et du ciel retombe sur la terre. Tu
n'en peux douter, de tous les corps s'élèvent, en même
temps que le fluide nuageux, une infinité de molécules
aqueuses, qui s'accroissent en même temps que la substance des nues, et s'unissent avec elle, comme on voit
le sang, la sueur, et les différens fluides de nos corps
s'accroître avec les membres. Les nuages recueillent
aussi la vapeur de la mer, lorsque, pareils à des flocons
laineux, ils volent suspendus sur les flots. Des torrens
et des fleuves les tributs humides alimentent aussi les
nuages; quand ces vapeurs humides, émanées par les
corps divers, et réunies de tous les coints de l'espace
sont agglomérées par les vents qui les poussent, ces
moites tourbillons, pressés en flottant, abaissés par leur
poids, et divisés par l'attaque des vents, s'écoulent en
flots de pluie.
ET lorsque les vents raréfient les nuages, ou lorsque
les rayons du soleil les dissolvent, l'humide pluvieux s'échappe et tombe, et, comme la cire liquéfiée sur le feu,
il coule goutte à goutte.
Si les nuages sont soumis à la pression de leur propre
pesanteur, et de l'impulsion des vents, la pluie alors
tombe à grands flots: quand ces nuages contiennent un
amas énorme de semences aqueuses, s'accumulent les
uns sur les autres, et remplissent de tous côtés la voûte céleste, et quand ia terre, par ses exhalaisons, leur restitue
les humides flots dont ils l'ont abreuvée, la pluie
prolonge sa durée, et longtemps nous emprisonne sous
nos toits.
LORSQUE le soleil, opposé au nuage, lance ses rayons éclatans à travers l'orageuse opacité, au milieu des ténèbres
de la tempête, s'étend l'arc aux brillantes couleurs.
- Cette définition de l'arc-en-ciel est assez heureuse; la véritable cause de ce phénomène fut pour les anciens un problème insoluble. Les modernes ne l'ont devinée qu'après de longues et minutieuses recherches.
AINSI,
après avoir exploré la nature des élémens, il
est facile d'approfondir les causes et de dévoiler les effets
des nombreux météores qui naissent et s'accroissent
dans les flancs des nuages, les flocons neigeux, les vents,
la grêle, les frimats, la gelée, dont le pouvoir durcit les
vastes flots, et comprime sous un frein la rapidité des
fleuves.
MAINTENANT, apprenons quelles causes font trembler
la terre; comme à sa surface le globe enferme dans ses
flancs des cavernes, des lacs, des gouffres qu'habitent
des vents impétueux, des pierres, des rochers, des fleuves
souterrains, dont les rapides torrens roulent des rocs
submergés. Car, la raison l'atteste, la terre, dans ses
profondeurs, ou à sa superficie, est partout semblable à
elle-même.
Si cette supposition est confirmée par sa vérité, les
tremblemens qui bouleversent la surface du globe sont
dûs à l'écroulement souterrain de quelques immenses cavernes,
que le temps parvient enfin à renverser. N'en
doute pas, des montagnes entières se brisent, tombent,
et leur choc horrible et prompt propage au loin ses longs ébranlemens. Tu le conçois, puisqu'un char, dont le poids
n'est pas énorme, fait trembler en roulant les édifices voisins
de son passage, et que d'impétueux coursiers, en traînant
rapidement les orbes de fer des roues étincelantes,
ébranlent et font retentir tous les monumens d'alentour.
PEUT-ÊTRE aussi, lorsqu'une énorme masse de terre
arrachée par le temps s'écroule dans de vastes et profondes
cavités remplies d'eau, l'oscillation des ondes
souterraines agite la surface du globe; tel un vase, plein
d'une eau bouillonnante, vacille comme elle, et ne reprend
son immobilité, que quand la liqueur a cessé ses
ondulations.
QUAND l'ouragan, couvé dans les flancs caverneux de
la terre, se précipite et tombe sur l'un de ses côtés, réunit
toutes ses forces dans de profondes cavités, du côté que le
vent presse de sa violence la terre penche; soudain
les édifices qui surchargent sa surface s'inclinent avec
elle ; leur cime est d'autant plus vacillante qu'elle avoisine plus
les cieux. Les poutres s'ébranlent, crient, se détachent,
nous menacent de leur chute; quand ces masses
énormes semblent prêtes à nous engloutir, on doute si la
nature n'a point enfin prescrit l'instant de la destruction
du monde. Et si les vents furieux n'étaient, pour ainsi
dire, contraints de reprendre haleine, aucun frein ne
pourrait captiver leur courroux destructeur; mais, toujours
agresseurs et toujours repoussés, ils respirent, et
passent alternativement de la lutte au repos. La terre
s'incline, et soudain se relève; perd l'équilibre, et le retrouve
par son ppids. Aussi, lorsqu'elle semble prête à
s'écrouler son courroux se borne à la menace ; c'est par cet entraînement que les édifices vacillent : l'oscillation
est considérable à leur sommet, moins grande à
leur centre, insensible à leur base.
PEUT-ÊTRE ces horribles ébranlemens sont-ils causés
par un vent impétueux, un souffle violent d'une force irrésistible, introduit tout coup des régions extérieures,
ou enfanté dans le sein même de la terre ; le tourbillon
s'engouffre dans de profondes cavités, envahit en tous sens
les antres souterrains, s'y roule et gronde impétueux,
presse le globe qui l'emprisonne, le brise, et s'échappe en
ouvrant d'immenses abîmes. Ainsi furent jadis englouties
Sidon dans les champs tyriens, Egine dans le Péloponnèse.
- Ce que Lucrèce rapporte de l'engloutissement d'Egine et de Sidon est confirmé en partie par Posidonius. Ovide raconte un événement semblable ; de pareils désastres se sont renouvelés depuis, et se reproduisent aujourd'hui même dans plusieurs parties de l'Italie.
Eh! combien de cités furent renversées par ces terribles
combats des vents qui bouleversent la terre! que de
villes populeuses, englouties par ces horribles déchiremens
de la terre, rentrèrent dans ses entrailles, ou s'abimèrent
avec leurs citoyens dans les profondeurs des mers?
Si le vent n'a pu rompre sa captivité, sa masse tumultueuse
se divise, et envahit les conduits sinueux de
la terre, qui, saisie d'un âpre frisson, tremble dans
toute sa surface. C'est ainsi que le froid en pénétrant
jusqu'au fond de nos corps, les contraint de frissonner.
Alors la terreur, sous divers aspects, épouvante les habitans
des cités; le toit qui les couvre, le. sol qui les
porte, les menacent à la fois; ils appréhendent que la nature
ne brise tout à coup l'édifice du monde, n'entr'ouvre
des gouffres immenses, et ne les comble des débris
de la terre et des cieux. La croyance de l'immortelle et
indestructible existence du monde les rassure vainement;
à l'aspect d'un péril si menaçant, ils craignent que la nature ne soit déchue de sa puissance ; que la terre, en
se dérobant sous leurs pas, ne s'écroule en tombant de
gouffre en gouffre; que sa chute n'entraîne, la destruction
du grand tout et que le monde entier ne devienne
un amas confus de ruines.
MAINTENANT, apprenons pourquoi les eaux de la mer
ne s'accroissent jamais. Quoi ! tant de torrens, de fleuves
divers s'y précipitent sans cesse; tant de flots pluvieux,
et d'orages, qui dans leur vol traversent les airs, et fondent
à la fois sur la terre et sur l'océan; quoi ! les sources
qu'elle-même recèle n'augmentent jamais la masse de
ses ondes ! Cesse de t'étonner : ces eaux réunies ne sont
dans les immenses gouffres des mers qu'une goutte insensible.
LE soleil, par son ardeur, pompe une immense partie
de ces eaux. Ses rayons brûlans, qui sèchent en un moment les
étoffes humectées, ne doivent-ils pas puiser des
flots de vapeurs, sur la vaste surface qu'embrasse le soleil?
A chaque place, sans doute, le tribut est modique,
mais, répétée sans cesse, cette évaporatipn devient immense
avec l'iminense espace;
D'AILLEURS, les vents peuvent, en balayant la plaine
liquide, emporter une grande partie de son onde, puisque
une nuit suffit à leur souffle, pour dessécher les chemins,
et durcir la fange humide.
DÉJÀ je te l'ai enseigné, les nuages attirent vers eux
la vapeur de la mer, et bientôt la dispersent de tous
côtés, en versant des flots de pluie; sur le globe, ou en
transportant leurs tourbillons nuageux dans les champs
aériens ENFIN, la terre, dont la substance est poreuse, environne
la mer, et la mer la ceint de toutes parts; ainsi
la mer, qui reçoit les ondes de la terre, lui restitué les
flots qui lui sont versés; ils s'infiltrent dans des conduits
souterrains, se dégagent de leur amertume; ils refluent
rassemblés vers la source des fleuves, et leurs ondes adoucies,
reparaissant à la surface de la terre, s'écoulent dans
les voies sinueuses que le sol entr'ouvre à leurs pas liquides.
MAINTENANT, pourquoi les bouches de l'Etna exhalent-elles,
par intervalle, d'épais tourbillons de flamme? je
vais le révéler. Ne crois pas que, environné par la terreur
et la destruction, un orage de feu, déchaîné sur
les champs de la Sicile, ait jadis, épouvanté les regards
des peuples d'alentour, et qu'à l'aspect de ces torrens de
flamme et de fumée jaillissant vers le temple des cieux,
prosternés, ils aient attendu, l'effroi dans le coeur, le nouveau désastre que méditait là nature.
POUR sonder un tel sujet, il faut d'un coup d'oeil pénétrant
embrasser les immenses parties de la nature;
songer que son ensemble est infini; que, dans son sein,
tout paraît s'effacer et se perdre; que ce vaste ciel n'est
qu'un point dans l'univers, et que, sur ce globe qu'il
habite, l'homme n'est qu'un atome imperceptible. Quand
ces vérités auront dessillé tes yeux, combien de phénomènes
cesseront de te paraître admirables !
AINSI, qui de nous s'étonne de voir la fièvre ardente
dévorer un faible mortel, ou la maladie accabler ses
membres endoloris ? Soudain ses pieds se gonflent, sa
dent est ébranlée par la douleur aiguë, la douleur envahit les yeux, le feu sacré s'embrase dans son sein, il
dévore ses membres. On voit ces maux sans surprise ;
l'habitude nous révèle les émanations dangereuses qui
s'échappent d'un grand nombre d'objets, et que des
exhalaisons de la plaine des airs ou d'un sol pernicieux
répandent et développent les germes des maux les plus
meurtriers. Crois donc que des confins de l'espace infini,
d'intarissables sources d'élémens funestes répandus
dans le ciel et sur la terre peuvent ébranler le globe
par des secousses soudaines, couvrir les champs et les
ondes de tourbillons destructeurs, entretenir les feux, de
l'Etna, et l'éternel embrasement de la voûte du monde.
Oui, le temple céleste peut aussi facilement s'embraser
en réunissant les semences de feu, qu'il peut receler les
torrens pluvieux dont il inonde la terre, quand il a rassemblé
sous sa vaste rotonde les flots d'humides vapeurs.
CES ardens incendies sonttrop immenses, me diras-tu?
Mais compare, pour juger : le premier fleuve qui frappe
nos yeux nous paraît le plus vaste des fleuves; un arbre,
un homme, tous les corps divers, quand nous n'avons
jamais rien connu de plus grand, nous semblent toujours
immenses et cependant, les plus vastes objets, le ciel
même, la terre, anéantissent leur immensité dans l'immensité
de l'univers.
MAIS,
révélons par quel pouvoir la flamme en sa
fureur s'élance des brûlantes fournaises de l'Etna. Les
flancs de la montagne se creusent, et sa base presse des
cavernes remplies de rocs et de pierres ; ces antres creux
sont habités pas les vents ; l'air circule, les parcourt sans
cesse; car le vent n'est que l'air agité. Quand cet élémeut redoutable s'est enflammé, et a transmis son ardeur
à la terre, aux rochers qui l'emprisonnent, il se
roule, les presse, en fait jaillir des flammes pétillantes,
des feux dévorans; furieux, il monte, s'élance dans les
vastes gorges de la montagne; de là, verse des torrens
de flammes et de cendres, et, parmi les tourbillons
d'une épaisse et noire fumée, il lance vers les cieux de
brûlans rochers, dont la pesanteur atteste la force et la
violence des vents.
D'AILLEURS, une partie de l'Etna est baignée par la
mer ; dans les profondes racines de la montagne elle brise
ses flots, les y précipite, et les ramène en bouillonnant.
Les cavernes s'étendent du rivage aux sommités du mont ;
quand les flots se retirent, les vents s'engouffrent dans
ces vastes soupiraux, et remontent jusqu'aux cimes,
c'est ainsi qu'ils lancent dans les airs des flammes, des
rocs embrasés, et répandent de tous côtés des nuages
d'un sable brûlant, qui s'échappe avec eux du haut de
ces vastes cratères (ainsi nommés par les anciens), de
ces gorges enfin, de ces bouches redoutables.
IL est des secrets de la nature, que l'on ne peut pénétrer
en n'indiquant qu'une seule cause ; il faut en offrir
plusieurs, pour y chercher la vérité. Ainsi, de loin, tu
vois cet homme inanimé étendu sur le sable : est-ce le
fer, la maladie, le poison, qui lui portèrent la mort? Il
est nécessaire d'énumérer toutes les causes mortelles,
pour trouver la véritable; la raison nous dit qu'une
seule a dû suffire : mais le témoin oculaire peut seul nous
la révéler avec certitude. Le même doute nous suit dans
l'explication d'un grand nombre de phénomènes. UNIQUE fleuve de l'Egypte, le Nil, chaque été, s'accroît
et l'inonde. C'est au milieu de la saison brûlante qu'il
submerge les champs. Dans ce temps, les vents Etésiens
raniment leur souffle, et peut-être, les Aquilons, se précipitant
à l'embouchure du fleuve, s'opposent à son
cours, l'enchaînent, envahissent son lit, et le contraignent
à remonter vers sa source. Oui, l'haleine de ces
vents rapides s'oppose à la pente du fleuve, puisqu'ils
s'élancent constamment des cieux hyperborées, et que les
flots du Nil sortent du fond des régions brûlantes où le
Soleil atteint la moitié de sa course, et verse à leurs
noirs habitans les torrens du feu qui les dévore.
PEUT-ÊTRE, dans ces temps où la mer, soulevée par
l'Aquilon, roule des sables, un vaste amas limoneux à
l'embouchure du fleuve lui oppose une barrière mouvante ; et dans leur lit, dont la pente est moins inclinée,
ses flotsi moins libres, s'amassent et s'épanchent sur
leurs rives.
PEUT-ÊTRE la pluie tombe plus abondante à la source
du fleuve, quand les vents Etésiens chassent les nuages,
et les rassemblent dans les régions du midi: ces nuages
s'entassent épaissis au sommet des hautes montagnes;
pressés par leur propre pesanteur, ils cèdent à cette
force, et tombent à grands flots.
PEUT-ÊTRE enfin, ces flots s'accroissënt-ils dans le fond
de l'Ethiopie : quand le soleil embrase toute la terre de
ses rayons dévorans, il fait descendre dans les vallons
les blancs tapis de neige qui couvraient les montagnes.
- Lucrèce assigne au débordement du Nil plusieurs causes, parmi lesquelles se trouve la véritable : les découvertes intéressantes,faites par les derniers voyageurs, prouvent que les débordemens de ce fleuve sont dus aux pluies considérables qui tombentà des époques fixes dans le vaste continent de l'Ethiopie. Cette digression sur le Nil offre des rapprochemens avec un passage de l'éloquent discours historique sur l'Egypte, dû au talent de M. Agoub.
POURSUIS, et maintenant interrogeons ces sombres
lieux, ces lacs, ces Avernes, que la nature a doués d'une pernicieuse influence. Ce nom d'Averne leur est imposé
par leur funeste effet sur les oiseaux. Quand les habitans
de l'air sont portés sur ces lieux, ils semblent oublier la
rame de leurs ailes, et replier leur voile emplumée.
Sans force, le cou amolli et penché, ils tombent précipités
sur la terre, si telle est la nature des lieux, ou dans
l'onde, si l'Averne contient un lac.
SUR le mont Vésuve, Cumes offre un lieu semblable.
Là des fontaines exhalent sans cesse en fumée la chaleur
de leurs ondes. Telles, d'autres fontaines jaillissent dans
les murs d'Athènes, au sommet de la citadelle, près du
temple de la sage déesse née du front de Jupiter : jamais
les rauques corneilles n'approchent de ces lieux, les sacrifices
fumant sur les autels, les invitent vainement;
elles ne redoutent point l'âpre colère de la déesse que
mérita leur perfide vigilance, chantée par les poètes de
la Grèce; mais la force de ces funestes exhalaisons suffit
pour les en écarter. On dit qu'aux champ de la Syrie
il est un autre Averne, que les quadrupèdes mêmes ne
peuvent aborder sans que la vapeur ne les étende sans
vie, comme des victimes immolées aux dieux Mânes.
La nature nous cache ces mystérieux effets, mais on
peut en dévoiler la cause. Le vulgaire voit dans ces antres
les portes des régions infernales; c'est par ces portes
que les sombres divinités attirent les âmes, qu'elles conduisent
aux rives de l'Achéron, comme le cerf aux pieds
ailés attire, dit-on, par son aspiratin rapide, les serpens
de leur repaire obscur. Mais, que la raison bannisse
loin de nous ces vaines erreurs, et mes efforts vont te
dévoiler ce sujet profond.
- Le mont Vésuve, à l'époque où écrivait Lucrèce, échauffait les sources voisines ; déjà il exhalait en fumée les matières volcaniques qu'il renfermait; il semblait préluder aux terribles éruptions qui, dans le siècle suivant, ensevelirent sous des torrens de lave et de cendre Herculanum, Pompeia et tant d'autres habitations, et donnèrent à Pline une mort qui a ajouté à la célébrité de son nom.
- La propriété que Lucrèce attribue ici au cerf, Pline l'accorde à l'éléphant, liv. II, c. 53.
SOUVENT,je l'ai dit, je dois te le répéter : dans les
flancs de la terre sont renfermés d'innombrables élémens
d'une forme variée. Les uns alimentent la vie des humains,
les autres causent leurs maux, ou hâtent leur trépas.
Ces nombreux élémens ont avec les divers animaux ou de la sympathie ou de l'aversion selon leurs rapports
avec la conformation des êtres animés, et la forme et la
figure des principes qui les composent. Les uns, ennemis
de l'ouie, en déchirent le canal sinueux; les autres,
par leurs émanations corrosives, offensent, l'organe de
l'odorat; quelques-uns portent la douleur par la rudesse
de leur contact, leur aspect repoussant, ou leur âcre
saveur. Enfin, l'expérience nous l'atteste, une foule d'objets
divers imposent à nos corps des sensations pénibles
ou douloureuses.
AINSI,
il est des végétaux dont l'épais feuillage exhale
des miasmes si pernicieux, que le voyageur ne
peut s'étendre sur le gazon, abrité sous leur ombrage,
sans qu'une vive douleur n'affaisse sa tête. Sur les hautes
cimes de l'Helicon, il croît un arbre dont la fleur tue à
l'instant l'imprudent qui la respire. Ces productions
sont enfantées dans les flancs de la terre ; c'est là que se
combinent une multitude de germes sous des formes innombrables;
ils présentent des alimens divers à l'instinct
de chaque espèce.
UNE lampe nocturne récemment éteinte affecte péniblement
les nerfs de l'odorat; sa vapeur assoupit l'homme,
le renverse comme frappé d'une secousse épileptique; la
femme tombe défaillante, son ouvrage imparfait s'échappe
de ses débiles mains, si elle respire le baume du castor, dans le moment où elle paie le tribut mensuel que lui
impose la nature. Combien d'autres substances, par leur
action secrète, rendent les membres lauguissans, et
viennent ébranler l'âme jusqu'au fond de sa retraite.
Enfin, si tu braves trop longtemps la chaleur du bain,
ou si tu t'y plonges lorsque ton sein est surchargé d'alimens,
crains de tomber évanoui dans cette onde fatale.
Avec quelle pénétrante activité la vapeur du charbon
s'insinue jusqu'au cerveau, si son ardent contact n'est
éteint par les flots d'une eau pure ! La saveur du vin
porte un coup mortel à l'homme dont une fièvre ardente
dévore les membres. Ne vois-tu pas fermenter dans le
sein de la terre la maligne vapeur du bitume et du
soufre? Vois-tu ces infortunés exilés de la lumière? ils
vont, chargés d'un fer mordant, déchirer les entrailles
de la terre; ils suivent d'un pas pénible les veines de
l'or et de l'argent; dans ces profondeurs, ils sont environnés
de mortelles vapeurs, qu'exhale le séjour des
riches métaux; leur visage est creux et livide, et de noirs
venins consument rapidement leur vie douloureuse : tant
la terre expulse sans cesse de ses flancs ces malignes
vapeurs dont elle remplit la surface et les plaines de
l'air !
AINSI les Avernes exercent un pouvoir mortel sur les
oiseaux, parce que, du fond de la terre, d'impures exhalaisons
s'élèvent dans une partie de l'air qu'elles enveniment.
Dès que l'oiseau traverse cette région aérienne,
dans les lacs invisibles son aile s'embarrasse; par le bouillonuement
entraîné dans le gouffre impur, il tombe
étendu; l'infecte exhalaison, plus proche et plus active, chasse de tous ses membres les restes de la vie: il n'éprouve,
à la première attaque, qu'un choc convulsif,
mais, une fois plongé dans, la source du poison, suffoque
par les émanations qui l'environnent, l'âpre douleur
lui arrache la vie.
PEUT-ÊTRE le bouillonnement de l'Averne raréfie tellement
l'air, entre sa surface et l'oiseau, que l'intervalle
n'est plus qu'un vide. Quand l'hôte aérien s'élance perpendiculairement
sur le gouffre, son aile s'ébat en vain
dans l'espace vide, l'air ne réagit plus, et ses efforts sont
impuissans. L'air, cessant de le soutenir, et son aile de
le diriger, il cède à son poids qui l'entraîné; il tombe,
et, plonge dans le vide, son âme par tous les pores se
dissipe et s'enfuit.
PENDANT l'été, l'eau des puits devient plus froide,
parce que la terre, raréfiée par la chaleur, dissipe largement
les semences des feux qu'elle renferme: ainsi,
plus sa surface s'échauffe et, plus les eaux qu'elle emprisonne
se refroidissent. Mais, quand sa superficie
est resserrée et durcie par le froid, chassées par cette
pression, les semences de feu, éparses dans le sol, se
concentrent et s'amassent aux sources des puits.
PRÈS du temple d'Ammon, il est, dit-on, une fontaine
dont l'onde, froide pendant le jour, s'échauffe
dans le cours de la nuit. L'ignorance lui accorde une
admiration imméritée : le vulgaire croit qu'à l'instant où
la nuit enveloppe la terre de ses voiles lugubres, le soleil,
de l'autre côté du globe, la pénètre de ses rayons
ardens. Combien cette erreur outrage la saine raison ! Quoi! ce soleil dont les rayons embrasent les cieux,
sans échauffer la surface des ondes, pourrait, sous nos
pieds, à travers l'immense épaisseur de la terre, plonger
ses traits brûlans, et faire bouillonner la source
des ondes? mais, à peine ses rayons ardens pénètrent-ils
à travers les murs de nos demeures.
QUELLE en est donc la cause? écoute. La terre autour
de cette fontaine, est plus poreuse que dans les autres
lieux, et se charge plus abondamment.de semences de
feux. Lorsque la nuit enveloppe le globe de ses ombres
humides, la terre refroidie se contracte, comme si son
argile se comprimait sous la main; cette pression fait
refluer dans l'intérieur de la fontaine toutes les particules
du feu souterrain qui empreint l'onde de cette chaleur
que nous révèlent le goût et le toucher; et, dès que
les premiers rayons du jour entr'ouvrent les pores de la
terre raréfient son tissu qu'ils échauffent, les semences
de feu reprennent leur place acccutumée, et la chaleur
de l'eau passe dans la terre épanouie. Telle est la cause
du refroidissement de la fontaine pendant que le jour
brille.
- Cette fontaine est celle de Jupiter Dodonien, et que Pline décrit
en ces termes. Hit. nat., liv. 11, ch. 103 :
« La fontaine de Jupiter, à Dodone, quoiqu'assez froide pour
éteindre les flambeaux allumés qu'on y plonge, a pourtant la propriété
de les rallumer quand on les en rapproche. »
D'AILLEURS, la vapeur de l'eau frappée par les rayons
du soleil, et raréfiée par leurs traits étincelans, laisse
évaporer les semences ignées qu'elle enferme; telle on la
voit souvent expulser la froidure de ses flots, et briser
le frein de glace qui les captivait.
IL est aussi une fontaine froide au toucher, et qui enflamme
l'étoupe qu'on jette dans ses eaux ; elle allume
ainsi un flambeau: il resplendit en flottant, partout où l'air nourrit sa lumière. Sans doute l'onde de cette source
amasse de nombreuses semences de feu, et surtout reçoit
du sol qui environne son lit une foule de molécules embrasées
qui s'élèvent, se dégagent de l'eau où elles étaient
dispersées, remplissent l'air d'alentour; dénuées de consistance,
et faciles à s'évaporer, elles sortent de l'onde
sans l'échauffer.
UNE impulsion secrète contraint sans doute ces semences
disséminées à s'élever en s'agglomérant à la surface de
l'onde. C'est ainsi que la source Aradienne, en jaillissant
de la profondeur des mers, écarte de ses flots toujours
purs l'amertume qui les environne. C'est ainsi que, dans
différentes régions, surgissent, au milieu même des
flots salés, des ondes douces et pures, qui s'offrent à
l'ardente soif des nautonniers. C'est par un semblable
jeu de la nature que les semences de feu filtrent à travers
les ondes et s'élancent au dehors, se réunissent, et
dévorent la substance étoupeuse, et les flambeaux où
elles s'attachent; elles les embrasent avec rapidité, car
l'étoupe et les flambeaux renferment un grand nombre
de germes inflammables.
RAPPROCHE de la lumière la lampe nocturne qui s'éteint
à peine, elle ressaisit la flamme avant même de la
toucher. Un flambeau produit le même effet. Eh ! combien
d'autres corps, avant d'avoir éprouvé le contact
du feu, s'enflamment en éprouvant de loin l'impression
de la chaleur ! C'est par de semblables exemples que l'on
peut révéler le phénomène de cette onde.
RECHERCHONS maintenant par quel attrait constant la nature unit le fer à la pierre magnétique; c'est ainsi que
l'appellent les Grecs du nom des Magnésiens, qui la possèdent
dans leurs champs.
CETTE pierre nous inspire de l'admiration ; elle forme
une chaîne d'anneaux attaches sans aucun lien. Au nombre
de cinq, quelquefois plus, les chaînons,
descendus
directement, et suspendus les uns sur les autres, flottent
mollement agités, en se communiquant la puissance
sympathique de l'aimant, tant il leur insinue sa force
attractive.
- L'aimant fut et dut être longtemps une merveille pour les hommes. Les anciens n'avaient trouvé cependant qu'une partie de ses propriétés; elles sont si connues, qu'il est inutile d'en offrir l'explication; je remarquerai seulement qu'au temps de Lucrèce, une partie de l'enthousiasme pour cette pierre existait encore ; c'est à cette raison qu'on doit attribuer la peine qu'il se donne d'en expliquer si longuement la nature et les effets. Cependant les commentateurs reconnaissent qu'une partie de ce passage a été supprimée; et en effet Lucrèce, après avoir accumulé tant de notions préliminaires, semble atteindre la conclusion un peu brusquement. Le Blanc de Guiîlet, s'appuyant sur les réflexions de Gassendi, a imaginé de suppléer à la lacune qu'il croyait remarquer dans Lucrèce par des vers latins de sa façon, qu'il a interpolés dans le texte pubbé en 1788. L'entreprise était bizarre et hardie; malheureusement Apollon ne favorisait pas plus ce poète en latin qu'en français. Loin de chercher à ajouter des vers à cette partie du poëme, il faudrait souhaiter que Lucrèce fût arrivé plus promptement aux admirables passages qui terminent ce dernier chant. Epicure, dit Creech, expliquait la force magnétique de deux manières. Il est étonnant que Lucrèce n'en donne qu'une. Il se peut pourtant qu'ilies ait données toutes les deux, et qu'il s'en soit perdu une par la négligence des copistes. Gassendi développa l'idée de Lucrèce sur le magnétisme.
AVANT de dévoiler de semblables phénomènes, il faut
en approfondir toutes les causes possibles; il faut suivre
de longs détours à pas douteux, avant de pénétrer jusqu'à
la vérité. Viens donc, avec une nouvelle ardeur,
Memmius, me prêter une oreille attentive.
SOUVIENS-TOI que, de tous les corps visibles à nos regards,
d'abondantes émanations s'échappent, coulent sans
cesse, et nous font éprouver le sentiment de la vue. Les
odeurs ne sont aussi que les émissions continuelles de
certains corps. Le froid naît des eaux, la chaleur du soleil;
une vapeur saline, émanée de la surface de la mer,
ronge les édifices voisins. Si nous portons nos pas sur
ses rivages, une humide amertume vient irriter nos
lèvres. Des sons divers, exhalés de tous les corps, sans
cesse voltigent dans l'espace, et frappent notre oreille.
Si, près de nous, on broie l'absinthe, nous en ressentons
l'âcreté. Il s'écoule donc de tous les corps une inépuisable
source d'émanations diverses; elles se répandent de
tous côtés, et jamais ne tarissent ni ne se reposent. Puisque nos sensations sont incessables, nous pouvons
en tous temps voir, entendre, odorer.
RAPPELONS-NOUS à quel point tous les corps sont
poreux, car maintenant je reviens au principe que déjà
ma Muse t'a révélé ; seul, il peut nous conduire aux
grandes vérités que nous cherchons ; il se lie si étroitement
au phénomène magnétique, que je dois affirmer
une seconde fois que de tous les corps, il n'en est aucun
dont le tissu ne soit mêlé de vide.
Vois d'abord la voûte pierreuse des grottes distiller
goutte à goutte l'eau qui s'infiltre dans les rochers ; de
même la sueur, pour s'échapper, se fraie une issue dans
toutes les parties de nos corps. La barbe et le poil végètent
et croissent en de secrets canaux; les alimens, infiltrés
de veine en veine, nourrissent les parties les plus
extrêmes de nos corps, et font croître même le tissu des
ongles. La chaleur et le froid pénètrent l'airain; nous
éprouvons leur atteinte à travers l'or et l'argent, quand
notre main presse la coupe pleine. Le bruit vole à travers
les pierres de nos demeures; les odeurs, les exhalaisons, la froidure, la chaleur, pénètrent nos murailles ;
leur aiguillon perce l'armure de fer qui protège le corps
du guerrier. Et les germes de nos maladies ne nous
sont-ils point transmis des lieux lointains? enfantée dans
les flancs de la terre, dans les champs aériens, la foule
des maux contagieux s'élève, parcourt et les cieux et
la terre; formées en un moment, ces tempêtes grondent,
frappent, et soudain se dissipent. Tant les corps,
tu le vois donc, renferment le vide dans leur tissu.
LES émanations des corps diffèrent dans leurs qualités et leurs effets ; ils n'ont point la même analogie avec les
objets qu'ils affectent. Si le soleil brûle et durcit la terre,
il fond la glace, et précipite en torrens les neiges qui couronnent
les montagnes; la cire se liquéfie sous ses rayons
ardens. Le feu transforme l'or et l'airain en de brûlans liquides ; il contracte et dessèche les chairs et la peau ; le
fer sort amolli de la fournaise, il acquiert une dureté
nouvelle en se plongeant dans l'onde. Au contraire, le
feu durcit les chairs et la peau, et l'eau les assouplit.
L'olivier plaît aux chèvres barbues ; son suc semble les
abreuver d'ambroisie et, de nectar, et rien ne révolte
plus le palais de l'homme que l'amertume de ses feuilles.
Le pourceau fuît la marjolaine; il craint son doux parfum
qui pour lui se change en poison, tandis que son
odeur suave ranime souvent nos forces défaillantes; et,
dans celle fange qui nous inspire de l'horreur, l'immonde
quadrupède se roule insatiable, et semble se délecter
dans un bain voluptueux.
AVANT d'atteindre mon but, je dois te révéler une
utile vérité. Tous les corps renferment des interstices
nombreux, mais ces interstices ne sont pas uniformes;
chacun d'eux reçoit de la nature des emplois divers ; elle
façonne les sens de l'être animé, selon l'usage qu'elle
leur destine. Les sens se transmettent par de sinueux conduits;
les parfums, les saveurs trouvent des voies analogues
à leur essence; il est des émanations qui transpercent
les rochers, la pierre et le bois : les uns traversent
l'or, s'insinuent dans l'argent; d'autres se fraient un
passage, et coulent à travers les pores du vrerre. Car tu vois les images s'introduire par les interstices du verre,
et la chaleur à travers les métaux. Enfin, les émanations
pénètrent les corps avec une vitesse inégale; je l'ai déjà
prouvé, cette différence est due à la variété infinie que
la nature établit entre les tissus poreux de tous les corps.
CES premières vérités ainsi posées sur de solides fondemens,
il est facile d'y découvrir la vérité que nous
cherchons. Le secret de la sympathie du fer et de l'aimant
se révèle ainsi de lui-même. D'abord, de la substance
même de la pierre il émane sans cesse d'innombrables
corpuscules, ils forment une vapeur qui, par ses coups
fréquens, raréfie l'air contenu entre le fer et l'aimant.
Par ce combat, l'intervalle reste vide; soudain les élémens
du fer s'y précipitent sans se désunir, le corps de
l'anneau est souvent entraîné tout entier dans la même
direction. Car il n'est point de corps dont les élémens se
lient, s'entrelacent plus étroitement que ceux du fer;
inaccessible à la chaleur, le solide tissu du métal le laisse
toujours glacé. Ne sois donc pas surpris que l'essor de
ses nombreux élémens vers le vide communique l'impulsion
au chaînon entier. Le premier anneau s'élance
jusqu'à la pierre même, il s'unit avec elle par d'invisibles
liens. Les émanations de l'aimant jaillissant dans
toutes les directions, forment le vide dans la sphère qui
l'entoure; les anneaux voisins, chassés par des impulsions
extérieures, s'élancent aussitôt dans l'espace raréfié,
car leur propre tendance ne les élèverait point
ainsi dans l'air. Une autre cause favorise leur direction,
accélère, leur essor : à peine l'air est-il raréfié et le vide formé au dessus de l'anneau, que l'air inférieur de l'autre
côté presse et chasse l'anneau. En effet, tous les
corps sont incessamment battus par l'air qui les environne
; mais ces chocs font avancer l'anneau ; chassé
d'en bas, il trouve au dessus de lui un vide pour le recevoir;
quand l'air s'est insinué dans tous les pores du
métal et qu'il a pénétré ses élémens les plus subtils, il
le pousse et le dirige, comme le vent enfle et, presse la
voile des vaisseaux.
Tous les corps enfin doivent renfermer le vide, parce
que tous sont poreux et environnés de l'air qui les frappe
sans cesse. Ce fluide subtil, caché dans le fer même, lui
communique le mouvement continuel dont il est agité,
il ébranle donc l'anneau intérieurement, et facilite son
essor en se portant ensemble vers le vide où tendent ses
efforts.
QUELQUEFOIS le fer s'éloigne de l'aimant, quelquefois
par un mouvement alternatif il l'évite et le suit. J'ai vu
les menus fragmens d'un fer de Samothrace s'agiter
dans un vase d'airain suspendu sur l'aimant. Le fer tressaillait,
semblait impatient de fuir la pierre. Tant la
seule interposition de l'airain excitait leur antipathie.
La cause en est simple : les émanations de l'airain s'emparent
alors les premières de tous les pores du fer ; en
leur succédant, les émanations de l'aimant trouvent les
issues remplies; elles en disputent l'entrée, et contrariées dans leur essor, elles sont contraintes de se précipiter
sur la superficie du fer, de le heurter, et de le soulever
par des efforts tumultueux. Telle est la cause de
l'agitation, que l'aimant fait au métal à travers l'airain
qui s'oppose à leur union.
ENFIN, cesse de t'étonner si l'aimant n'exerce point
son pouvoir magnétique sur tous les corps : il est des
corps que leur poids rend immobiles, tel est l'or. Dans
les larges, interstices du bois, les émanations s'insinuent
et s'échappent sans l'agiter. Moins pesant que
l'or, plus resserré que le bois, le fer seul peut être ému
par les émanations de l'aimant, quand les corpuscules
de l'airain en l'emplissent les issues.
D'AILLEURS, cet attrait sympathique n'est point rare
dans la nature, il est facile de citer de nombreux exemples
de l'intime union des corps. Vois les pierres unies
par la seule force de la chaux. Les nerfs glutineux du
taureau mis en fusion lient si étroitement de légères
pièces de bois, que ses parties ligneuses se rompraient
plutôt que ce factice assemblage ne briserait ses liens. Le
nectar de la vigne se plaît à se confondre au cristal des
fontaines; pour s'y mélanger, la poix est trop pesante,
l'huile est trop légère. Quand la laine s'est empreinte
de l'éclat de la pourpre, pour lui rendre sa couleur primitive,
en vain Neptune lui prêterait le secours de ses
flots, en vain l'océan lui verserait toutes ses ondes.
Enfin, l'or, par la fusion, s'incorpore à l'argent; aidés
par l'étain, le cuivre et l'airain s'identifient. Combien de
semblables mélanges pourrais-je te citer? Mais pourquoi donc poursuivrais-je? pourquoi consumer le temps
pour une oeuvre inutile? le terme approche, un seul
principe me tiendra lieu de faits nombreux. Quand deux
corps divers dans leurs tissus et dans leurs formes se
rencontrent, et que les éminences de l'un répondent
aux cavités de l'autre, ils contractent une intime union,
et se lient, pour ainsi dire, par de nombreux anneaux,
par des crochets repliés : tels sent les liens qui tiennent
le métal suspendu à l'aimant.
J'ABORDE maintenant les causes de ces maux contagieux,
de ces fléaux meurtriers qui tout à coup frappent
la terre et livrent à la mort la foule des hommes et des
troupeaux. Souviens-toi qu'un nombre infini d'élémens
variés flottent dans l'atmosphère; les uns sont les réparateurs
de la vie, les autres enfantent les douleurs et
la mort : quand ces funestes élémens se rassemblent, ils
corrompent les airs. Alors des maux contagieux, des
miasmes empestés volent comme les nuages qui couvent
les tempêtes, et, des climats étrangers, s'élancent
vers nous sur les ailes des vents; ou bien ils s'exhalent
de la terre fangeuse quand la pluie surabonde et fermente
avec l'ardente chaleur du soleil dans les glèbes
putréfiées.
NE vois-tu pas aussi combien le changement de l'air
et des eaux exerce d'empire sur nos corps. Vois-tu ce
voyageur languir exilé des champs paternels? c'est que
loin de la patrie il ne respire plus l'air accoutumé.
Quelle diversité de climats ! du rivage des Bretons au
ciel de l'Egypte où claudique l'essieu du monde,
- Lucrèce fait entendre que l'axe du monde, qui s'élève, selon lui, dans la partie septentrionale et s'abaisse dans la méridionale, commence à s'incliner en Egypte.
des
rives de l'Euxin à ces vastes régions qui s'étendent de Gades jusqu'aux nations noircies par les rayons dévorans
du soleil ! quel contraste entre ces climats éclairés
par des cieux divers, soumis à des vents opppsés, et
qui diffèrent à la fois par le sol, par la forme, ou la couleur
des habitans, et par les maux divers que la nature
leur impose!
L'HORRIBLE éléphantiasis est enfanté sur les bords du
Nil, au milieu de l'Egypte, et n'apparaît dans nul autre
climat; l'Attique glace la vigueur des jambes; sous le
ciel achéen la vue s'affaiblit : chaque organe dans d'autres
contrées trouve d'autres ennemis ; les champs aériens produisent ces maux divers lorsque rempli de
miasmes pernicieux, l'air d'un. climat étranger se déplace,
s'avance vers nous ; ses flots, comme d'épais nuages, se traînent lentement ; ils corrompent les régions
aériennes, qu'ils traversent, ils envahissent enfin notre
ciel, se mêlent à l'air que nous respirons, le souillent
de leur venin. Tout à coup ce fléau empesté se répand
sur les eaux, s'attache aux moissons, se mêle aux alimens
des hommes, aux pâturages des troupeaux; quelquefois,
son vol le retient suspendu dans les airs : alors
dans le fluide qu'il a corrompu nous respirons la mort.
La contagion frappe à la fois le boeuf laborieux et les
troupeaux bêlans. Il importe donc peu à nos destins de
nous transporter sous un ciel inconnu, de parcourir des
climats dangereux, si la nature livre notre sol paternel
à ces soudaines irruptions qui enfantent la douleur et le
trépas. TELLE jadis, enfantée par ces mortelles vapeurs, la
contagion frappa les champs malheureux où régna Cécrops,
rendit les chemins déserts et dépeupla les cités :
s'élançant des derniers confins de l'Egypte, elle s'éleva
dans les airs, franchit les campagnes flottantes des
mers, et tomba sur le peuple de Pandion. Tout devint
en un moment la proie de la douleur et de la mort.
Avant-coureur du mal, un feu dévorant embrase la
tête, les yeux rougissent étincelans, le gosier est inondé
d'une sueur de sang noir, le chemin de la voix se resserre, fermé par de brûlans ulcères; la langue, cette
agile interprète de la pensée, immobile, pesante, souillée
de sang, roidie par la douleur, est rude au toucher.
Mais lorsque du gosier le venin rongeur s'est précipité
dans la poitrine, et bouillonne autour du coeur endolori,
tous les ressorts de la vie se brisent à la fois : un souffle infect, semblable à l'odeur d'un cadavre putréfié,
s'exhale de la bouche. L'esprit perdait toutes
ses forces, et le corps, abattu, déjà touchait au seuil de
la mort. A ces intolérables douleurs s'unissait une
anxiété continuelle; le jour, la nuit, des cris, des gémissemens,
des sanglots convulsifs irritaient les nerfs,
raidissaient les membres, en détendaient les ressorts, et
déjà les malheureux succombaient harassés. Cependant
l'extrémité des membres n'était point brûlante, et ne
laissait qu'une impression de tiédeur à la main qui les
touchait, mais le corps tout entier était rouge : il semblait
que ses ulcères renfermaient des flammes, ou que
le feu sacré s'allumait dans les membres. Une active
chaleur calcinait et brûlait les os, la flamme rugissait dans la poitrine comme dans une vivante fournaise.
Les tissus les plus légers étaient de pesans fardeaux pour
leurs membres; sans cesse ils s'exposaient à l'air et à la
froidure. Poussés par l'ardente douleur, les uns plongent
leurs membres dans une onde froide ou se précipitent
nus dans les fleuves glacés ; les autres, se roulant
vers les fontaines, tendent une bouche béante, mais une
goutte insensible ou des flots abondans trompent également
leur inextinguible soif. Toujours la douleur, jamais
de repos : leurs membres ne peuvent suffire à ces
assauts redoublés. L'art, près d'eux, balbutiant, reste
muet d'effroi. Leurs jeux ardens, que le sommeil ne
ferme jamais pendant les nuits, roulent dans leurs sanglans
orbites. La mort leur apparaît sous toutes les
formes les plus hideuses ; leur âme est bouleversée par la
crainte et le désespoir. Sur les yeux hagards et furieux,
le sourcil hérissé se fronce, l'oreille est sans cesse déchirée
par d'aigres tintemens ; leur haleine tantôt s'exhale
lentement, tantôt sort brusque et précipitée. Sur
le cou ruisselle une gluante sueur; la salive appauvrie,
amère et jaunissante, s'arrache péniblement du gosier
déchiré par une toux convulsive; les nerfs de leurs
mains s'étendent, se raidissent; leurs membres frissonnent,
et par degrés le froid mortel, des pieds qu'il a glacés, s'étend sur le corps entier ; les narines se resserrent affilées;
la peau est froide, et rude, les tempes s'enfoncent,
le front tendu se gonfle, les yeux se creusent, les lèvres
se contractent par un rire hideux : bientôt ils expirent,
et le huitième ou le neuvième soleil voit éteindre la
dernière lueur du flambeau de leur vie. Si par les profonds ulcères s'échappaient les flots du noir venin, la
victime écartait le péril présent, mais la mort demeurait
pour la ressaisir. Un sang fétide à gros bouillons
s'écoulait des narines, et la tête éprouvait d'affreuses
douleurs; avec ces flots impurs, toutes leurs forces s'échappaient.
Mais si l'horrible maladie, prenant un autre
cours, ne se résolvait point en humeurs sanglantes,
elle frappait les nerfs, s'emparait des membres, et pénéirait
jusqu'aux organes propagateurs de la vie. Les
uns, pour s'éloigner du seuil de la mort, livraient au
fer tranchant la plus noble partie de leur être. Les autres
sacrifiaient leurs yeux, gisaient les pieds et les
mains tranchés; cependant, ils s'attachaient encore à
la vie : tant est puissante la crainte de la mort .Pour
quelques-uns, le souvenir s'éteignait; le passé s'effaçait;
eux-mêmes, ils s'ignoraient, ne se connaissaient
plus. Privés de sépulture, les cadavres amoncelés couvraient
en vain la terre : les oiseaux dévorans, les quadrupèdes
voraces fuyaient leur vapeur immonde; s'ils
osaient y toucher, la langueur et la mort succédaient
au repas infecté. Jamais les oiseaux ne sortaient impunément
de leur profonde solitude. La nuit, les bêtes féroces
ne s'arrachaient point à leurs forêts. Tous, frappés
par la contagion, languissaient et mouraient. Les
chiens surtout, ces serviteurs fidèles, sur les pavés des
rues déposaient leur vigueur souffrante, jusqu'à ce que
l'âpre douleur, frappant leurs membres convulsifs, en
arrachât la vie. Sans ordre, sans pompe, se pressaient
de vastes funérailles. L'art, toujours incertain, se trompait
dans ses secours : le même breuvage qui avait permis à celui-ci de contempler encore l'aspect du temple
des cieux/précipitait celui-là vers les portes de la mort.
MAIS ce qui rendait plus déplorables les tourmens;
de ces malheureux, l'espérance s'exilait de leur coeur.
Dès que le mal affreux les saisissait, comme des criminels
condamnés, leur âme et leur coeur, plongés dans
un sombre abattement, n'attendaient que la mort : toujours
ils la voyaient; leur âme s'enfuyait en la redoutant.
Les funérailles sans cesse suivent les funérailles. L'insatiable
contagion
rapide, vole de corps en corps. Ceux que
la soif de la vie éloigne de leurs amis souffrans, en vain
se dérobent au trépas; bientôt subissant une mort honteuse, abandonnés à leur tour, privés de soins, ils meurent
oubliés comme les vils troupeaux. Hélas ! ils succombaient
aussi, ceux qui, bravant le monstre contagieu ,
supportaient la fatigue du devoir, mêlaient des mots
consolans et doux aux plaintes de leurs anus mourans.
Tel était le sort des hommes les plus vertueux : après,
avoir confié à la terre la foule nombreuse de leurs parens,
de leurs amis, sous leur toit solitaire ils rentraient les larmes
dans les yeux, la douleur dans le coeur, s'étendaient
sur leur couche, se désolaient et mouraient. Partout des
morts, des mourans, des malheureux qui gémissaient.
Le gardien des troupeaux, le robuste laboureur sont
aussi frappés par l'horrible fléau ; il les poursuit jusqu'au
fond de leur chaumière : la pauvreté rend les maux plus,
douloureux et la mort plus inévitable. Là
, sur les cadavres
de leurs fils, s'entassent les corps des pères expirans ;
ici, les faibles enfans exhalent leur dernier souffle en
pressant le sein d'un père ou d'une mère qui ne sont plus, La contagion semble s'élancer du fond des campagnes
avec la foule des villageois qui se précipitent vers la cité
pour implorer un asile. Ils remplissent tous les lieux,
les vastes édifices et les toits domestiques ; ils semblent
s'amonceler pour mieux assurer les coups de la mort.
Un grand nombre expire étendu sur le pavé, dévoré de
soif. Les uns en se roulant se traînent jusqu'aux fontaines,
hument l'eau qui coule entre les pierres, et meurent
suffoqués par cette onde trompeuse. Les places publiques,
les chemins sont couverts de corps demi vivans,
dont les membres affaissés, à peine enveloppés de grossiers
lambeaux, se résolvent en humeurs fétides et sanglantes;
les os ne sont recouverts que d'une peau livide,
et parsemée d'ulcères noirs semblables à ceux dont la
corruptipn couvre les cadavres arrachés aux sépulcres.
LES édifices sacrés, les autels des dieux sont encombrés
des impures dépouilles de la mort. C'est là que les
gardiens des temples ameneèlent les cadavres : les soins,
les respects religieux sont bannis par l'effroi. La douleur est le seul sentiment qui reste dans ces lieux; les
antiques solennités des funérailles sont dédaignées ;tout
frémit d'horreur, tout s'abandonne au trouble. Au milieu
du désastre, chacun se hâte d'ensevelir au hasard
les cadavres qui l'entourent. L'indigence et la nécessité
inspirent d'horribles violences. En poussant des
clameurs menaçantes, on jette
sur les bûchers préparés
par des mains étrangères lés corps de ses parens, on y
porte la flamme, on l'entretient en combattant : le sang
coule, et le meurtre souille les pompes de la mort.
- Les symptômes de cette affreuse maladie n'ont presque aucune analogie avec les maux contagieux dont le globe éprouve encore le ravage ni avec l'espèce de peste, vulgairement appelée fièvre jaune jaune. Le docteur Bailly, dans son excellent ouvrage sur la maladie analogue qui règne en Amérique, compare méthodiquement la peste de l'Attique, décrite par Thucydide, et la maladie qui se manifesta aux Antilles, et dont le savant Français, que nous citons, a été longtemps témoin. Thucydidene parle ni d'hémorrhagie, ni de jaunisse, ni de lombago, ni de déjections noires, symptômes marquans qu'il n'aurait pas omis s'ils avaient existé.
FIN DE L'OUVRAGE